- Et maintenant nous savons ce que ses sbires - et peut-être lui en personne ! - cherchaient chez vous. Pourquoi ne m'avez-vous pas dit que vous possédiez la fameuse Toison d'Or?

Batz haussa les épaules :

- Cela ne me paraissait pas indispensable. Chez les amis les plus sûrs il peut toujours y avoir une oreille qui traîne et vous savez comme moi quelle folie peuvent déchaîner les trésors ? Et ce joyau en est un à lui tout seul. Une pure merveille !

- ... dont il faut vous débarrasser au plus vite si vous ne voulez pas y laisser la vie - ce qui vous indiffère -, mais surtout celle de Marie et de ceux qui vous sont chers. Vendez-la ou plutôt démontez-la et vendez les pierres principales : vous en tirerez plus d'argent! Le seul diamant de Louis XIV doit vous rapporter une fortune et vous en aurez besoin. Il vous reste, n'est-ce pas, un roi à sauver ? Et celui-là est si petit, si fragile ! Il faut lui faire quitter la France au plus vite !

- Vous avez raison et je suivrai votre conseil. Mais, me direz-vous où je peux trouver Antraigues ? Cette taverne où fréquente Marco Filiberti?...

Le Noir se leva et vint jusqu'à son jeune ami sur les solides épaules duquel il posa ses mains encore fortes :

- Non. Vous perdriez trop de temps à le chercher et un coup de couteau entre les épaules est vite arrivé... Partez pour l'Angleterre sans trop vous cacher! Vous pourriez le laisser entendre chez Corazza... Naturellement, votre route sera celle de Boulogne ou de Calais. Et faites partir les pierres dans les bagages de quelqu'un d'autre qui prendra un autre chemin. Pourquoi pas la Normandie ou la Bretagne, et Jersey par exemple ?

- Je rentre, fit Batz en sautant sur ses pieds. Ce soir vous aurez votre liste. Et... merci du conseil ! Je crois que je vais le suivre.

- Laura, dit Batz, je songe à accepter l'offre que vous m'avez faite l'autre jour au sujet de la Toison d'Or...

La jeune femme leva la tête. Assise au chevet de Marie qui se remettait avec peine de l'épreuve subie pendant l'exécution du Roi, elle brodait des mouchoirs qu'elle destinait à son amie.

- Gagner l'Angleterre en passant par la Bretagne ? Bien volontiers.

Marie tressaillit et, tout de suite, protesta :

- Une pareille traversée ? En cette saison ? Mais c'est de la folie ! En admettant que vous n'y laissiez pas la vie, vous serez malade à mourir... Jean ! Comment osez-vous lui demander de s'exposer ainsi ?

- Je n'ai pas le choix, fit Batz en haussant les épaules. Il faut que ce sacré joyau - tout au moins les deux pierres principales ! - quittent la France pour être vendues en Angleterre. Je viens de perdre un roi mais j'en ai un autre à sauver et nous avons besoin de beaucoup d'argent.

- Sans doute, mais...

- Laissez-moi finir! Je vais partir en même temps que notre amie et je me dirigerai, presque ostensiblement, vers Boulogne où j'ai des possibilités de passage. Ceux qui veulent s'approprier la Toison vont se lancer sur mes traces tandis que Laura voyagera tranquillement, protégée par son passeport américain et...

- Mais, sacrebleu, il ne la protégera pas de la tempête, des écueils, des naufrageurs, que sais-je encore ? Batz regarda son amie avec stupeur, puis éclata de rire :

- Faut-il que vous soyez bouleversée, mon cour, pour jurer je ne dirai pas comme un chaire- ' tier mais comme un... gentilhomme!

- Je le suis, en effet ! Ce projet est insensé, cruel même ! Si vous le maintenez je partirai avec Laura !

- Il n'en est pas question, mon ange ! La Grand-maison doit rester... à la maison où j'ai grand besoin d'elle. En outre, son charmant visage est assez connu à travers la France où elle s'est produite à Rennes, par exemple. Non, vous resterez.

- Mais enfin comprenez-moi! Vous d'un côté, Laura de l'autre et tous les deux au péril de la mer, je ne vais plus vivre !

Il se pencha vers elle pour l'embrasser, froissant dans sa fougue la charmante fanchon de dentelles qui auréolait le joli visage.

- Vous auriez tort! Il vous faut au contraire offrir un visage souriant, exempt de soucis. Vous me connaissez capable de me tirer des pires traquenards. Quant à Laura, ou je me trompe fort ou elle ne partira pas seule !

En effet quand, le soir même, il exposa son plan devant Pitou et Devaux, le journaliste prit feu :

- Vous ne pensez pas sérieusement à laisser Miss Adams faire seule un pareil voyage ? Je ne le permettrai pas !

- Vraiment? fit Batz en tripotant sa crème au chocolat d'une cuillère négligente. Et que proposez-vous?

Colère et émotion mêlées, Pitou devint rouge comme une pivoine.

- De l'accompagner, tout simplement ! Et vous auriez dû y penser : un garde national passe partout!

- Et à Jersey vous serez exécuté ! L'île sert de base à l'Agence anglaise que dirige le duc de Bouillon. Il vous fera cuire en pot-au-feu avec une affreuse sauce à la menthe ! fit Batz en riant.

- Je suis trop coriace pour eux... et j'ai appris de vous la manière de changer d'apparence, de nom et de personnalité. Et là, ce sera facile puisque j'en ai deux : je serai Ange Pitou, journaliste royaliste...

- Je n'en doutais pas un seul instant et, si vous voulez tout savoir, j'étais certain que vous feriez cette proposition. Maintenant, parlons sérieusement! Nous sommes mercredi. La diligence pour Rennes avec correspondance pour Saint-Malo part de la Poste aux chevaux, tous les dimanches à cinq heures du matin. Vous la prendrez. Je suis désolé, ma chère Laura, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune femme, de vous imposer cette corvée : un voyage en diligence est long et pénible, mais vous y serez plus en sécurité que dans une voiture particulière toujours plus ou moins suspecte.

- C'est sans importance, croyez-le bien ! Et puis Pitou me distraira, ajouta-t-elle en souriant au jeune homme qui rougit de plus belle !

- Parfait. Nous verrons à trouver une raison valable de ce voyage à indiquer sur votre passeport. Le plus simple sera, je crois, que vous rejoignez des compatriotes installés là-bas. Il y en a au moins un couple. A présent, attendez-moi !

Quand il revint après quelques minutes, ce fut pour déposer la Toison d'Or de Louis XV au milieu de la table où les flammes des bougies firent jaillir des fulgurances diversement colorées. L'effet était magique et tous contemplèrent la merveille avec un respect quasi religieux. Même si elle avait été créée pour un souverain aux mours dissolues, même si l'ordre de chevalerie voulu par un duc de Bourgogne avait cessé d'être français, elle n'en demeurait pas moins, à leurs yeux, le symbole éclatant de la splendeur évanouie de la couronne de France. Le soupir de Batz trouva un écho dans le cour de tous :

- Il faut démonter le grand diamant bleu et le rubis Côte de Bretagne, dit-il. Je pense, mon cher Devaux, que vos doigts habiles sauront mener à bien cette tâche délicate. Ensuite, on les coudra dans un ourlet de la robe de Laura...

- Je le ferai, dit Devaux. Sans le moindre plaisir, comme vous l'imaginez, mais si je peux me permettre un conseil, mon cher baron, c'est de ne pas mettre tous vos oufs dans le même panier. Le diamant bleu de Louis XTV est célèbre. Les Anglais vous en donneront le prix que vous voudrez; en revanche, pourquoi ne pas envoyer le rubis en Allemagne ? Les princes de Tour et Taxis sont collectionneurs...

- Vous avez raison. Et puis rien ne presse si le diamant est déjà bien vendu... Dessertissez seulement celui-ci!... Laura, nous nous rejoindrons à Londres chez Mrs. Atkins qui est une autre amie et qui a voué à notre reine une véritable passion. Je vous donnerai l'adresse mais, avant tout, êtes-vous certaine de ne pas courir un trop gros risque en allant demander à votre mère de vous faire passer à Jersey ?

- Elle est ma mère, dit Laura avec simplicité. Et, si nous n'avons jamais été très proches, elle sera peut-être contente de me savoir en vie et elle me gardera le secret. Ne suis-je pas le dernier enfant qui lui reste ?

La lettre de Le Noir arriva le lendemain. Elle disait :

" Pierre-Jacques Lemaître est l'un des trois hommes qui animent l'agence parisienne d'Antraigues, les deux autres étant le chevalier des Pommelles et le troisième Thomas Duverne de Praile. Je suis surpris que vous ayez fait, mon cher ami, un tel pas de clerc, peut-être ne connaissiez-vous pas tous ceux qui composaient jadis le Salon français ? De toute façon ne le cherchez pas : il a disparu... au moins pour un temps! Les autres nouvelles ne sont guère plus réjouissantes : la baronne de Lézardière chez qui l'abbé de Firmont a été conduit, à Choisy-le-Roi, est tombée raide morte à la vue de son visage décomposé. Il est vrai qu'elle était fort malade depuis que son fils cadet a été massacré en septembre, mais la mort de notre bon roi produit un effet détestable : les suicides se multiplient chez ses anciens serviteurs. Plus étrange, Sanson, le maître bourreau, est tombé gravement malade. Le souvenir de l'exécution le mine [xviii]. Il est à craindre que des événements d'une extrême violence n'affrontent ceux que ce crime a désespéré et ceux qui s'en réjouissent. Prenez garde à vous ! "

La recommandation était superflue. Batz savait qu'il devait se méfier plus que jamais. Un premier mouvement de colère lui fit froisser la lettre. Après réflexion, il la déplia et la lissa avec soin sur une table. Même si son amour-propre y laissait quelques plumes, cette lettre devait être lue par les fidèles de la maison; ensuite il n'aurait plus qu'à leur demander pardon d'avoir introduit le loup dans la bergerie.

Personne n'eut le mauvais goût de lui en faire reproche.

- Qui se serait douté qu'il jouait double jeu? remarqua le marquis de La Guiche. Il semblait si sincère ! J'avoue même avoir éprouvé pour lui une certaine sympathie. Malheureusement, nous avons eu affaire à un monarchien que nous avons cru monarchiste. Ces gens ne reculent devant rien pour avoir le roi fantoche dont ils rêvent. A-t-on des nouvelles du baron de Breteuil ?