- Et que ferez-vous quand vous les aurez rejoints ?

- Je les renverrai à Paris et j'irai moi-même en Angleterre.

- De toute façon vous y allez ! Quant à leur courir après, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. D'après ce que vous m'avez rapporté, ce sont les propriétaires du diamant qui seraient en danger. Or, ils ne sont que des messagers, aucun d'eux n'ayant l'intention de se l'approprier. Si vous courez après eux, c'est de vous, peut-être, que leur viendra le danger puisque c'est vous qui allez être surveillé, suivi...

- Vous pensez que je dois m'en tenir à ce que j'ai décidé, partir par Boulogne et les laisser courir leur chance ?

- Exactement. Si Laura était seule, il en irait autrement, mais elle est avec Pitou. C'est un garçon intelligent, solide, courageux... et, de plus, il l'aime. Il saura la défendre.

- Il l'aime ? Où prenez-vous cela ? Marie se mit à rire :

- Mon ami ! vous avez la détestable habitude de ne jamais faire attention aux sentiments des autres. Vous naviguez sans cesse dans les hautes sphères de la fidélité et de l'amour transcendé que vous portez à vos rois. Mais ceux qui acceptent de vous suivre sur ce chemin plein d'ornières n'en deviennent pas pour autant de purs esprits. Ils ont un cour et ce cour chante la chanson qui lui plaît.

- Et quelle chanson, d'après vous, chante celui de Pitou ?

- Une sorte d'hymne religieux. Pour un peu, il remercierait Dieu d'avoir fait si fragile et si touchante l'ex-marquise de Pontallec.

- Elle n'est pas fragile et bien plus forte que vous ne l'imaginez...

- ... et moins que vous ne le croyez! Sauf si le désespoir est une force, ce qui m'étonnerait. Anne-Laure était créée pour une vie paisible dans son château forestier entre un époux tendre et des enfants que tous deux regarderaient grandir. Même si elle a décidé de s'en donner les gants pour tenter d'oublier le naufrage de sa vie, ce n'est pas une Penthésilée. Pitou le sait et il est heureux de veiller sur elle. Ne l'en empêchez jamais ! Il pourrait vous détester...

Un soir où ils s'attardaient auprès du feu alors que les autres voyageurs s'étaient déjà retirés - c'était au relais de Vitré, la dernière nuit avant Rennes -, Laura qui regardait Pitou fumer sa pipe demanda soudain, après s'être assurée que personne ne pouvait l'entendre :

- Me permettez-vous une question? J'avoue qu'elle me trotte dans la tête depuis que nous nous connaissons...

- Très mauvais les questions qui trottent! Posez-la !

- Pourquoi vous être engagé dans ce combat ?

- Parce que j'ai été élevé dans les bons principes. Oh, nous étions loin de la richesse à Valainville, près de Châteaudun où je suis né. Mes parents étaient des villageois pauvres - nous n'avions que deux vaches ! Mais mon père a voulu que j'aie de l'instruction Ma tante aussi qui, après sa mort, voulait me faire prêtre et m'a mis au grand séminaire de Beaulieu à Chartres. Le problème, c'est que pendant les vacances je lisais tous les livres que mon oncle gardait à l'abri de ses regards : Voltaire, Rousseau, etc. A cette école, je suis vite devenu... républicain et, en 1789, quand on m'a renvoyé à Chartres flanqué de deux abbés pour recevoir la tonsure, je leur ai faussé compagnie et suis venu me réfugier à Paris.

- Républicain, vous ? Je ne comprends plus.

- Vous allez comprendre. Je passe sur les mois de misère que j'ai connus dans les débuts jusqu'à ce que je devienne rédacteur au Journal de la Cour et de la Ville, une feuille plutôt libérale où l'on m'a chargé de suivre les procès du Châtelet. C'est ainsi que je me suis retrouvé à celui du marquis de Favras accusé d'avoir comploté l'enlèvement du Roi pour mettre Monsieur à sa place. J'ai vite compris que ce malheureux était victime d'une intrigue de cour et, d'ailleurs, il a été le seul arrêté tandis que les autres conspirateurs prenaient le large. Il a été condamné, pendu, ce qui était infamant pour un gentilhomme, le tout sans rien dire, sans livrer le moindre nom et surtout pas le plus important, celui qui aurait dû tout tenter pour le sauver. J'étais écouré... mais devenu résolument partisan d'un roi qui était en butte à de telles entreprises. A la suite de cela, j'ai publié une brochure donnant mon sentiment sur le procès.

- Et vous êtes devenu célèbre ?

- Pas vraiment. Il s'est trouvé que ma brochure est venue sous les yeux de la Reine. Elle m'a envoyé chercher par l'abbé Lenfant alors confesseur du Roi et, le 10 juin 1790, Marie-Antoinette me recevait aux Tuileries. Le cour, je vous assure, me battait très fort dans la poitrine... Elle avait auprès d'elle mon petit livret dont elle me félicita. Puis, l'ouvrant à certain passage, elle me le tendit pour que je le lise à haute voix. Je m'y engageais à défendre jusqu'à la mort le Roi et la Religion. Alors, elle m'a fait prêter serment de ne jamais renier cet engagement. J'ai juré !

- Sans hésiter?

- Sans hésiter une seconde. Ensuite la Reine m'a donné sa main à baiser... accompagnée de quinze cent livres et de son portrait en miniature.

- Eh bien, dites-moi!... Vous êtes sorti de là plus royaliste que jamais j'imagine ?

- Plus que jamais, en effet, dit Pitou en riant. Surtout qu'ensuite j'ai rencontré le baron. Lui aussi avait lu ma brochure... Nous sommes devenus presque inséparables....

Soudain, l'atmosphère changea. Comme si, à l'évocation de son nom, Jean de Batz lui-même venait de les rejoindre. Laura eut un frisson dont elle n'aurait pu dire s'il était agréable ou non. Elle resserra autour de ses épaules le châle de laine qui remplaçait sa mante :

- C'est un homme attachant, fit-elle d'un ton pensif. Comment se fait-il qu'à certains moment on ait envie de le haïr?

Elle parlait pour elle-même. Pitou cependant répondit :

- Peut-être justement parce qu'il est attachant et qu'il est si difficile de savoir quels sentiments on lui inspire.

- Vous ne doutez pas, je pense, de son amitié ?

- Non... Non, c'est vrai. Pourtant, je le crois capable de tout sacrifier de ce qu'il aime à la cause qu'il défend.

- Cela a-t-il beaucoup d'importance ? En ce qui me concerne, je suis toujours prête à être sacrifiée. Mais le plus tard possible! j'ai envie de le suivre encore un moment...

Le mardi suivant, il était à peu près quatre heures de l'après-midi quand le coche de Rennes s'engagea dans la chaussée du Sillon, la mince bande de roc et de sable qui relie Saint-Malo à la terre bretonne. Pour la première fois depuis quatre ans, Laura revoyait sa ville natale mais elle n'en éprouva guère d'émotion. Ses années d'enfance, elle les avait passées surtout à La Laudrenais, à Komer et dans son couvent de Saint-Servan.

Il ne faisait pas froid, le temps était gris et le vent de noroît soufflait. La mer battait le Sillon, projetant des paquets d'écume sur la voiture et les chevaux. Penchée à la portière, Laura pensa que la vieille cité corsaire, dressant ses remparts de granit au bout du Sillon, ressemblait plus que jamais à un vaisseau chassant sur son ancre ou, mieux encore, à l'un de ces dogues, qui jadis faisaient sa police nocturne, tirant sur leur laisse. Elle donnait toujours l'impression d'être prête à rompre ses amarres et à voguer vers le large... Pitou, lui, se montra franchement admiratif :

- C'est superbe ! apprécia-t-il. Quelle allure ! Je n'aurais jamais cru que Saint-Malo était si beau !

- Pour un garde national, tu m'as pas l'air très au fait des événements, citoyen! grogna l'un des voyageurs. C'est Port-Malo qu'il faut dire si tu ne veux pas avoir d'ennuis !

- Tu as raison, citoyen, fit le jeune homme avec un sourire. Mon erreur tient à la légende que le premier nom s'est créée alors que le second n'a encore rien fait pour la mériter.

L'homme ne répondit pas, mais le regard qu'il posa un instant sur Pitou n'avait rien d'hostile. C'était sans doute un Malouin et il devait penser à peu près la même chose.

Passée la porte " Vincent " - encore un saint qui avait perdu son auréole -, le coche déposa ses voyageurs en face des puissantes tours médiévales du château de la duchesse Anne. Suivie par Pitou qui portait leurs légers bagages, Laura s'engagea dans la Grande-Rue, pas beaucoup plus large d'ailleurs que les autres venelles sorties tout droit du Moyen Age, qui taillaient leur chemin entre les hauts murs des maisons de commerce, des sévères hôtels d'armateurs, de capitaines enrichis par la course, des églises et de leurs dépendances. Naguère encore tout cela grouillait d'une animation plutôt joyeuse qui semblait avoir disparu. Certes, boutiques et échoppes étaient toujours là avec leurs vendeurs et leurs chalands. L'atmosphère, cependant, n'était plus la même. Il y avait moins de bruit. On parlait moins... On ne riait plus.

- Nous allons loin ? demanda Pitou.

- Non. A droite après le chevet de la cathédrale que vous voyez là-bas au bout, dans la rue Porcon-de-la-Barbinais. Notre maison avoisine celle de Duguay-Trouin.

En peu de temps on fut rendu. Laura s'arrêta devant une belle porte ornée de têtes de lion et de guirlandes; elle allait saisir le lourd heurtoir de bronze quand elle se ravisa :

- Peut-être vaudrait-il mieux que vous entriez le premier pour préparer ma mère à me revoir? J'ignore tout de ce qu'elle peut éprouver depuis ma disparition, mais elle est tout de même ma mère et je voudrais user de ménagements avec elle. Je connais si bien votre tact et votre délicatesse ! Cela ne vous ennuie pas ?

- En aucune façon. J'allais d'ailleurs vous le proposer. Mais j'ai des scrupules à vous abandonner ainsi en pleine rue...

- Soyez sans inquiétude. Il y a là-bas une auberge dont vous pouvez voir l'enseigne. Elle a toujours eu une bonne réputation et je vais vous y attendre...