Il y avait pensé, en effet, mais il n'était pas homme à permettre aux beaux souvenirs d'un autrefois si proche, d'entamer sa résolution et d'affaiblir son courage. Après s'être entretenu jusqu'à minuit avec son confesseur, il s'était couché en demandant à Cléry de le réveiller à cinq heures et il avait dormi comme chaque nuit. L'abbé de Firmont alla se reposer un peu sur le lit de Cléry qui, lui, ne se coucha pas.

A six heures, Louis XVI avait fait sa toilette, était coiffé et habillé tout de gris foncé, avec un gilet et une chemise blanche. En voyant préparer la redingote qu'il mettait pour sortir, il la refusa :

- Vous me donnerez seulement mon chapeau... Ensuite, il entendit la messe dans sa chambre où une commode servait d'autel, et, pour cette unique fois, hors de la présence obsédante des municipaux. Il communia et, le service divin achevé, poursuivit sa prière pendant que le prêtre allait chez Cléry ôter les ornements sacerdotaux. Il était pâle et la sueur lui perlait au front :

- Quel prince ! soupira-t-il. Avec quelle résignation, avec quel courage il va à la mort ! Il est aussi tranquille que s'il venait d'entendre la messe dans son palais.

En dépit de l'épaisseur des murs, les bruits extérieurs résonnaient dans la Tour. Dans Paris, comme pendant la nuit du 10 août, on battit la générale puis, dans la cour du Temple, il y eut le bruit des armes, le piétinement des chevaux, le roulement des canons car on avait jugé " prudent " de s'en munir pour conduire cet homme seul à l'échafaud !

A neuf heures les tambours battirent, les trompettes sonnèrent. Une voiture attendait. Verte, attelée de deux chevaux, c'était celle du ministre Clavière. Le Roi s'assit au fond avec son confesseur après que deux municipaux se furent installés sur le devant. On ferma les portières et le lourd cortège s'ébranla.

A son poste, Batz ne sentait même pas le froid. L'oil rivé à sa lorgnette, il scrutait la foule de plus en plus dense, y cherchant des visages connus. Il voyait parfaitement Pitou qui s'était glissé dans la file des gardes nationaux, prêt à jouer le maillon craquant par où pourraient passer le Roi et ceux qui l'enlèveraient. Il distingua aussi Devaux et La Guiche. De son côté du boulevard, il vit le jeune Lézardière et son frère, mais personne d'autre. Où pouvaient-ils être tous ceux qu'il attendait ? Cortey avec cinq compagnons devaient attendre aux Petites-Écuries. Et les autres, tous les autres qui dans la nuit de la Tombe-Issoire juraient de vaincre ou de mourir? L'angoisse du baron grandissait. A chaque remous de la foule il espérait l'arrivée d'un des groupes. Mais rien!... Personne! Et déjà, dans le lointain, on entendait le sinistre roulement des tambours !

- Où sont-ils? Que font-ils? gronda-t-il entre ses dents. Ce ne sont tout de même pas tous des lâches !

Sa longue-vue cherchait avec une nervosité croissante des figures, des signes. Elle balaya le front des maisons hautes et étroites qui bordaient le boulevard et dont il était interdit, ce matin, d'ouvrir les fenêtres. Il y avait du monde derrière ces fenêtres mais, soudain, l'une d'elles attira son attention parce qu'il n'y apparaissait qu'une seule tête et que, cette tête, il la connaissait : c'était celle de son ennemi, celle d'Antraigues...

Que faisait-il là? Pourquoi donc avait-il quitté son castel de Mendrisio ? Une idée affreuse effleura Batz : celle qu'il avait été trahi, qu'un des agents du comte s'était glissé au milieu de ses partisans. Il fallait que ce soit ça ! Cet homme qui se disait royaliste avait toujours détesté le Roi et plus encore la Reine : ils représentaient un pouvoir dont il ne voulait pas ! Il était royaliste mais à sa manière. Il lui fallait un roi soumis à sa noblesse, à ses parlements, un roi à sa botte !

La haine, un instant, chassa l'angoisse; celle-ci revint très vite. Il ne voyait toujours que Pitou, Devaux, La Guiche et les deux Lézardière. Et les tambours se rapprochaient... On les entendait bien, trop bien car sur la foule silencieuse passait un souffle terrifié. Ces gens prenaient-ils conscience de participer au crime majeur : le régicide pour quoi, jadis, on était tiré à quatre chevaux. Et c'était pourtant ce souverain ayant aboli ces coutumes barbares que l'on envoyait au supplice! Ce silence... peut-être ne demandait-t-il qu'un encouragement pour éclater en protestation, en refus de laisser s'accomplir ce meurtre?

- Dieu de justice ! appelait Batz sans qu'un son sortît de sa bouche. Dieu de justice et de clémence, aidez-moi à sauver cet homme que vous avez sacré !

Les tambours, encore les tambours ! Déjà la tête du cortège surgissait de la brume qui se faisait moins dense. Une file de gendarmes à cheval ouvrait la marche, suivie des grenadiers de la Garde nationale avec leurs tricornes à plumet de crin et leurs buffleteries blanches croisées sur la poitrine. Venaient ensuite les canons, passant deux par deux avec leurs prolonges dans un fracas d'enfer. Et puis les fameux tambours précédant la voiture verte, cernée de soldats prêts à tirer. Les vitres relevées étaient couvertes de buée et l'on ne pouvait rien voir de ceux qui étaient à l'intérieur. Batz savait trop bien qu'il était là, son roi que l'on voulait égorger... Derrière venait Santerre, caracolant sur son cheval.

Alors la voix sonore tonna soudain, formidable : - A nous, mes amis, ceux qui veulent sauver leur roi ! A nous ! A nous !

En même temps, Batz tirait son épée et fonçait dans la foule qui, un instant, s'écarta. Mais ce ne fut qu'un instant. La terreur figeait tous ces gens. Une poussée se produisit, les rangs rompus quelques secondes se refermèrent et Batz se retrouva rejeté contre l'immeuble en proue de navire à l'entrée de la rue de la Lune, ferraillant contre deux individus armés de sabres : - Fuyez! cria-t-il à Laura dont il se souvenait brusquement.

L'un des adversaires tomba, embroché proprement, l'autre hésita, conscient d'être seul en face de ce furieux. Ne voulant rien perdre du grand spectacle, la foule l'abandonnait à son triste sort. Mais, soudain, Batz aperçut un piquet de soldats qui s'efforçait de l'atteindre. Alors, sans demander son reste il s'enfuit comme un lapin, poursuivi à travers les rues et les passages de ce quartier qu'il connaissait mieux que quiconque. Bientôt il n'entendit plus rien derrière lui et s'adossa contre un mur pour reprendre haleine, remettre l'épée au fourreau. Il vit alors qu'il n'était pas seul, Laura était là et aussi Charles de Lézardière. Tous deux essayant de retrouver leur souffle après cette course éperdue. Ce fut le jeune homme qui réagit le premier :

- Qui a pu nous trahir! haleta-t-il. Se peut-il que, parmi nos compagnons, il y ait eu quelqu'un d'assez vil...

- Nous devons nous faire à cette idée, mon garçon... mais j'arriverai bien à savoir qui. Et croyez-moi, il paiera!... Qu'avez-vous fait de votre frère?

- Il est allé prévenir Cortey.

- Était-il seulement là?

- Oui, avec ses amis. Nous sommes passés par les Petites-Écuries en arrivant. Que faisons-nous à présent ?

- Vous, je ne sais pas, mais moi je vais place de la Révolution. Dumouriez a bien promis à votre père qu'il empêcherait l'exécution?

- En effet.

- Il doit savoir qu'il y faudra des troupes et nulle part il ne peut mieux les déployer que là! C'est mon dernier espoir ! Le cortège va lentement. Nous sommes rue Notre-Dame-des-Victoires. En coupant par le Palais-Royal j'y serai bien avant lui.

- Nous y serons ! rectifia le jeune homme. Mon frère et moi étions spécialement chargés de l'abbé de Firmont. Au cas où les choses... iraient jusqu'au bout, il faut le ramener chez M. de Malesherbes qui habite rue de l'Université. Les gens du Temple connaissent son adresse à présent. Il ne peut plus retourner rue du Bac... Peut-être Miss Adams pourrait-elle prendre un fiacre et rentrer à Charonne ? Qu'il y ait bataille ou... autre chose, ce n'est pas un spectacle pour une dame !

- Peut-être, mais j'y serai tout de même !, protesta Laura. Ne vous occupez pas de moi, tous les deux, je me contenterai de vous suivre... et ne perdez pas de temps à essayer de me convaincre.

On partit donc, mais il fut vite évident qu'il serait difficile d'arriver. Aux abords du Palais-Royal, toutes les rues étaient barrées, gardées. Le duc régicide devait craindre pour lui, les siens et ses biens, la réaction violente d'un peuple toujours imprévisible même si, pour l'instant, il semblait frappé de stupeur. On remonta donc jusqu'à la rue Colbert pour redescendre vers la rue des Petits-Champs. Quand on fut à la hauteur de la rue Gail-lon, il ne fut plus possible d'avancer. Toutes les rues étaient barrées, la voiture devant passer par la place Vendôme. On entendait nettement à nouveau le roulement des canons, les obsédants tambours, le pas des chevaux au milieu d'un énorme silence. Le funèbre cortège avançait toujours de son allure lente, inexorable comme le Destin...

- Si je vous laissais passer, dit un jeune soldat de garde, vous seriez arrêté là-bas, au bout de la rue, et moi je serais fusillé. Personne ne peut s'aventurer sur la place Vendôme.

Il n'avait rien d'arrogant. Il était gentil, simple et donnait l'impression de comprendre ce que souffrait l'homme qui voulait forcer le passage. Batz réussit à s'arracher un sourire et alla s'asseoir sur une borne de pierre un peu plus loin, à l'entrée d'un hôtel probablement vide. Mieux valait attendre et il attendit, toute son âme suspendue à ses oreilles. Les tambours à nouveau s'éloignaient et Batz suivait leur marche en avant de cette voiture verte devenue inaccessible. La place Vendôme... la rue Saint-Honoré... les Tuileries... et puis la place couverte de monde sans doute. Batz imaginait si bien! Trop bien!

- Où ont-ils placé l'échafaud ? demanda-t-il soudain au jeune soldat. Devant le garde-meuble comme pour les voleurs?...