- Non, répondit l'un des deux autres gardes, plus âgé et qui regardait Batz avec curiosité. On l'a mis entre l'entrée des Champs-Elysées et le socle où il y avait la statue de son grand-père...

- Ah!

Un autre bruit à présent, comme un immense soupir, puis plus rien.

- Dumouriez ! gronda Batz entre ses dents. Que fait Dumouriez ?

- Le général? dit un vieux garde. Il est parti hier.

- Parti!

Encore un traître! Encore un lâche incapable d'affronter les braillards sanguinaires qui avaient posé leurs griffes sur le beau royaume de France ! Cette fois il n'y avait plus d'espoir... Le Roi était perdu !

Là-bas, au loin, dans la brume qui se levait un peu, les tambours battirent de nouveau sur un rythme différent... quelque chose de frénétique... et puis un, deux, trois coups de canon. Le vieux garde ôta son tricorne, imité par ses deux camarades :

- C'est fini, dit-il, et sa voix s'étrangla tandis qu'une larme venait se perdre dans sa moustache.

Foudroyé, Batz se laissa tomber à genoux. Il ne pleurait pas, lui, mais son visage pâle était celui d'une statue de la douleur. Lézardière et Laura s'agenouillèrent derrière lui.

- Vous n'allez pas dire des prières en pleine rue ? s'affola le troisième garde qui n'avait encore rien dit. Et toi, Osbert, remets ton chapeau ! Moi j'peux comprendre qu'un vieux soldat ait d' la peine mais si on v'nait....

Avec un hochement de tête, Osbert se recouvrit, mais Batz et ses deux compagnons priaient bel et bien. En passant par la voix profonde du baron, les paroles du " De profundis " prenaient une étonnante résonance. Quand ce fut fini, il se releva, regarda les gardes pétrifiés, puis de toute sa force il tonna :

- Messieurs, le Roi est mort ! Vive le Roi ! Vive Louis XVII !

Il était un peu plus de dix heures et demie. Cependant, dans la tour du Temple, comme elles l'eussent fait à Versailles, la Reine, sa fille et Madame Elisabeth, en grand deuil, pliaient le genou devant le petit garçon d'à peine huit ans qui devenait le trente-huitième roi de France. Un petit garçon qui, l'instant solennel passé, se réfugia bien vite dans leurs bras pour pleurer son papa, comme n'importe quel autre petit garçon.

Batz et ses compagnons repartirent en direction du Palais-Royal. Charles de Lézardière proposa d'aller chez M. de Malesherbes pour s'assurer que l'abbé de Firmont y était bien arrivé :

- Ensuite, dit-il, nous l'emmènerons mon frère et moi à Choisy-le-Roi ; chez nous il pourra se cacher. Ma mère est fort malade et mon père a voulu rester près d'elle...

- Je sais. Aussi ne l'attendions-nous pas, dit Batz gentiment. Offrez-lui mes respectueux hommages. Nous, il nous faut rentrer pour rassurer Marie. Je vous appellerai plus tard, par les moyens habituels.

Dans le fiacre qui les ramenait vers Charonne, Batz et Laura traversèrent un Paris curieusement silencieux. Les cabarets débordaient peut-être d'énergumènes trinquant à ce qu'ils appelaient leur victoire mais, dans les rues, les gens allaient à pas pressés, sans se parler, têtes baissées comme si ce peuple sentait s'étendre sur lui l'ombre maléfique du régicide... L'épouvante devant l'énormité du crime gagnait. On venait de tuer le père !

Les deux occupants de la voiture gardaient eux aussi le silence. Laura, pour sa part, osait à peine respirer, devinant que la moindre parole pouvait blesser cet homme écorché vif... Quand il avait tout à l'heure crié " Vive Louis XVII ! ", elle s'était sentie soulagée : elle avait eu tellement peur que, dans son désespoir, il ne se passe son épée au travers du corps ! Peut-être, d'ailleurs, le danger n'était-il pas tout à fait écarté. Que ferait-il quand il se retrouverait seul, dans le silence de son cabinet?

Ce qu'ils découvrirent en arrivant à Charonne la rassura en dépit du côté dramatique : la maison était bouleversée comme si une tempête l'avait traversée. Marie, étendue sur une chaise longue, recevait les soins de sa femme de chambre pendant que Biret-Tissot relevait les meubles renversés. Devant l'une des fenêtres, un cadavre gisait dans une flaque de sang.

- C'est moi qui l'ai tué, dit le fidèle valet. J'étais allé au village chercher des chandelles chez la mère Hulot; quand je suis revenu, il y avait ici quatre hommes masqués occupés à tout fouiller, tandis qu'un cinquième interrogeait Madame en la menaçant de lui mettre les pieds au feu si elle ne parlait pas. C'est celui-là que j'ai tué après avoir " cogné " les autres qui se sont enfuis.

Batz alla regarder le visage du mort, mais sans pouvoir y mettre un nom :

- Qu'est-ce qu'ils voulaient?

- Il était question d'une Toison d'Or...

CHAPITRE XIII

SUR LE CHEMIN DE LONDRES

Le lendemain, laissant les deux femmes et la maisonnée à la garde de Pitou et de Devaux qui les avaient rejoints en fin d'après-midi, Batz enfourcha son cheval et retourna chez M. Le Noir... Il trouva celui-ci sombre et soucieux mais visiblement satisfait de sa visite :

- J'allais vous envoyer un mot pour vous demander de venir me voir, dit-il en lui tendant la main à la mode anglaise. Comment trouvez-vous Paris aujourd'hui?

- On dirait que la ville est morte elle aussi. Les boutiques sont fermées et, dans les rues, on ne rencontre guère que des soldats et des canons comme si Paris était assiégé.

- Il l'est. Par la honte, le remords et la peur... Hier au soir, les deux ou trois théâtres qui ont ouvert leurs portes n'ont vu personne en franchir le seuil et l'on a observé beaucoup de femmes errer autour des églises fermées. Certaines, les plus courageuses, s'agenouillaient sur les marches pour prier. Selon ce qui m'a été rapporté, les Parisiens ne croyaient pas que l'exécution aurait lieu vraiment.

On s'attendait à une spectaculaire grâce de dernière minute démontrant la grandeur de la Convention. On disait aussi que Dumouriez interviendrait. En dépit des dernières et admirables paroles du Roi!, ce peuple est terrifié à l'idée que son sang pourrait retomber sur lui. Quand l'aide du bourreau a brandi la tête tranchée pour la montrer à la foule, c'est un frisson d'horreur qui l'a parcourue. Oh, il y a bien eu quelques cris de " Vive la Nation ! " et même certains enragés ont essayé de danser une ronde, mais tout cela s'est vite fondu dans un énorme silence. Et l'abbé Edgeworth de Firmont a pu descendre de l'échafaud avec son petit habit noir, son crucifix et son visage en larmes sans être molesté. Quelqu'un l'attendait et je pense qu'il a dû arriver à bon port chez M. de Malesherbes...

- Le peuple aurait pu s'éviter cette grande douleur, fit Batz avec une amère ironie. Que ne m'a-t-il soutenu quand j'ai voulu l'entraîner à l'assaut de cette maudite voiture verte ? Même ceux qui avaient juré de m'aider s'étaient abstenu. Cinq cents ! Nous devions être cinq cents et à peine une douzaine était à son poste...

- C'est pour vous expliquer ce mystère que je voulais vous voir. La plupart de vos hommes - ceux qui ont passé la nuit chez eux ! - ont été réveillés à trois heures du matin par deux gendarmes...

- On les a arrêtés ?

- Pas du tout. On les a seulement gardés à vue jusqu'à ce que le canon retentisse. Après quoi, les gendarmes se sont retirés sans les inquiéter autrement. Beaucoup, je pense, ont fait leurs bagages tout de suite après...

- Mais comment cela est-il possible ?

- Où est votre esprit si vif, mon cher baron ? Il me semble que la réponse coule de source : il y a un traître parmi vous !

- Pas besoin d'avoir un esprit vif pour penser cela, soupira Batz, mais... vous qui savez toujours tout mieux et plus vite que l'incapable installé à votre place, me direz-vous de qui il s'agit ? J'aimerais savoir qui je dois exécuter !

- Non, cela je ne le sais pas. Pas encore tout au moins mais si vous aviez suffisamment confiance en moi pour me faire tenir la liste des conjurés en soulignant les chefs de groupe - car vous en aviez certainement nommé - et en laissant de côté ceux qui étaient présents, je pourrais peut-être vous être utile.

- Vous l'aurez ce soir.

- Parfait. Maintenant, dites-moi ce qui vous amène.

Batz raconta alors son retour chez lui et ce qu'il y avait trouvé.

- Mon serviteur a tué l'un de ces hommes, mais il n'y avait rien sur lui qui permît de l'identifier. Sa figure était celle d'un homme du Midi : noir de peau, noir de poil... C'est lui qui interrogeait Marie et il avait un accent méridional prononcé...

- Qu'en avez-vous fait?

- Nous l'avons enterré au fond du parc... du château de Bagnolet, chez le " citoyen Égalité ", cracha-t-il avec mépris. Une place qui convient à un assassin. Si Biret n'était pas rentré, Marie serait peut-être morte sous la torture...

L'ancien lieutenant de police qui avait fermé à demi les yeux à la manière d'un chat les rouvrit et eut un sourire moqueur :

- Vous ne pensez tout de même pas que je vais vous le reprocher. Mais n'accusez pas Orléans, il n'y est pour rien. Cet homme et ses compagnons doivent être les mêmes qui ont dévasté votre logis de la rue Ménars. Donc ce sont des hommes d'Antraigues...

- Comment le savez-vous ?

- C'est tout simple. Après votre départ l'autre soir, je vous ai fait suivre jusque chez vous. Mes envoyés ont tout vu et ensuite ils ont suivi ces bandits jusqu'à une certaine taverne où ils ont rencontré un voyageur piémontais nommé Marco Filiberti...

- Antraigues, vous aviez raison! soupira le baron. Je savais confusément que cela devait être lui. Hier, tandis que j'attendais près de la porte Saint-Denis, je l'ai vu derrière une vitre de l'autre côté du boulevard. Il savourait sa vengeance...