- Aucune, soupira Batz. A la mienne je mesure sa douleur. Il doit avoir, lui aussi, quelque peine à reprendre ses esprits. En tout cas, une chose est certaine : les gens d'Antraigues entretiennent sans doute quelque relation puissante dans le gouvernement. Cette histoire de gendarmes venus garder à vue nos compagnons et qui les quittent ensuite sans les inquiéter me paraît tout à fait bizarre. Celui qui a commandé cette opération est un homme intelligent. Il a compris qu'une arrestation massive aurait peut-être suscité une réaction violente, peu souhaitable ce jour-là. En même temps, elle laissait à ceux qui avaient été l'objet d'une surveillance de plusieurs heures une impression de malaise...

- Et nous comptons aujourd'hui moins de partisans, compléta Devaux. La peur laisse des traces plus profondes qu'on ne l'imagine. Enfin, nous savons à quoi nous en tenir : entre les gens d'Antraigues et nous la guerre est déclarée.

Batz se mit à rire :

- Comme toutes les âmes vraiment pures, la vôtre est candide, mon cher Michel. Il y a longtemps que, pour ma part, j'ai banni la moindre illusion : entre les gens des Princes et nous qui servons le Roi de droit divin, la guerre couvait larvée, secrète, feutrée. Elle vient seulement de se manifester ouvertement. Ou presque. L'enlèvement d'Ocariz c'était eux et l'avortement de notre plan pour sauver le Roi c'est encore eux. Il nous faut, à tout prix, leur arracher Louis XVII !

Le dimanche suivant, à cinq heures du matin, Laura et Pitou prenaient place dans la diligence qui, en une semaine, allait les mener à Rennes. La nuit était très noire avant le lever du jour et il faisait froid mais le temps était sec et s'il le restait la route ne serait pas trop pénible. En outre, cocher, postillons et voyageurs firent à l'uniforme de Pitou un accueil plein de sympathie parce qu'il évoquait la force armée toujours rassurante au début d'un long voyage semé de forêts et autres endroits propices à des rencontres inquiétantes... Et comme cette martiale figure escortait une fille de la libre Amérique, Laura bénéficia de cette bienfaisante auréole. Si elle suscita une curiosité naturelle, cette curiosité fut plutôt souriante. Tandis que Pitou s'installait sur le siège avec le cocher, elle se retrouva presque " en famille " avec les huit voyageurs de l'intérieur. Elle était vêtue chaudement avec une simplicité de bon aloi : sur une robe de lainage gris foncé à fichu et manchettes de simple mousseline empesée, elle portait une ample mante à capuchon de même couleur doublée de loutre. Pas de chapeau mais un bonnet de mousseline sans dentelle garni de rubans blancs. Et si elle semblait plus élégante que les autres, cela tenait uniquement à son allure innée. Ce dont personne ne songeait à se formaliser : ne venait-elle pas d'une autre planète? Elle amorça même un début d'amitié avec la femme d'un notaire de Rennes qui rentrait chez elle après une visite à sa famille parisienne. Cette dame Arbulot avait, avec elle, sa fille de douze ans, Amielle, une gentille enfant élevée dans les bons principes, mais douée d'une curiosité dévorante qui mit l'imagination de Laura à rude épreuve tant elle posa de questions sur l'Amérique, les villes, les campagnes, les Indiens, la façon dont vivaient les enfants, comment on se nourrissait, etc. Grâce à la bibliothèque de Batz, Laura possédait tout de même quelques bases solides. Elle dut cependant y ajouter des enjolivures de son cru qui passionnèrent toute la voiture. Le temps restant sec, la route déroula son interminable ruban sans trop d'ennui et nul n'aurait imaginé que cette jeune femme si simple et si aimable, toujours prête à rendre un petit service, portait cousu dans l'ourlet de sa robe l'un des deux plus beaux diamants de la Couronne...

Pendant ce temps, Batz préparait son propre départ prévu le jeudi suivant celui de Laura et de Pitou. Lui devait voyager à cheval en passant par Boulogne. S'il ne l'avait pas clamé à tous les échos du café Corazza, du moins l'avait-il laissé entendre suffisamment pour être assuré que si quelqu'un devait être suivi, ce serait lui. Et comme il avait fait en sorte que Marie et sa maison soient gardées de jour comme de nuit, il se disposait à partir l'esprit libre quand un petit mot de Le Noir lui arriva.

" II m'est revenu le bruit que vous partez pour Londres. Avant cela, acceptez le conseil d'un vieil ami et allez faire un tour rue de l'Estrapade, numéro 13. Bonaventure Guy on a quelque chose à vous dire... "

Le soir même, Batz, qui avait décidé de coucher rue de la Tombe-Issoire, s'arrêtait devant une vieille maison datant au moins d'Henri IV avait dû être belle mais qui crevassée, noircie et misérable ne devait plus abriter que des taudis. L'ancien prieur de Saint-Pierre-de-Lagny habitait là, tout en haut d'un escalier qui ressemblait à une échelle de meunier, un petit logis dont le seul luxe était une cheminée où brûlait un bon feu. L'ameublement se composait d'un vieux fauteuil de tapisserie où les crins se montraient par touffes, trois chaises, un buffet, des livres empilés un peu partout et, sur une table assez grande, un amas de vieux manuscrits et de cartes jaunies aux figures étranges. Le lit devait se trouver dans la pièce voisine dont la porte restait ouverte pour laisser pénétrer la chaleur. Guyon lui-même portait une vieille houpelande, des chaussons de lisière et un bonnet de linge drapé d'une façon qui le faisait ressembler quelque peu à Voltaire. L'odeur qui emplissait l'endroit annonçait que le vieil homme avait prévu de la soupe aux choux pour son souper.

Il accueillit son visiteur comme s'il l'attendait, lui offrit l'une des trois chaises bancales et resta debout à le considérer.

- Je sais, dit-il, d'où vient cette lueur bleue, si angoissante que je voyais sur vous. Elle me rappelait celle - blanche pourtant ! - que j'ai vue jadis sur le cardinal de Rohan lorsque je lui ai prédit que les diamants lui seraient néfastes. Vous c'est un seul diamant... mais le pire de tous! Le grand diamant bleu de Louis XIV !

- Qui vous a dit cela ? fit Batz avec une rudesse qui ne parut pas impressionner le bonhomme.

- Personne en réalité. Notre ami Le Noir n'a fait que confirmer ce que je ressentais depuis le vol du Garde-Meuble, depuis que je le sais en liberté car, à moins de le rapporter aux Indes, à la déesse noire du front de laquelle il a été arraché, il faut le tenir enfermé comme un fauve...

- N'exagérez-vous pas un peu ? fit Batz en retenant un sourire. Le Grand Roi qui le portait à son chapeau n'en a pas souffert que je sache ?

- Ah, vous trouvez? Quinze enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants qu'il a vus mourir, sauf deux : l'un, devenu roi d'Espagne, a échappé au maléfice ; l'autre, un enfant fragile, a failli mourir plusieurs fois. Seuls des bâtards ont été épargnés mais pas pour le bien du Roi ni pour celui du royaume. La fin du règne a été assombrie par trop de drames - celui des poisons et autres ! -, trop de sang, trop d'ombres sur la gloire de celui qui se voulait semblable au soleil. Pourtant, à cette époque il ne l'arborait plus. Louis XV, cependant cuirassé par son égoïsme, l'a fait monter sur une Toison d'Or qu'il n'a portée qu'une fois, juste avant de recevoir le coup de canif de Damiens; sa fin, dévorée par la vérole, a été horrible. Quant à Louis XVI qui ne l'a portée lui aussi qu'une seule fois pour recevoir son beau-frère l'empereur Joseph II, je n'ai pas à vous apprendre ce qu'il en est advenu. Vous-même n'êtes guère heureux dans vos entreprises. Il faut vous en débarrasser et au plus vite! Renoncez surtout à l'idée de conserver cette malédiction pour le petit roi déjà captif et si menacé!...

La voix de Bonaventure Guyon, ses yeux si clairs, qui semblaient voir quelque image effrayante dans le mur lépreux au-delà de son visiteur, étaient chargés d'une angoisse qui finit par ébranler un peu le scepticisme de celui-ci.

- Rassurez-vous! dit-il avec plus de douceur que tout à l'heure, je ne l'ai plus ! Il a été démonté de la Toison et quelqu'un à cette heure l'emporte en Angleterre où il sera vendu.

- Il est seul à présent ? Le grand rubis qui atténuait un peu ses effets dévastateurs n'est plus avec lui [xix]?

- Non. C'était, je crois, la sagesse : le joyau entier était difficile à cacher...

Le vieillard se laissa tomber à genoux et fit le signe de croix :

- Miséricorde! souffla-t-il. Il faut prier, beaucoup prier pour qu'il n'advienne pas malheur à votre messager!

Batz faillit dire, machinalement, que c'était une messagère, mais se retint à temps, pris d'une terrible crainte par la réaction de cet étrange personnage. Il se contenta de murmurer :

- II... il est bien accompagné. Tout devrait bien se passer...

- Dieu vous entende mais je le répète : il faut prier, vous dis-je, pour que la protection de Dieu écarte de lui le malheur. Sinon vous risquez de ne plus jamais le revoir !

En quittant le vieil homme après l'avoir généreusement remercié, Batz, en dépit de la température glaciale, sentait la sueur couler le long de son dos. Froid et calculateur bien que romantique, son esprit refusait les fantômes, les envoûtements, les sorts et tout ce qu'il traitait volontiers de fariboles. Mais cette nuit, tandis que son pas résonnait sur les pavés de la ville endormie, il s'avouait qu'il avait peur. Pas pour lui-même bien sûr, pour Laura, dans la robe de qui reposait ce concentré de malheurs. Elle avait tant souffert déjà ! La route qu'elle devait suivre était longue, dangereuse, semée d'embûches et de périls. C'était vraiment tenter le mauvais sort !

- Il faut que je les rattrape, dit-il à Marie le lendemain, après lui avoir conté son aventure. Seul et à cheval, je rejoindrai sans peine la diligence qui se traîne vers la Bretagne.