Juliette BENZONI

Un homme pour le Roi

Première partie

L'OURAGAN

CHAPITRE I

UN CHÂTEAU EN BROCÉLIANDE...

Le petit bouquet de genêts et de marguerites glissa des mains d'Anne-Laure et disparut dans la fosse. La dalle de pierre reprit sa place tandis que, faute de prêtre, le vieux Conan Le Calvez murmurait les paroles de la dernière prière : " O Dieu dont la miséricorde donne le repos aux âmes des fidèles, daignez bénir cette tombe... " Les paroles se fondirent dans le silence tandis que Jaouen, avec des gestes presque doux, comme s'il craignait de blesser le petit corps enfoui, s'efforçait d'effacer toute trace d'ouverture au sol de la chapelle. Après quoi, il rabattit le volet de la lanterne. On n'avait plus besoin de lumière.

L'obscurité ne fut profonde qu'un instant. Les yeux s'accoutumaient et puis, par les vitraux brisés, la nuit d'été apportait une clarté suffisante pour révéler les statues décapitées, les armoiries martelées sur le banc seigneurial et des traces d'incendie qui s'arrêtaient à l'autel, curieusement intact avec son petit tabernacle en bois doré. C'était comme si la fureur des hommes était venue buter contre la demeure de l'Agneau, comme si une invisible main leur avait interdit le sacrilège suprême. Souvenir peut-être d'enfances pieuses à la limite de la superstition.

On entendit la voix de Jaouen gronder dans l'ombre :

- Il y a longtemps que ça s'est passé ?

- Deux mois à la Saint-Hervé, répondit Conan. Mais faut pas croire que c'est l'ouvrage de ceux d'ici. Sont venus de Mauron les mauvais gars à moitié saouls de cidre et d'eau-de-vie volés ; ils hurlaient des abominations à faire écrouler le Ciel...

- Ils étaient nombreux?

- Bien trop! Qu'est-ce qu'un hameau de dix feux contre une grosse bande armée ? Pas des gens de la terre, en tout cas : ils ont même fait flamber deux granges...

- Qui les menait ?

Le vieil homme hocha la tête avec une moue désabusée :

- Va savoir! On l'avait jamais vu par ici. Un grand débraillé au poil roux qui lui sortait de partout. A part ça, il te ressemblait un peu sauf qu'il était bigle...

Par respect pour la douleur de la jeune mère, les deux hommes chuchotaient, mais ils n'avaient pas à se tourmenter : elle ne les écoutait pas. Encore mal remise d'avoir trouvé, au bout de sa longue route, sa maison brûlée, des pans de murs noircis et sa chapelle violée, Anne-Laure se contentait de regarder autour d'elle d'un air absent comme si tout cela ne la concernait pas. En réalité et en dépit de cette catastrophe, elle éprouvait un vague soulagement : celui d'être arrivée jusqu'ici après un voyage en forme de cauchemar. Que la chapelle eût souffert était un fait, mais la terre sanctifiée demeurait et la jeune femme pensait que sa petite Céline y reposerait plus doucement que dans l'un des affreux charniers parisiens où il eût fallu la porter puisqu'on n'enterrait plus dans les églises fermées et les couvents vidés. Une idée insupportable ! A Komer, au moins la petite fille serait chez elle près de l'étang où, selon la légende, la fée Viviane tenait depuis la nuit des temps l'enchanteur Merlin prisonnier. Même si la prudence interdisait la moindre inscription révélant qu'ici reposait à jamais Céline de Pontallec, morte dans sa seconde année...

Comme elle s'apprêtait à sortir, Anne-Laure entendit les sanglots de la vieille Barbe Le Calvez qui avait reçu le bébé au jour de sa naissance et qui, à présent, bredouillait dans son tablier des " Cher petit ange... " noyés dans les larmes. Elle en éprouva de l'envie car elle-même ne pouvait pleurer. Ses nerfs tendus à l'extrême lui refusaient cette détente, cet apaisement. Sa douleur était un feu desséchant, mais elle l'avait tenue droite tout au long de ce terrible voyage à travers un pays qui ne se reconnaissait plus, transportant avec elle un coffre de voyage usagé d'apparence bénigne, qui, pourtant, renfermait le petit cercueil mis ainsi à l'abri des inquisitions. Une aventure insensée qui, bien sûr, n'avait pas reçu l'approbation du père.

- C'est de la folie! Vous allez risquer de vous faire arrêter à chaque pas de vos chevaux en dépit de vos laissez-passer. Et puis pourquoi Komer plutôt que Pontallec, chez moi, où La Laudrenais chez les vôtres ?

A la surprise du marquis, la silencieuse, la timide s'était obstinée. Komer lui appartenait à elle en toute propriété, présent d'un parrain vieux garçon que l'on disait un peu fou parce qu'il parlait tout seul et auquel les bruits de la forêt attribuaient des " pouvoirs ". Ronan de Laudren lui avait légué ce domaine des fées, ce petit château jadis cour d'une puissante forteresse, aujourd'hui réduite à l'état de vestiges rêvant au bord d'un étang de l'antique Bro-céliande.

Céline était née là, dans cette demeure où sa mère avait passé, entre les arbres et l'eau, de bien douces heures d'enfance avec les ombres qu'elle aimait et les légendes auxquelles elle croyait plus encore qu'aux Évangiles... Et, en fait, c'était vers cet univers-là qu'elle avait voulu revenir à l'heure du plus grand chagrin que puisse éprouver une femme. C'était à lui qu'elle voulait confier sa petite fille, plus encore qu'à une terre chrétienne. Et, si elle avait écouté son désir profond, elle eût simplement remis l'enfant à la paix de l'étang pour qu'elle y rejoigne Viviane et Merlin et le chevalier qui, par amour pour sa reine, avait perdu le droit de quêter le Graal. Mais, même en Brocéliande, personne n'eût compris. On aurait crié au sacrilège...

Tout cela était de toute façon impossible à faire entendre à quiconque, et moins encore à Josse de Pontallec qui déjà ne comprenait pas le besoin qu'avait sa femme de remettre sa petite fille à la terre bretonne. Cependant, il s'était incliné assez vite, se contentant de hausser les épaules en déclarant :

- Dans ce cas, Jaouen vous escortera. Vous ne pensiez pas, j'espère, faire le trajet seule ?

- J'espérais votre compagnie. Il est d'usage, pour un père, d'assister aux funérailles de son enfant.

- Vous en avez décidé seule, ma chère. Et comme je ne suis pas d'accord, souffrez que je vous laisse à vos responsabilités. C'est déjà beau que je vous laisse partir. Avec Jaouen vous serez bien défendue. Au surplus, ajouta-t-il après une toute légère hésitation, je n'ai jamais aimé Komer où vous êtes trop chez vous.

L'excuse était misérable. La vérité, il fallait la chercher au palais des Tuileries où Josse allait chaque jour faire sa cour à la reine Marie-Antoinette. C'était pour lui infiniment plus important que d'accompagner sa femme dans un voyage aussi désagréable. Encore, s'il se fût agi d'un fils ? Mais une fille ne valait pas que le marquis de Pontallec manquât, fût-ce un seul jour, à ce qu'il prétendait être un devoir d'honneur.

- J'ai partagé les heures exquises de Trianon, disait-il. Je me dois de partager à présent celles, amères, de l'exil.

L'exil ? Le mot agaçait Anne-Laure. Le séjour de sa ville capitale représentait-il vraiment l'exil pour une reine de France ? Ne respirait-elle à l'aise que dans le décor ravissant et artificiel des bergeries de Trianon ou dans la splendeur de Versailles ? Il est vrai que, depuis le malheureux retour de Varennes, la fuite si misérablement avortée, le vieux palais des Tuileries avait l'air de s'être resserré autour de la famille royale jusqu'aux limites d'une prison. Mais Paris tout entier ne se faisait-il pas le geôlier de souverains qui n'avaient plus le droit d'en sortir ? Même le château de Saint-Cloud, cependant si proche, leur était interdit, et le bon roi Louis XVI pour qui la chasse représentait le meilleur des exercices quotidiens souffrait sans l'avouer d'être privé de ses forêts. Certainement plus que de son grand palais !

Anne-Laure aimait bien le Roi qui, lors de ses rares apparitions à la Cour, lui montrait toujours beaucoup de bonté. En revanche, elle n'aimait guère la Reine auprès de qui elle se sentait gauche et campagnarde. Josse y était pour beaucoup car il montrait à Marie-Antoinette une véritable dévotion quand il n'accordait à son épouse qu'une attention distraite et vaguement dédaigneuse. Il est vrai qu'auprès de l'éblouissante Viennoise, elle faisait pâle figure cette jeune Anne-Laure de Laudren, fraîchement émoulue de son couvent malouin et de ses châteaux bretons, cette petite-fille d'armateurs enrichis depuis longtemps dans la " course " mais aussi dans la pêche à la morue, dont l'élégant marquis avait épousé la dot et les espérances.

Bien entendu, Anne-Laure ignorait ces détails lorsque, trois ans plus tôt, dans la chapelle de Versailles, sa main rejoignit celle de Josse.

Elle avait alors seize ans, arrivait de sa Bretagne et se croyait la princesse Guenièvre sur le point d'épouser le roi Arthur car, si Josse de Pontallec était son aîné de dix ans, il était aussi sans aucun doute l'un des plus beaux hommes d'une cour qui n'en manquait pas et peut-être le plus élégant avec le comte d'Artois, le jeune frère du Roi. Ce qui lui valait une sorte de célébrité.

Venu à Versailles vers l'âge de douze ans, Josse avait été l'un des plus turbulents parmi les pages de la Grande Écurie avant de s'imposer à la Cour la plus raffinée du monde comme une sorte d'arbitre des élégances. Ainsi, il fut le premier, avant même le duc de Chartres, à adopter les modes anglaises dont la coupe savante et la sobriété savaient mettre en valeur un corps digne de l'Antique et des jambes à faire pâlir d'envie un danseur d'opéra. On copiait ses redingotes, on s'extasiait sur le tour de ses cravates et, quand il daignait porter l'habit de cour, aucun courtisan n'égalait sa splendeur.