- Si nous parlions de la suite maintenant? dit Devaux, tirant son ami de la brève méditation qu'il s'était accordée tandis que, dans les rangs, on discutait ses dernières paroles. Expliquez-nous votre plan ! Ensuite nous nous partagerons le travail.

Le plan était d'une grande audace mais assez simple. Les conjurés devraient se masser, mêlés aussi étroitement que possible au peuple, près de la porte Saint-Denis au croisement du boulevard et de la rue Saint-Denis. Au signal que donnerait Batz - il se tiendrait à l'angle de la rue de la Lune à l'endroit où le boulevard, pas encore nivelé, formait une sorte d'excroissance -, le plus gros de la troupe se jetterait sur la voiture, en arracherait le Roi et son confesseur pour les entraîner jusqu'aux Petites-Écuries de la rue Saint-Denis assez proches, où cinq ou six hommes attendraient avec des chevaux. On y cacherait Louis XVI pendant que l'un des conjurés qui avait la taille et la corpulence du roi - ce serait Cortey -, environné de quatre ou cinq cavaliers, foncerait en remontant la rue Saint-Denis pour franchir la barrière de la Chapelle et prendre la route du Nord.

- Ils seront peut-être poursuivis et peut-être pris...

- Pourquoi peut-être et pas sans doute ?

- Parce que j'espère une réaction du peuple. Tout ce que nous avons pu apprendre depuis quinze jours va dans ce sens et c'est pourquoi la Convention a refusé de lui demander son avis. En outre, Dumouriez, qui est à Paris, a juré qu'il s'opposerait à l'exécution. Il se peut que nous ayons tout le temps pour mettre le Roi à l'abri. Mais le contraire se peut aussi. Tandis que l'on courra derrière nos amis, j'irai chercher Sa Majesté et son confesseur pour les conduire à la nuit et à pied jusqu'à l'église Saint-Laurent qui a des cryptes que je connais bien. Elles sont vastes et elles ouvrent sur les carrières de Montmartre où tout sera prêt pour que les deux hommes y vivent quelques jours; après quoi nous leur ferons quitter Paris pour la Normandie où nous avons de nombreux amis, puis pour l'Angleterre.

- Crois-tu, dit Benoist d'Angers, qu'il acceptera de partir en laissant les siens en otages à ces brutes qui les gardent? Tu le connais mal...

- Non, je le connais bien au contraire. Si le peuple nous aide, il n'y aura aucun problème. S'il en va autrement, je saurai le rassurer... au besoin en lui promettant de le ramener à ses bourreaux au cas où nous ne parviendrions pas à libérer sa famille. Mais pour elle aussi j'ai un plan...

- C'est loin la Normandie. Il faudra des relais....

- Ils sont prévus. Le premier au château d'Abondant, près de Dreux, où Mme de Tourzel et ses enfants nous attendent déjà. Encore des questions ?

Aucune voix ne s'éleva. Batz sourit.

- Très bien, messieurs ! Nous allons à présent procéder au partage des postes... Que les chefs de groupe veuillent bien s'avancer !

Le 20 janvier, il neigeait sur Paris. Tandis qu'au Temple Louis XVI écoutait sa sentence de mort avec un calme et une sérénité qui forcèrent l'admiration de ceux qui étaient là, puis se disposait à revoir enfin les siens pour le dernier adieu, dans la maison de Charonne enveloppée de silence et de blancheur, Batz écrivait son testament et mettait ordre à ses affaires avant, lui aussi, de faire ses adieux à Marie, à Laura et à ses dévoués serviteurs. Tout à l'heure, il se rendrait à Paris où les barrières seraient fermées dès la tombée de la nuit pour ne se rouvrir que lorsque tout serait accompli...

Lorsqu'il eut scellé l'acte de ses dernières volontés, il le rangea dans la petite armoire de sa bibliothèque, puis alla chercher Marie pour l'emmener avec lui dans le cellier, sans lui révéler la partie secrète où se trouvait l'imprimerie clandestine. Il se contenta de passer en revue les casiers de briques où les bouteilles étaient rangées par crus, s'arrêta devant celui qui contenait les vins de Bourgogne, compta cinq bouteilles dans la quatrième rangée en partant du haut, tira la sixième, se pencha pour amener à lui la brique du mur qui se trouvait derrière, plongea la main dans la cavité et en retira une boîte en fer dans laquelle il y avait un écrin de cuir qu'il ouvrit : la fabuleuse Toison d'Or étincela sous la lumière caressante de la chandelle. Marie eut une exclamation admirative :

- Quelle merveille !

- N'est-ce pas ? Seulement elle n'est pas à moi. Alors écoutez bien, Marie : s'il m'arrivait malheur, je compte sur vous pour aller porter ceci au baron de Breteuil. Il n'est plus à Bruxelles mais à Soleure, en Suisse. Il saura quel usage en faire pour le bien du Roi.... qu'il soit Louis XVI ou Louis XVII. Vous vous souviendrez ? Le vin des Hospices de Beaune, la sixième bouteille en partant de la gauche dans la quatrième rangée. La brique s'enlève sans difficulté dès l'instant qu'on la sait mobile, sinon on pourrait vider toutes les bouteilles sans la remarquer....

- Je me souviendrai ! Laissez-moi la ranger !

- Non. Il est inutile d'abîmer si peu que ce soit ces jolies mains. Il sera bien temps si vous devez un jour en venir là...

Il remit tout en place puis, prenant la jeune femme dans ses bras, il lui donna un long baiser qui lui permit de s'apercevoir qu'elle pleurait. A l'aide de son mouchoir il essuya doucement le doux visage :

- C'est prématuré ! Je ne suis pas encore mort et je ferai tous mes efforts pour que nous nous en tirions, le Roi et moi, avec les honneurs de la guerre..

- Je l'espère bien, fit-elle en lui souriant à travers ses larmes. Cela m'ennuierait beaucoup de faire le voyage de Suisse par ce mauvais temps !

Son courage lui valut un nouveau baiser puis les deux jeunes gens regagnèrent le cabinet de travail :

- Il me faut à présent faire mes adieux à Laura, dit Batz. Dans l'armoire que vous connaissez, vous trouverez, avec mon testament, les dispositions que j'ai prises pour elle. Allez lui demander de venir ici.

- Elle est prête.

Un instant plus tard Laura faisait son entrée sous l'oil incrédule du baron : elle portait, avec beaucoup de désinvolture d'ailleurs, le costume masculin qu'elle avait demandé à Marie. Batz fronça les sourcils :

- Que signifie?

- J'ai décidé de vous accompagner. Souvenez-vous : j'ai votre promesse de me laisser combattre à vos côtés. C'est, je crois, ce que vous allez faire ?

- Sans doute mais....

- Pas de mais! Une promesse est une promesse !

- Emmenez-la, mon ami ! plaida Marie. Sauver le Roi pour conserver un père à la petite Madame c'est aussi son affaire !

- Si vous vous mettez à deux contre moi je ne peux que m'incliner. Venez donc !

Quelques minutes plus tard, le cabriolet conduit par Biret-Tissot les emmenait à la barrière du Trône. Là, ils prirent un fiacre pour rejoindre Devaux et La Guiche dans le petit hôtel de la rue Montorgueil, où ils s'étaient donné rendez-vous en se faisant passer pour des provinciaux venus assister à l'événement. Pitou, qui se rendrait au rendez-vous dans son uniforme de garde national, avait élu domicile pour la nuit chez son ami et rédacteur en chef Duplain de Sainte-Albine. Ce dernier était au courant du complot mais n'avait pas participé à la réunion dans la carrière désaffectée. Il était occupé à imprimer une multitude de petits placards qu'une troupe de jeunes garçons à sa solde allait disséminer sur les boulevards : " Peuple de Paris, ton Roi a besoin de toi. Sauve-le ! "

Quand la ville s'éveilla, la neige de la veille s'était transformée en pluie et les rues en cloaque. Au lever du jour un brouillard gris, sinistre à souhait, enveloppait toutes choses d'humidité.

A sept heures, Batz et ses compagnons quittèrent le Pilon d'Or. Vêtus de gris ou de noir, le col de leurs redingotes relevé, le chapeau sur les yeux, les trois hommes et la jeune femme gagnèrent en silence le point de ralliement. Tous sauf Laura portaient des armes faciles à dissimuler : poignards et cannes-épées. Il y avait beaucoup de monde dans les rues, chacun s'étant levé de bonne heure pour être bien placé sur le chemin du cortège. Une double ligne de gardes nationaux avait déjà pris position de chaque côté du boulevard. Une autre file les doublait, formée d'hommes de mauvaise mine en carmagnole et bonnet rouge, armés de piques et de sabres. L'ordre n'étant pas encore bien réglé, Devaux suivi de La Guiche purent traverser pour se placer au pied de la porte Saint-Denis tandis que Batz et Laura remontaient vers l'immeuble en pointe qui marquait l'entrée de la rue de la Lune. Un poste de commandement idéal : de là on dominait une grande partie du boulevard et de la rue Saint-Denis.

Laura, qui n'était jamais venue dans ce quartier, regardait autour d'elle avec curiosité :

- La rue de la Lune, murmura-t-elle. Comme c'est étrange!... Vous souvenez-vous de Valmy? C'est à un endroit nommé La Lune que les Prussiens ont été arrêtés dans leur avance.

Batz lui jeta un regard noir. Il n'était déjà pas trop satisfait de l'avoir emmenée, si en plus il devait soutenir une conversation de salon...

- Vous y voyez un présage ? grogna-t-il en sortant une lorgnette de sa poche pour examiner les alentours de plus près.

- Moi ? oh non ! Je n'ai fait qu'un simple rapprochement. Cette porte est belle, ajouta-t-elle pour changer de sujet, en désignant la grande arche de pierre, superbement décorée de bas-reliefs avec ses deux pyramides chargées de trophées d'armes, qui enjambait la rue Saint-Denis.

- Vous jouez de malheur ! fit-il entre ses dents. Cette porte est celle sous laquelle passent les rois de France au jour de leur entrée solennelle dans leur capitale. Ils y repassent quand on emporte leur cercueil à la basilique de Saint-Denis. Et si vous aimez à ce point les souvenirs, méditez celui-ci : il y a onze ans, onze ans seulement que, le 21 janvier 1782, le Roi et la Reine venaient à Paris pour le baptême à Notre-Dame du premier Dauphin, ce premier fils tant désiré qui devait mourir en 89 à Meudon. Il faisait froid, mais il faisait beau et une foule enthousiaste, une foule énorme acclamait ses souverains. C'était la plus grande fête. Tout le monde était heureux! Et aujourd'hui!... Je suis sûr que le Roi y pense...