A peine y était-on qu’une tragi-comédie s’y joua. Le Roi, ayant reçu de Versailles un courrier lui apprenant que les premiers travaux entrepris pour la construction de l’aile nord venaient de s’effondrer, piqua une verte colère dont il déversa le trop-plein sur Colbert, responsable selon lui de ce désastre puisqu’il avait la haute main sur les bâtiments royaux, lui reprochant d’avoir mal choisi ses entrepreneurs :

—    Ou les hommes ne valent rien, ou ce sont les matériaux employés sur lesquels on cherche peut-être quelques bénéfices ! Mon palais mérite que l’on en prenne mieux soin. Veillez à ce que cela ne se reproduise pas !

—    Sire, émit le ministre devenu livide, jamais le Roi ne m’a parlé sur ce ton et je ne croyais pas...

—    Cela veut dire seulement qu’il y a un commencement à tout ! Vous savez pertinemment que j’exige la perfection ! Allez faire en sorte que le dommage soit prestement réparé !

Quelques minutes plus tard, Colbert, étouffant d’une rage qu’il avait bien été obligé de ravaler, quittait Fontainebleau, touchait à Versailles pour en déverser le surplus sur les maîtres d’œuvre, rentrait dans son hôtel parisien pour s’y coucher. Trois jours après, il était mort... Cela jeta un froid.

En effet, Mme Colbert, voyant son époux se renfermer chez lui et refuser de se nourrir, avait envoyé un messager au Roi pour lui faire part de la situation, celui-ci daigna remettre en retour un bref billet commandant à son ministre de se nourrir et de prendre soin de lui. Mais Colbert ne voulait plus répondre.

« C’est au Roi des rois que je vais rendre des comptes à présent... »

C’en était fini pour lui des casse-tête chinois que représentaient les incessantes exigences financières d’un roi bâtisseur trop fastueux. Il partit sinon heureux, du moins soulagé de déposer une charge devenue accablante pour ses épaules de soixante-quatre ans. Les nombreux ennemis de ce grand ministre à la politesse glacée - que Mme de Sévigné avait surnommé « le Nord » - s’en réjouirent comme son rival, Louvois, investi désormais d’une sorte de toute-puissance.

Cependant, cette mort survenue si rapidement après celle de la Reine étendit un voile de brume sur une cour qui se voulait la plus brillante du monde. Cette fin avait été trop soudaine et l’idée du poison revint s’infiltrer entre les groupes chamarrés des courtisans. Marie-Thérèse, alors en pleine santé, avait disparu en à peine quatre jours. Colbert, bâti à chaux et à sable, taillé pour vivre cent ans, n’en avait pas mis davantage. C’était troublant. D’autant qu’à dater de cette époque, il fut vite évident que le mode de vie du Roi changeait sensiblement et se tournait vers la vertu, consacrant aux exercices de piété la majeure partie du temps, voué naguère encore aux folies de la chair. Le port du chapelet et du livre d’heures devint alors plus courant chez les dames que celui de l’éventail et le clan des dévotes s’augmenta de recrues inattendues comme la comtesse de Gramont, la duchesse du Lude, Mme de Soubise, Mme de Thianges, sœur de Mme de Montespan, et même cette dernière. À l’unisson du Tout-Versailles, la belle marquise se posait cette question : le Roi allait-il se remarier ?

À quarante-cinq ans et doté des appétits qu’on lui connaissait, il semblait difficile qu’il pût vivre seul. Ce retour inopiné aux bonnes mœurs était-il destiné à convaincre une quelconque princesse européenne de prendre la place - si peu enviable tout compte fait ! - de l’infante défunte ? Le moment serait mal choisi dans ce cas de pousser dans son lit une jeune femme aussi ravissante que Charlotte, même s’il pouvait être utile de la ressortir une fois le mariage accompli. Aussi Mme de Montespan préféra-t-elle cesser jusqu’à nouvel ordre de poser des questions... Surtout si le sort de la jeune femme était actuellement entre les mains de l’universel Louvois ! Qui était d’ailleurs de ses amis...

Il y avait pourtant dans Paris quelqu’un que ce sort tourmentait. C’était Mlle Léonie des Courtils de Chavignol, qui avait veillé sur la fillette de la mort de son père jusqu’à son entrée chez les Ursulines de Saint-Germain d’où elle avait fini par s’enfuir ! Et cela depuis qu’un certain matin - celui du 28 décembre précédent - le jeune policier Alban Delalande, chez qui elle avait trouvé refuge après avoir été jetée à la rue par la mère de Charlotte, était rentré rue Beautreillis blême, le regard éteint, visiblement à bout de forces et, sans penser à lui dire bonjour, s’était emparé d’une bouteille de vin qu’il avait entrepris de vider jusqu’à la dernière goutte avant de s’affaler sur la table, secoué de sanglots. Ce spectacle s’était interrompu quand un lourd sommeil avait remplacé ce bruyant désespoir durant lequel la vieille demoiselle n’avait pas bronché. Assise sur un tabouret, elle était restée là, les mains nouées sur son giron sans dire un mot, sachant bien qu’il ne servirait à rien de l’interrompre. Il fallait laisser Alban aller jusqu’au bout de cette manifestation de souffrance, parfaitement inattendue de la part d’un homme de cette trempe, et proche de la crise de nerfs parce qu’elle résultait d’une tension trop longtemps maîtrisée.

Quand revint le silence, Mlle Léonie se leva, considéra un instant le dormeur, lui souleva la tête dans l’intention de lui laver le visage, constata que c’était impossible sans l’inonder, réfléchit et conclut finalement que la seule chose à faire était de le coucher, mais qu’elle n’y arriverait jamais seule et qu’il lui fallait de l’aide et une aide vigoureuse. Mme Justine Pivert, la concierge du prince de Monaco, rue des Lions-Saint-Paul, chargée du ménage quatre jours par semaine, ne suffirait pas pour l’aider à hisser ce grand corps inerte jusqu’à son lit de l’étage. Elle ôta donc son tablier, s’assura que son bonnet était convenablement ajusté sur ses cheveux gris et s’en alla chez son voisin d’en face.

C’était un vieux monsieur charmant avec qui elle avait lié connaissance à l’église voisine au début de l’hiver. En sortant de la messe, elle s’était tordu la cheville en descendant les marches couvertes d’une légère couche de neige où elle s’était retrouvée assise. Il l’avait aidée à se relever et lui avait même proposé de la ramener dans sa voiture que le mauvais temps l’avait convaincu d’emprunter en dépit de la courte distance. Il se trouvait en effet qu’il habitait lui aussi rue Beautreillis une confortable maison léguée par son frère aîné, conseiller au Parlement. Lui-même avait occupé quinze années durant un poste à l’ambassade de France à Madrid où il menait une vie étriquée et faussement bigote dans un pays notoirement hostile à la France et sous l’œil soupçonneux de la redoutable Inquisition. La mort du conseiller, vieux garçon sans enfants beaucoup plus riche que lui, l’avait tiré de sa triste situation et l’avait fait revivre. Depuis il menait une vie tout épicurienne dans sa belle demeure pourvue d’un jardin coquet et dans laquelle il entassait des livres, entouré d’Églantine, son habile cuisinière, et de Fromentin, le solide valet qui lui servait aussi de cocher.

Entre lui et Mlle Léonie, en laquelle il avait reconnu sans hésiter une dame de bonne naissance, la sympathie s’était révélée immédiate. Ils avaient en commun l’esprit vif, la dent dure, le goût des bonnes choses et des belles-lettres, mais un lien se tissa quand Isidore confia à sa nouvelle amie ce qu’il considérait comme l’événement de son existence : son retour d’Espagne en tant que chaperon de deux jolies filles d’honneur de la reine Maria-Luisa rappelées en France sur ordre du Roi. Deux jeunes personnes dont l’une s’appelait Cécile de Neuville et la seconde Charlotte de Fontenac, dont le souvenir gardait le pouvoir de lui mettre une larme au coin des yeux.

— Je n’ai jamais rien vécu d’aussi agréable que ce long voyage à travers deux royaumes. Elles étaient si charmantes ! J’aurais aimé être adopté par l’une, l’autre ou les deux, bénéficiant du statut de vieil oncle, mais elles appartenaient à la Cour et je n’ai pas osé m’imposer... D’autant que je ne les ai plus revues ! avait-il conclu dans un soupir.

Devant une telle marque de confiance, Mlle Léonie, qui s’était d’abord annoncée comme une cousine d’Alban Delalande - ce policier dont Sainfoin n’avait pas oublié qu’au soir de son retour à Paris il avait quasiment enlevé Mlle de Fontenac pendant deux grandes heures -, n’avait pas cru pouvoir faire moins que retracer sa propre histoire. Son interlocuteur avait vu là un signe du Ciel et, depuis, les relations de bon voisinage s’étaient presque muées en liens de famille. C’est pourquoi, ce triste matin où Alban avait regagné son logis dans l’état d’un bateau malmené par la tempête, Mlle Léonie n’hésita pas à traverser la rue pour demander de l’aide.

A peine cinq minutes plus tard, elle retraversait, escortée du vigoureux Fromentin et d’un Isidore excité comme une puce et frétillant de curiosité. Alban, lui, était toujours dans une situation voisine du coma.

—    Je vois ! Émit le valet sobrement.

Et sans prendre le temps de retrousser ses manches, il chargea le jeune homme sur son dos aussi facilement qu’il l’eût fait d’un sac de blé, grimpa à l’étage, le déposa sur son lit et mit Mlle Léonie à la porte en réclamant l’assistance de son patron :

—    On va le déshabiller et le coucher, expliqua-t-il. Après on verra !

On ne vit rien du tout : sitôt introduit dans ses draps, Alban, étalé sur le dos, se mit à ronfler sans plus bouger un cil.

—    Il en a pour quelques heures à cuver son vin, pronostiqua M. Isidore. Le mieux est de le laisser dormir... Vous dites qu’il a seulement bu une bouteille ? ajouta-t-il à l’intention de Mlle Léonie. Vu sa carrure, c’est un peu surprenant qu’il soit ivre à ce point. Il devrait tenir le vin plus gaillardement ! Il est vrai qu’il a une mine affreuse. Qu’a-t-il bien pu lui arriver ?