—    C’est ce que je veux élucider. Si vous l’aviez vu ce tantôt !.... L’image du désespoir ! C’est pourquoi j’ai l’intention de le veiller jusqu’à son réveil.

Elle semblait si déterminée que l’on n’osa pas lui proposer de la relayer. Il était préférable qu’Alban vît un visage familier en reprenant conscience. De toute façon, on n’était pas loin.

Le retour à la surface se produisit aux alentours de minuit. Mlle Léonie, occupée à tricoter près de la cheminée, l’entendit bouger, s’approcha et constata que si les yeux étaient ouverts, ils étaient à nouveau pleins de larmes... Elle s’assit sur le bord du lit, prit la main d’Alban et demanda doucement :

—    Voilà deux jours que je ne vous ai vu. Que s’est-il passé pour vous mettre dans cet état ?

Il essaya de sourire mais ne réussit qu’une grimace :

—    Est-ce assez ridicule, n’est-ce pas ? Je ne pensais pas que cela me ferait si mal !

—    De quoi parlez-vous ? Ou plutôt de qui ? Est-ce... Charlotte ?

Il y avait beau temps que, sans jamais y faire la moindre allusion, elle avait deviné l’amour qu’il portait à la jeune fille. Aussi fut-il surpris :

—    Vous saviez ?

—    C’était le secret de Polichinelle. À présent dites-moi ce qui s’est passé. Il lui est arrivé quelque chose de grave ?

—    Pour moi oui... La nuit dernière, dans la chapelle de Versailles, elle a épousé cet imbécile de Saint-Forgeat. Ça s’est fait si vite que je ne l’ai appris qu’au dernier moment. J’ai pu de justesse me mêler aux valets porte-flambeaux à la sortie de la chapelle. Elle... elle était belle à damner un saint !

—    Mais qui est Saint-Forgeat ?

—    L’un des jolis amis de Monsieur ! Une tête de linotte couverte de rubans.

—    Je ne vois pas Charlotte tomber amoureuse de ce genre-là.

—    Oh, elle ne l’est pas ! Et sans doute n’est-il qu’un paravent. Je suis persuadé que c’est à un autre qu’on la destine maintenant qu’elle est la comtesse de Saint-Forgeat.

—    Et à qui d’autre ?

—    Au Roi voyons ! Il fallait voir comment il la regardait ! Ses yeux la déshabillaient !

—    Ah oui ? Et... la Maintenon ? Qu’en disait-elle ?

—    Rien. Elle n’y était pas. Le coup a été monté contre elle par la Montespan. Elle était témoin ! Visiblement ravie ! C’est l’affaire Fontanges qui recommence !

—    Vous rêvez ! Cette histoire-là lui a valu la frousse de sa vie...

—    Oui, mais elle a encore plus peur de la Maintenon... Voilà, je vous ai tout dit. Aussi, à présent, je vais vous demander une promesse.

—    Laquelle ? fit-elle, inquiète par la dureté soudaine des yeux du jeune homme.

—    Je veux que vous me juriez de ne plus jamais prononcer son nom devant moi. Plus jamais ! Vous entendez ? Il faut que je m’arrache du cœur un amour qui pourrait être ma perte !

—    Mais...

—    Si vous avez un peu d’amitié pour moi, jurez !.... Je vous en supplie. Le travail me guérira mais seulement à ce prix !

—    Soit, je vous le jure !...

Elle avait tenu sa promesse. Non sans peine parce que ce mariage tellement inattendu l’inquiétait. Elle ne pouvait imaginer, même un court instant, Charlotte transformée en odalisque et soumettant sans l’ombre d’une protestation son corps juvénile aux désirs libidineux d’un homme vieillissant. Elle était d’accord sur ce point avec Sainfoin du Bouloy à qui, n’ayant rien juré de ce côté-là, elle avait soumis le problème. Ce dont elle avait tiré un semblant d’apaisement : un fardeau devient considérablement moins lourd quand on le partage ! L’ancien conseiller avait été péremptoire :

—    Cette jeune fille est trop droite, trop fière, trop claire pour s’être ainsi laissé manipuler. En outre et bien que je ne les aie pas vus longtemps ensemble ! -, j’aurais juré qu’elle était amoureuse de ce policier obtus !

—    Il n’est pas obtus ! Il essaie seulement d’écarter son imagination de certaines images dangereusement réalistes ! Peut-être pour ne pas devenir fou... ou régicide ! Je le crois capable d’en venir à cette extrémité !

—    On n’en est pas à ce point ! Dans le contexte actuel des choses, il est préférable de vous en tenir à votre promesse... et de veiller au grain.

Ce que l’on fit. Les jours se remirent à couler dans leur grisaille quotidienne. Alban était redevenu ce qu’il était avant son coup de désespoir. Du moins en apparence, mais Mlle Léonie le surveillait comme du lait sur le feu. Ce dont elle enrageait c’était de n’avoir aucun moyen de pénétrer dans le monde protégé de Versailles afin de sonder Charlotte. D’essayer du moins. Leur dernier revoir était si lointain à présent ! La jeune comtesse la prierait peut-être poliment de se mêler de ses propres affaires ? Une éventualité contre laquelle M. Isidore protestait, fort des trois semaines passées en la compagnie de la jeune fille :

—    Je suis sûr qu’elle serait heureuse de vous revoir ! affirmait-il, péremptoire. Vous vous entendiez bien avec elle quand elle était petite ?

—    Très bien. Elle me faisait confiance parce qu’elle savait que j’aimais son père et qu’il me rendait mon affection !

—    Vous voyez ! De toute façon, la Cour galope sur les grands chemins des provinces de l’Est. Nous aviserons quand elle rentrera...

Elle rentra et Versailles reprit vie. Pas pour longtemps ! La mort de la Reine l’ensevelit sous les tentures de deuil tandis que le Roi fuyait à Saint-Cloud d’abord puis à Fontainebleau. Mlle Léonie décida alors d’assister aux funérailles à Saint-Denis. Vivement approuvée par son voisin qui proposa aussitôt de l’emmener dans sa voiture.

—    Elle ne peut manquer d’y être. Toute la maison de la Reine est tenue de l’accompagner jusqu’au tombeau. Après la cérémonie, nous essaierons de lui parler...

Malheureusement, la foule était dense et l’on eût pu désespérer de s’y retrouver. Mais M. Isidore, rendu téméraire par sa richesse récente, réussit à dénicher l’un des sacristains de la basilique, vite convaincu au moyen d’une pièce d’or de les introduire dans les dépendances et de là dans un confessionnal où l’on était un peu serrés mais d’où ils pourraient voir les dames qui les intéressaient. Leurs places étaient marquées autour de la duchesse de Créqui, dame d’honneur, et de la marquise de Montespan, surintendante de la maison de la défunte. Or, quand la cérémonie commença, ils purent constater que le Roi n’était pas là... et Charlotte non plus !

Il n’en fallut pas moins, compressés tels harengs en caque et par une chaleur de four, subir jusqu’au bout la majestueuse célébration considérablement rallongée par l’interminable sermon de Bossuet. Le tout dans une position inconfortable bien qu’ils ne fussent pas plus épais l’un que l’autre et pas plus grands. Mlle Léonie s’assit sur le banc étroit et M. Isidore sur le plancher...

Quand enfin le cercueil eut été descendu dans la crypte et que le roi d’armes eut proclamé : « La Reine est morte, la Reine est morte, la Reine est morte. Priez Dieu pour son âme ! », La basilique commença de se vider suivant l’ordre protocolaire mais avec une certaine presse, chacun et chacune ayant hâte de retrouver son carrosse et d’aller souper. Les deux complices sortirent de leur cachette en frottant leurs genoux et leurs dos ankylosés. Mlle Léonie était sombre : l’incroyable absence de Louis XIV aux obsèques de son épouse et celle, inquiétante, d’une jeune femme à qui la reconnaissance faisait un devoir de suivre jusqu’au bout celle qui l’avait sauvée, ouvraient la porte aux pires conjectures. Se pouvait-il qu’Alban eût raison, que pour une fois la jalousie se montrât clairvoyante et que ces deux-là fussent en train de filer le parfait amour sous les beaux ombrages de Fontainebleau ?

—    C’est aussi impensable que scandaleux ! Fulmina-t-elle, achevant sa pensée à voix haute.

—    On dirait que nous pensons la même chose ! ajouta M. Isidore d’une voix flûtée. Même si c’est un sacrilège d’imaginer notre Sire et cette charmante enfant en train de batifoler ensemble tandis que l’on porte la Reine en terre, on ne peut qu’être obligés de s’y arrêter ! Toute la famille royale était présente : le Dauphin et la Dauphine, Monsieur et Madame, la Grande Mademoiselle, l’ensemble des princes, des princesses, les anciennes maîtresses du Roi - Montespan en tête ! -, les dignitaires, sans compter les cours souveraines, l’Université, que sais-je encore !

—    Un instant ! Coupa la vieille demoiselle. Laissez-moi réfléchir !

—    A quoi mon Dieu ?

—    Laissez, vous dis-je !

On marcha donc un moment en silence et l’on était presque arrivé à la voiture quand elle s’arrêta au milieu de la rue :

—    Il manquait quelqu’un d’autre !

—    Qui ?

—    Mme de Maintenon pardi ! J’ai habité Saint-Germain suffisamment longtemps pour l’avoir aperçue à maintes reprises. Et je suis formelle : elle aurait dû se trouver à son rang parmi les dames de la Dauphine dont elle est seconde dame d’atour... et elle brillait par son absence !

—    Il est certain qu’elle aurait dû y assister, mais je serais curieux de savoir ce qui vous trotte par la tête ? Si elles sont toutes les deux à Fontainebleau, il me paraît difficile que notre Sire écoute les conseils de vertu de l’une sans hésiter à s’attaquer à celle de l’autre ?

Mlle Léonie devint rouge vif :

—    Voulez-vous bien vous taire ? On ne plaisante pas avec l’honneur d’une jeune femme !

—    Je ne plaisante pas : j’essaie de comprendre !

—    Moi aussi, mais nous faisons peut-être assaut d’imagination ? La Maintenon n’est plus de première fraîcheur et il se peut qu’elle soit tout bêtement souffrante ? La chaleur est étouffante, le temps tourne même à l’orage...