—    Tst, tst, tst !.... Vous ne connaissez rien aux femmes et surtout à celle-là ! Si le Roi avait été là, elle l’y aurait suivi, agonisante ou pas ! Quoique je ne fréquente pas la Cour, je lis les gazettes, je me rends dans certains cabarets et je me tiens au courant...

—    La débauche à présent ? Il ne manquait plus que cela!

Une grimace moqueuse plissa la figure de Sainfoin du Bouloy, rapprochant son long nez de son menton. Il ricana :

—    Ma chère demoiselle, vous ne me ferez pas accroire qu’un ou deux verres de vin ou d’eau-de-vie sifflés au cabaret vous offusquent ? Ce n’est pas plus répréhensible qu’à la maison, c’est plus amusant et on y entend des choses ! Alors que faisons-nous maintenant ?

—    On rentre rue Beautreillis, évidemment ! Pourtant... il me vient une idée.

—    Elle viendra encore mieux si vous me l’exposez ! fit-il, encourageant.

—    Si j’allais demander audience à Madame la duchesse d’Orléans ? Charlotte a été plusieurs années à son service et elle était amie de la Reine. Vous avez vu comme elle pleurait tout à l’heure ? En outre, je suis fille noble ! ajouta Mlle Léonie en se rengorgeant. Elle peut me recevoir sans déchoir !

—    Même sans ça elle vous recevrait. C’est la meilleure personne du monde et de toutes les princesses la plus accessible. On va passer par le Palais-Royal pour savoir si elle y est !

—    Et si elle n’y est pas ?

—    Nous irons manger un morceau dans une bonne auberge - vous noterez que je n’ai pas dit un cabaret ?

—    Et ensuite je vous conduirai à Saint-Cloud, mais je ne vous cache pas que je préférerais Paris.

—    Pourquoi ?

—    Parce que Madame comme Monsieur, d’ailleurs ! Y sont toujours disposés à écouter les gens d’une capitale dont ils se sentent d’autant plus proches que le Roi a tendance à les dédaigner.

Le plus difficile fut de retrouver la voiture. Non seulement la basilique mais la ville et même ses entours débordaient d’une foule à laquelle la longueur de la cérémonie avait largement laissé le temps de s’assembler pour aller dire une prière. Finalement ce fut Fromentin qui les récupéra après avoir rangé le véhicule dans une impasse. Il s’était hissé sur une borne de coin de rue pour leur faire signe.

Mlle Léonie se laissa tomber sur les coussins en exhalant un soupir de soulagement. Pourtant ils n’étaient pas encore au bout de leurs peines. Sortir de cette foule représentait un exploit et il était près de onze heures du soir quand ils revirent la rue Beautreillis.

CHAPITRE II

UNE MORT SUSPECTE

Une sérieuse déception attendait Mlle Léonie en se rendant, le lendemain, au Palais-Royal. Madame et Monsieur étaient partis non pour Saint-Cloud, ce qui eût été demi-mal, mais pour leur château de Villers-Cotterêts dont la belle forêt était l’un des terrains de chasse préférés de la princesse. Et c’était un peu loin pour elle... D’autant qu’ensuite ils devaient se rendre à Fontainebleau. Il allait falloir encore attendre !

Soucieuse, elle revenait vers la voiture obligeamment prêtée par M. Isidore quand elle aperçut son logeur. Debout près d’une grille du palais, Alban discutait sur un mode animé avec son chef, M. de La Reynie. Dans Paris où il était redouté, le lieutenant général de Police passait pour l’homme le mieux renseigné de France et la vieille demoiselle sentit soudain l’envie de bavarder avec un magistrat dont elle connaissait les capacités. Malheureusement, la présence d’Alban, à qui elle avait juré de ne plus prononcer devant lui le nom de Charlotte, l’en empêcha. Or, peut-être parce qu’elle aimait bien son hôte et appréciait la nouvelle chance qu’il lui avait offerte, elle n’osa pas transgresser son interdit d’aussi éclatante façon. Évidemment, elle pouvait se faire conduire au Grand Châtelet et demander une entrevue, mais qui pouvait savoir si le jeune homme ne serait pas là aussi ? Auquel cas c’en serait peut-être fait d’une belle amitié.

Elle était remontée en voiture et restait à regarder les deux hommes sans bouger quand Fromentin, qui n’avait pas quitté son siège, se pencha :

—    Qu’est-ce qu’on fait, Mademoiselle ?

—    Je ne sais pas ! Madame est partie pour Villers-Cotterêts et je vois là-bas M. de La Reynie à qui j’aimerais bien dire un mot ou deux mais...

—    ... mais c’est M. Delalande qui vous gêne et comme les voilà qui s’en vont ensemble, j’oserais proposer une idée à Mademoiselle. Si toutefois elle le permet !...

—    Dites toujours !

—    M. Delalande connaît beaucoup moins mon maître que Mademoiselle. Il ne fera peut-être pas le rapprochement s’il voit M. du Bouloy se présenter au Châtelet ? En admettant qu’il s’y trouve...

—    Vous avez entièrement raison, Fromentin, et j’aurais dû y songer la première. Je dois vieillir, conclut-elle tristement. Rentrons s’il vous plaît !

La proposition rencontra un écho d’autant plus favorable que M. Isidore y avait déjà pensé mais n’osait pas prendre une telle initiative sans l’accord de Mlle Léonie. Charlotte était sa cousine à elle, et même s’il gardait un charmant souvenir du voyage de retour d’Espagne en compagnie des deux jeunes filles rappelées en France, il n’osait pas s’immiscer dans une affaire de famille par crainte de s’entendre dire qu’il se mêlait de ce qui ne le regardait pas. Or, il tenait à la bonne opinion de sa voisine !

Ainsi chargé d’une mission qui l’enchantait, il se fit conduire dans l’après-midi du lendemain au Châtelet, demanda si M. de La Reynie y était et, sur une réponse affirmative, après s’être assuré que M. Delalande, lui, n’y était pas, fit porter un court billet demandant à être reçu sur l’heure si cela était possible. Il savait d’expérience qu’avec les hauts fonctionnaires il convenait de se montrer respectueux. Quelques minutes plus tard, il faisait son entrée dans le cabinet toujours aussi médiéval du lieutenant général de Police.

Debout devant son bureau, La Reynie reposa le papier qu’il était en train de lire, offrit un siège et s’enquit de ce qui amenait chez lui un ancien conseiller à l’ambassade de France à Madrid. L’accueil était courtois mais laissait clairement entendre que le magistrat n’avait guère de temps à donner. Aussi M. Isidore ne s’encombra-t-il pas de circonlocutions superflues :

—    Je voudrais savoir où se trouve actuellement Mme la comtesse de Saint-Forgeat. Il me semble qu’on ne l’a pas vue depuis longtemps...

—    Et c’est à moi que vous venez le demander ? Elle a un mari pour répondre à votre question.

—    Certes, et pour ce que j’en sais il est toujours dans les entours de Monsieur mais on ne le voit jamais avec son épouse...

—    Cela vous étonne ? fit La Reynie, mi-figue mi-raisin.

—    Pas vraiment. Cependant, il faudrait en contrepartie apercevoir la comtesse ?... Or depuis la mort de Sa Majesté la Reine on ne l’aperçoit plus du tout. Pas même hier à l’occasion de la mise en terre de notre bonne souveraine. Aussi sa cousine, Mlle des Courtils de Chavignol, qui ne vous est pas inconnue, je crois, commence-t-elle à s’inquiéter.

—    Ah, c’est elle qui vous envoie ? Permettez-moi de m’en étonner mais elle... cousine aussi avec mon collègue Delalande qui m’est proche, elle habite même chez lui et je suis surpris qu’elle ne s’adresse pas à lui.

—    Vous me gênez, Monsieur le lieutenant général, parce que je vais devoir révéler un secret qui n’est pas le mien. Au lendemain du mariage de Mlle de Fontenac... M. Delalande a fait jurer à Mlle des Courtils de ne plus jamais prononcer devant lui le nom de sa jeune cousine.

—    Pour quelle raison ?

—    Une raison élémentairement simple. Il est follement amoureux d’elle !

—    Je le croyais plus sensé. Il devait s’attendre qu’on la marie un jour et un mariage - surtout avec un Saint-Forgeat ! - ne tire pas vraiment à conséquence.

—    Justement ! Aussi y a-t-il autre chose. Cette union ne serait qu’un écran de fumée destiné à cacher une aventure que... qu’en haut lieu on souhaiterait garder secrète. Mme la marquise de Montespan en serait la... la cheville ouvrière...

La Reynie haussa furieusement les épaules :

—    C’est ridicule ! Mme de Montespan est trop intelligente pour rééditer l’affaire Fontanges !

—    Il me semble que ce serait au contraire de la dernière habileté. Elle s’était fourvoyée, n’ayant pas tenu compte de la stupidité de Fontanges. Mais Mme de Saint-Forgeat est, elle, pleine d’esprit. Tout juste ce qu’il faut pour barrer le chemin aux ambitions de Mme de Maintenon

—    Certes ! Il n’en demeure pas moins qu’un quart d’heure après avoir salué le catafalque de son épouse, le Roi, sans prendre la peine d’attendre les funérailles, est parti pour Fontainebleau où, peu de temps après, le duc de La Rochefoucauld lui a amené Mme de Maintenon !

—    Ce qui ne veut rien dire, Monsieur le lieutenant général. Exilé au fin fond de l’Espagne comme je l’étais, je n’ignorais pas qu’au plus fort de sa passion pour Mme de Montespan, le Roi s’offrait de brèves aventures avec quelques jolies sujettes, filles d’honneur ou autres. Son appétit en la matière est célèbre. Ce qui est certain c’est que le 30 juillet dernier, alors que la Reine venait de rendre le dernier soupir, Mme de Saint-Forgeat, au comble de l’émotion, a suivi le Roi jusque dans son cabinet en implorant une audience... et que nul ne l’a vue en ressortir !

—    Ils étaient seuls tous les deux ?

—    On y a vu aussi M. de Louvois...

—    L’homme des secrets ! Mâchonna La Reynie dans sa moustache. Et qu’en pense l’opinion publique puisque apparemment vous la représentez ?