—    Personne ne l’a revue ?

—    Personne. Cela devrait suffire pour retenir votre langue de vipère, monsieur le chevalier de Lorraine !

L’argument porta. Non seulement le beau Philippe ne riposta pas mais son sourcil se fronça tandis qu’il jetait à son « confrère » un regard perplexe :

—    En d’autres termes, c’est à Sa Majesté qu’il faudrait poser la question ? Tu pourrais t’y risquer, Saint-Forgeat !

—    Moi ? Que j’ose aller demander au Roi ce qu’il en a fait ?

—    Pourquoi pas ? Après tout, c’est ta femme...

—    Le beau mari qu’elle a là! Persifla Madame. Soyez en repos, Messieurs. Ce qui vous effraie tant ne me fait pas peur à moi ! Je verrai le Roi.

Au moment même où elle prenait cette décision, quelqu’un d’autre était justement en train de l’exécuter. Mme de Montespan avait trop vécu dans l’intimité de Louis pour le redouter en quoi que ce soit. La disparition de Charlotte l’agaçait et elle était décidée à en savoir le fin mot. Aussi quand Louis sortit de la chapelle sur un dernier signe de croix et en refermant pieusement son missel, le passage lui fit-il brusquement barré par la révérence de la marquise étalant devant lui un flot de taffetas moiré gris et bleu.

—    Sire, dit-elle en arborant son plus éclatant sourire, je prie le Roi de bien vouloir m’entendre en audience privée.

—    Vous voulez nous parler, Madame ? Mais de quoi ?

—    D’un fait que Votre Majesté jugera peut-être de peu d’importance mais qui en a pour moi.

—    Eh bien, faisons quelques pas ensemble.

—    Le Roi sait le plaisir que j’éprouve à cheminer auprès de lui mais c’est un si grand bonheur que je souhaite le savourer seule ! répondit-elle en jetant un coup d’œil à sa rivale qui se tenait derrière Louis XIV, les paupières modestement baissées. Surtout aujourd’hui où ce que j’ai à dire n’est pas pour toutes les oreilles. Le cabinet de Votre Majesté me paraît l’endroit idéal.

—    Soit ! Venez ! ... Nous nous verrons plus tard, Madame, ajouta-t-il à l’intention de la Maintenon qui s’éloigna, visiblement à regret, après avoir plié légèrement le genou sous le regard narquois de la toujours belle Athénaïs.

Cinq minutes plus tard, les Suisses de garde refermaient sur le couple les portes du cabinet royal. Louis donna son chapeau, ses gants et son livre d’heures à son valet qu’il fit disparaître d’un geste et alla s’asseoir à son bureau en indiquant un siège à sa visiteuse :

—    Voilà ! Nous sommes seuls ! Parlez mais faites vite : j’ai beaucoup à faire aujourd’hui. Que voulez-vous ?

—    Poser une question à Votre Majesté... si Elle le permet !

—    Posez-la.

—    Je désire savoir où est passée Mme de Saint-Forgeat que l’on n’a pas revue depuis le jour funeste où la Reine nous a quittés.

—    Sommes-nous censé le savoir ?

Le pluriel de majesté et le sourcil froncé n’échappèrent pas à la marquise, mais elle en avait déjà vu d’autres :

—    Je ne sais pas qui le saurait mieux que le Roi. Elle est entrée en ce lieu, bouleversée à l’extrême, et, selon ce que j’ai pu savoir, elle n’en n’est jamais ressortie.

—    Vous devriez songer à ce que vous dites, Madame, et à qui vous vous adressez. Qu’êtes-vous allée imaginer ? Que nous la tenons cachée dans un placard depuis plus d’un mois ?

—    Cela n’aurait pas de sens. Le Roi est parti pour Saint-Cloud aussitôt après.

—    Alors ? Nous pouvons vous assurer qu’elle était encore présente lorsque nous avons quitté ce palais et que nous ignorons ce qu’il est advenu d’elle.

—    Elle est restée seule dans cette pièce ?

—    Vous questionnez beaucoup, Madame, ce qui n’est pas l’usage quand on s’adresse au Roi. Et vous devriez le savoir !

—    Certes, Sire. J’ai connu une époque... merveilleuse où nous riions sans retenue après l’amour, quand pour moi le Roi s’appelait Louis... Sire, j’ai de l’amitié pour cette petite Charlotte... peut-être en raison d’une ressemblance qui éveille en moi quelques remords mais aussi parce que le sort semble s’acharner sur elle, la privant l’une après l’autre de ses protections.

—    Elle a un époux que je sache ? Et n’oubliez pas, Madame...

—    Il y a surtout quelqu’un qui donne l’impression de s’être donné à tâche de la détruire et ne me demandez pas qui parce que vous le savez aussi bien que moi et que, de toute façon, je ne répondrai pas. Et c’est pourquoi j’ose répéter ma question qui sera la dernière : est-elle restée ici ?

—    Non. Elle était avec Louvois lorsque nous sommes partis ! Cela devrait vous rassurer. Il est de vos amis je crois ?

—    Assurément ! Pourtant ce n’est pas à lui que je confierais une jeune femme aussi belle que Mme de Saint-Forgeat. Ses appétits sont exigeants et sujets parfois à d’étranges explosions.

—    En auriez-vous fait l’expérience ?

—    Il n’aurait osé. C’eût été faire montre d’une rare outrecuidance que de s’aventurer sur les terres du plus grand roi du monde. Elles sont à jamais inviolables...

La flatterie était un peu grosse, mais la Montespan connaissait son Louis XIV comme sa poche. Et, en effet, il s’adoucit notablement, prenant même un air rêveur qui ne lui allait pas :

—    De bien jolies terres ombreuses et douces où il faisait si bon s’égarer.

Une soudaine vague d’espérance s’enfla dans le cœur de la marquise... mais retomba à peine née :

—    Sire ! Émit une voix soyeuse, ne vaudrait-il pas mieux dire la vérité à Mme de Montespan plutôt que la laisser se perdre dans d’étranges conjectures ?

La Maintenon ! Elle était là, sortie d’on ne savait où et sans qu’on l’eût appelée, ce qui pouvait être lourd de significations, mais le sang Mortemart était au-delà de ces contingences. Du haut de sa superbe, Athénaïs toisa l’intruse :

—    Tiens ! Vous étiez donc là ou bien conservez-vous toujours cette curieuse habitude d’écouter aux portes ?

A sa fureur rentrée, Louis XIV vola au secours de sa confidente :

—    Voilà un ton qui ne convient plus, marquise ! Mme de Maintenon peut entrer quand elle le veut depuis que je lui ai confié le salut de mon âme...

—    Le père de La Chaise serait-il souffrant au point de requérir l’aide de Madame ? Voilà une bien mauvaise nouvelle car c’est un homme d’esprit à tous les sens du terme. Ce qui n’est pas le cas pour tout le monde !

—    Cessez ce jeu, Madame ! Il me déplaît !

—    Le Roi m’en voit désolée mais pourquoi ne pas suivre le conseil que l’on vient de lui donner ? Quelle est cette vérité que je devrais connaître ?

—    Avec la permission de Sa Majesté, je la dirai donc : Mme de Saint-Forgeat a offensé le Roi. Il n’a pas jugé bon d’en entendre davantage et a laissé à M. de Louvois le soin de calmer la jeune furie.

—    Une furie ? Charlotte ? Alors que la mort de la Reine l’avait plongée dans la détresse ?

—    Comment le savez-vous ? Vous n’y étiez pas.

—    D’autres y étaient qui me l’ont rapporté. Mais puisque vous êtes si savante, Madame, me direz-vous en quoi cette pauvre enfant a pu offenser Sa Majesté ?

—    Je n’ai pas de vos curiosités intempestives, Madame. Je sais qu’elle s’est rendue coupable mais j’ignore en quoi ! fit la Maintenon vertueusement.

—    Tiens donc ? Ne serait-ce pas plutôt vous qui auriez à vous en plaindre. Cela doit être puisque depuis son arrivée à la Cour vous n’avez cessé de la poursuivre de vos mauvais procédés.

—    Moi ? Vous affabulez, Madame ! Je n’avais nulle raison...

—    Que si ! Trop jeune, trop belle et surtout il y a cette ressemblance que vous jugez dangereuse !

—    Votre mémoire vous joue des tours, Madame. Ce n’est pas moi qui ai supplanté et réduit au désespoir Mlle de La Vallière.

—    Peut-être le regrettai-je plus que vous ! On n’est pas maître de son cœur lorsque l’on aime et que s’efface ce qui n’est pas l’objet de la passion...

Elle vibra un instant, cette passion, dans la voix chaude de l’ancienne favorite, trouvant un écho inespéré dans le cœur de Louis. Il se tourna vers la Maintenon :

—    Merci d’avoir voulu m’aider, Madame, fit-il avec douceur, mais j’aimerais achever cet entretien... Nous nous verrons plus tard !

Il n’y avait rien à ajouter sinon saluer et se retirer. Seules les joues de la Maintenon marquées d’une soudaine plaque rouge traduisaient une colère contenue. Ravie de cette petite victoire, Athénaïs se garda sagement de la commenter. Louis, d’ailleurs, s’approchait d’elle avec, au fond des yeux, une flamme qu’elle n’espérait plus y voir :

—    Reste-t-il quelque chose de cette passion ? murmura-t-il, si proche qu’elle put sentir son souffle. Ou serait-ce qu’elle n’est plus que cendres ?...

—    Les braises demeurent ardentes sous la cendre. Elles ne demandent qu’à reprendre vie...

Puis survint un silence étrangement vivant, si l’on en croit une sorte de grondement sourd auquel répondit un soupir. Quand leurs lèvres se déprirent, Athénaïs entendit :

—    J’irai chasser dans les parages de Clagny tout à l’heure. Va m’y attendre !

En quittant le cabinet royal, elle avait un peu oublié la raison qui l’y avait amenée... Comment penser à autre chose qu’à ces heures à venir où le soleil allait embraser à nouveau son lit solitaire ? Elle partit aussitôt pour son château de Clagny.

Quant à Madame, elle dut s’aliter, terrassée par une vilaine grippe qui l’isola et l’empêcha de rendre visite au Roi comme elle en avait formé le projet. Là-dessus, la Cour partit pour Fontainebleau, ce qui lui permit à sa grande satisfaction de rester à Saint-Cloud afin d’y soigner ses incommodités.