—    Vous vous intéressez à ce point à ce cher duc ? demanda-t-elle en riant.

—    A lui, non, mais à ce qu’il y a dans son carrosse. Il est tout bonnement en train d’emmener la Maintenon rejoindre le Roi à Fontainebleau. Je l’ai entendu dire, tout à l’heure, que sa présence serait pour lui le meilleur des réconforts...

—    Alors que la Reine n’a pas encore quitté Versailles ? Oh, non !

—    Oh, si ! Je crains qu’il ne nous faille nous préparer à des jours plus austères que par le passé...

—    J’espère qu’il n’irait pas jusqu’à donner à la veuve Scarron la place d’une infante d’Espagne ?

Née Vaudémont-Lorraine, la princesse était l’une des plus hautes dames du royaume. En outre, elle n’aimait pas Louis XIV :

—    Je l’en crois parfaitement capable, laissa-t-elle tomber, dédaigneuse. Cette femme ne cesse de lui ressasser qu’elle veut le réconcilier avec Dieu et rouvrir pour lui les portes du Ciel !

—    Comme si elles avaient quelque chose à voir avec celles du Paradis ! Il faut lui faire sentir la différence !

—    Il approche de la cinquantaine ! C’est l’âge dangereux.

—    Le sera-t-il moins sous la férule d’une pédagogue, qui, elle, l’a dépassée ?

—    Lui préféreriez-vous une jeunesse à l’instar de la pauvre Fontanges ? Ironisa Mme de Lillebonne.

—    Ma foi oui ! Cent fois oui ! Au moins la Cour n’était pas ce lieu sinistre qu’elle s’apprête à devenir !...

Ayant dit, Mme de Montespan rentra chez elle, changea son grand habit de deuil pour des effets moins solennels, commanda ses chevaux et partit pour Saint-Cloud où elle savait que Madame était repartie.

Elle était très amie de Monsieur, un peu moins de son épouse, qui, de mœurs pures, n’avait guère apprécié ses fulgurantes amours avec son beau-frère mais appréciait son esprit, volontiers mordant, sa vitalité et sa générosité envers les pauvres. Aussi la fit-elle introduire dès qu’on la lui annonça bien qu’elle-même fût en négligé pour mieux affronter la chaleur.

Pour une fois, Madame n’était pas à sa table à écrire mais étendue sur une méridienne. Un éventail à la main, elle reniflait vaillamment les larmes qu’elle ne pouvait empêcher de couler. Ce que voyant, Mme de Montespan, du fond d’une irréprochable révérence, la pria d’excuser une arrivée à un moment inopportun :

—    Non, non, ne vous excusez pas. Cela me fait plaisir de voir une personne qui ne se croit pas obligée d’avoir l’air de porter Dieu en terre ! Toutes ces mines confites sont insupportables quand on éprouve un réel chagrin.

—    Je sais que Madame aimait beaucoup la Reine...

Elle n’ajouta pas - ce que nul n’ignorait d’ailleurs !

—   Que ce cœur candide aimait encore plus le Roi, mais autrement... Une des raisons pour lesquelles ce même cœur exécrait Mme de Maintenon.

—    C’est vrai, je l’aimais bien. Elle m’a été une véritable amie. A présent venez-vous asseoir, je vais vous faire apporter de la limonade fraîche. Et dites-moi ce qui vous amène, vous semblez soucieuse.

—    Et je le suis. Votre Altesse saurait-elle où est Charlotte de Fontenac... je veux dire Mme de Saint-Forgeat ?

—    Ma foi, je l’ignore. Vous la croyiez ici ?

—    Ce serait naturel. La mort de Sa Majesté la laisse sans emploi, comme moi d’ailleurs, et si l’on tient compte des liens qui l’attachent à Madame. Sans parler du fait que son époux...

—    ... est chez le mien ? Ce n’est pas une bonne raison : ils n’ont pas dû se voir deux fois depuis leur mariage. Quant à être près de moi, ce serait logique. Mon intention est, en effet, de la réclamer. Mais pourquoi la cherchez-vous ?

—    Parce qu’elle s’est littéralement volatilisée. La dernière fois qu’on l’a vue, la Reine venait de s’éteindre et elle se précipitait à la suite du Roi pour en obtenir un entretien.

—    Pourquoi tant de hâte ? Que pouvait-elle avoir de si important à lui dire ?

—    Je n’en sais rien. Je vous le répète, je n’y étais pas mais quelqu’un m’a dit qu’elle paraissait bouleversée.

—    Et ce quelqu’un n’a pas eu la curiosité d’attendre qu’elle en sorte ? Un manque d’intérêt plutôt rare à la Cour.

—    J’en suis bien consciente mais c’est ainsi... J’avoue m’être arrêtée un instant sur l’idée que... enfin que la petite plaisant visiblement à notre Sire et...

—    ... et vous avez pensé que, définitivement veuf, le Roi aurait pu la... subtiliser, de la façon dont il s’y est pris avec la Fontanges mais plus discrètement, et l’envoyer l’attendre quelque part ?

La superbe Montespan hésitait, gênée, rougissait même, et c’était un spectacle inattendu que Madame dégusta avec gourmandise. Ce qui eut l’avantage de la distraire de son chagrin. Elle en rajouta :

—    D’autant qu’il ne l’a mariée que pour lui faire quitter l’état de fille, ce cher Saint-Forgeat possédant les qualités appréciables d’un mari sourd, muet et aveugle ? L’idée est bonne, c’est certain.

—    Malheureusement j’ai dû y renoncer. Avant de venir j’ai vu le duc de La Rochefoucauld partir pour Fontainebleau en compagnie de la Maintenon...

—    Oh non !...

—    Si, hélas ! Il paraîtrait qu’elle seule soit capable d’apaiser l’immense douleur du Roi ! Quelques rares larmes quand elle s’est éteinte, quelques gouttes d’eau bénite, voilà ce que cette pauvre femme a obtenu de lui. Et j’ai bien peur que ce soit tout.

—    Il reviendra pour les funérailles, j’espère ?

—    J’aimerais en être sûre !

Le ton était plus que dubitatif et Madame s’en offusqua. Pourtant il fallut se rendre à l’évidence : quand, le 10 août au soir, Marie-Thérèse prit le chemin de Saint-Denis, son époux n’y était pas. Seules avec les dames de la Reine cinq princesses l’accompagnaient : la Dauphine, Madame, la princesse de Conti, Mlle de Montpensier et Mlle de Bourbon. Côté hommes : Monsieur et le pauvre petit Vermandois qui n’avait plus longtemps à vivre et pleurait à chaudes larmes. Dix gardes du corps à cheval escortaient le corbillard suivi d’une soixantaine de « pauvres » en habits gris, mais de Roi point !

Tout au long du parcours nocturne passant par Ville-d’Avray, Saint-Cloud, le bois de Boulogne, la porte des Sablons et la plaine Saint-Denis, il y avait foule dont une partie grossit le cortège et enfin le grand appareil funèbre fut installé dans le chœur de la nécropole des rois de France pour y attendre la solennelle cérémonie du 1er septembre en présence du Dauphin, des cours souveraines du Parlement, des Aides et des Monnaies, de l’Université, du Châtelet, du Corps de Ville et, bien entendu, de tous ceux et toutes celles qui étaient déjà là le 10 août... La messe fut célébrée par l’un des aumôniers de la Reine et l’illustre Bossuet prononça une admirable... et interminable oraison : « Elle [la Reine] est sans reproches devant Dieu et devant les hommes : la médisance ne peut attaquer aucun endroit de sa vie depuis son enfance jusqu’à sa mort et une gloire si pure, une si belle réputation est un parfum précieux qui réjouit le ciel et la terre... »

Préférant entendre chanter les oiseaux sous les beaux ombrages de Fontainebleau, Louis XIV n’en entendit rien et ne participa pas davantage à la messe de Notre-Dame où Paris rendit hommage à sa souveraine défunte.

On sut plus tard qu’au moment où Mme de Maintenon parut devant lui, en grand deuil et affichant une mine affligée, il n’avait pu s’empêcher de rire :

—    Grand Dieu, Madame, vous voilà accommodée comme si vous veniez de porter en terre toute votre famille ! Je ne vous croyais pas si cruellement atteinte.

—    Le prenez-vous ainsi ? Ma foi, je ne m’en soucie pas plus que vous !

Et de rire à son tour... Pour ces deux-là, la page était tournée.

Quand les cérémonies s’achevèrent, il y avait un bon mois que Marie-Thérèse s’était éteinte et personne n’avait revu Charlotte. Questionné par Madame, Adhémar de Saint-Forgeat parut tomber de la lune : il ne savait pas où avait pu passer une épouse dont il ne se souciait guère, se pliant ainsi à la convention tacite passée entre eux au lendemain des noces. Il se contentait d’espérer qu’il ne lui était rien arrivé de fâcheux.

—    Que veux-tu qu’il lui soit arrivé de fâcheux ? Ironisa le chevalier de Lorraine qui passait par là. C’est une trop jolie femme pour n’être pas courtisée. N’étant plus astreinte au service un brin austère de notre défunte reine, elle s’est peut-être accordée une récréation bien méritée ?

Le sarcasme entama la belle sérénité conjugale :

—    Récréation ? Comment l’entends-tu, chevalier ?

—    Simplement qu’elle peut passer avec un autre la lune de miel que tu n’as pas jugé utile de lui offrir ! La nature a horreur du vide. Les femmes aussi.

—    Et mon honneur, alors ? Brama Saint-Forgeat. Qu’est-ce que tu en fais ?

—    Messieurs, messieurs ! Intervint Madame. Je ne pense pas qu’il y ait matière à plaisanterie...

—    Mais je ne plaisante pas, moi !

—    J’en suis persuadée et M. de Saint-Forgeat a entièrement raison de s’insurger contre une supposition du plus mauvais goût. Mlle de Fontenac...

—    Est la fille de sa mère... ce qui dit tout ! répliqua aigrement Lorraine.

—    En ce cas que n’avez-vous empêché votre cher ami de l’épouser au lieu de l’y pousser comme vous l’avez fait ? De plus, c’est d’une méchante âme que de jeter la suspicion sur une jeune fille que j’affectionne particulièrement et que je connais suffisamment pour savoir que, fût-elle emportée par la passion la plus folle, elle n’aurait pas choisi, pour s’y abandonner, le deuil incommensurable qui nous frappe. Elle aime la Reine qui lui a été secourable et lorsque celle-ci a expiré on a pu la voir, éperdue de chagrin, courir chez le Roi en implorant la faveur d’une courte audience. C’est depuis ce moment qu’elle a disparu.