— Vous n’avez pas mal ? demanda-t-il.

— Non, fit Baudouin avec son beau sourire. Ce n’est pas vaillance de ma part. C’est seulement que je ne sens rien. J’ai remarqué cela il y a déjà un peu de temps. Même une flamme ne me brûle pas ! N’est-ce pas merveilleux ?

Merveilleux, en effet…

Guillaume de Tyr n’ajouta rien mais il avait pâli. La blessure pansée, il s’en alla trouver le roi Amaury. Le soir même son médecin examina l’enfant et n’osa pas poser de diagnostic. Il fallut que le roi le pousse dans ses retranchements pour qu’il ose avouer enfin ce qu’il redoutait : que l’héritier du trône, l’enfant de lumière, fût atteint de la pire des maladies, celle qui fait reculer les plus braves – la lèpre.

L’homme était assez savant pour qu’on le crût. Accablé de douleur mais fidèle à lui-même, le père décida de se battre. De tous les coins du pays mais sous le sceau du secret, il fit venir des hommes de science, des médecins, des religieux, des empiriques. On conduisit Baudouin au fleuve Jourdain dans l’espoir que se renouvellerait le miracle dont le prophète Elisée avait fait bénéficier Naa-man, le général devenu lépreux. On l’y trempa sept fois. Sans résultat ! On envisagea aussi de conduire Baudouin à Tours, au tombeau de saint Martin où des lépreux avaient été guéris et, naturellement, père et fils allèrent prier longuement au Saint-Sépulcre. Bien n’y fit. L’enfant était toujours aussi insensible et même une tache brune avait fait son apparition sur son corps. Amaury cependant refusait de se rendre et cherchait toujours, lorsqu’il partit pour l’Egypte dont il voulait faire la conquête afin d’éviter à son royaume d’être pris en tenaille entre l’émir du Caire et l’atabeg de Damas. C’est là qu’il entendit vanter les mérites d’un médecin extraordinaire. On l’appelait Moïse l’Espagnol parce qu’il venait de Cordoue, la ville savante entre toutes dont l’avait chassé la victoire des noirs guerriers de Youssouf, mais il était connu sous le nom de Maïmonide. Amaury le fit venir puis conduire sous bonne escorte à Jérusalem où il put examiner Baudouin. Sa sentence quand il revint vers Amaury n’apporta aucune variante : c’était bien la lèpre mais, s’il ne connaissait pas de remède radical, il savait cependant une plante qui pouvait retarder les ravages du mal. Il s’agissait d’une huile tirée des pépins d’un fruit qu’il appelait "coba" ou "encoba" que l’on récoltait au cœur de l’Afrique dans une région de grands lacs. Une plante qu’il dessina pour le roi.

— Si tu peux envoyer une caravane dans le pays que je te dirai, je préparerai cette huile pour ton fils(3), mais le chemin est long et il faudrait faire une quantité d’un baume qui finira par se corrompre…

— Est-ce un secret ou peux-tu apprendre à mon médecin à préparer ce remède ?

— Si c’est un bon mire, il y arrivera.

— Alors la caravane partira.

Elle revint aussi et le baume fut préparé. Pendant des années la lèpre ne fit pas de progrès cependant que le secret restait bien gardé. D’autant plus facilement que Baudouin se développait de façon tout à fait normale. Néanmoins son entourage était réduit, et sous le prétexte de l’initier au gouvernement, le roi Amaury le tenait un peu à l’écart de ce qu’il aimait le plus. Ainsi de sa petite sœur Isabelle. En effet, afin de resserrer les liens politiques avec l’empereur de Byzance, Amaury avait épousé en secondes noces l’une de ses nièces, Marie Comnène, qui n’avait pas tout à fait quinze ans quand les navires grecs la déposèrent dans le port de Tyr au mois d’août 1167. Isabelle naquit un an après et c’était bien le plus ravissant bébé que l’on puisse voir. Sa mère était d’ailleurs jolie comme une fleur et possédait les plus beaux yeux noirs du monde. Elle était aussi douce, timide et aimante, tout le contraire d’Agnès la répudiée, et le roi son époux l’aimait chèrement. Or Baudouin, n’ayant plus guère l’occasion de voir sa sœur Sibylle élevée au couvent Saint-Lazare de Béthanie sous l’égide de sa grand-tante l’abbesse Yvette, se prit d’une profonde tendresse pour Isabelle qu’il venait voir dix fois le jour avant que le mal ne se manifestât. Et moi je partageais cette tendresse parce qu’il était impossible de ne pas aimer cette mignonne enfant.

Mais l’apparition de la lèpre – qu’on ne lui cacha pas longtemps – obligea Baudouin à se tenir à l’écart. La reine Marie, qui aimait beaucoup Baudouin mais éprouvait une peur horrible de son mal, l’y aida et ce fut moi qui assurai alors le service des nouvelles. Je portais des lettres que la reine lisait puis brûlait, mais auxquelles elle répondait avec une tendresse qui s’efforçait de cacher une pitié que le prince n’eût pas acceptée. Car moi j’éprouvais pour lui une dévotion si vraie, si forte qu’il m’était apparu tout naturel de ne rien changer à notre existence, de rester auprès de lui et de partager chaque heure d’une vie que le cours des années allait rendre toujours plus douloureuse. Nous jouions aux osselets, aux tables, aux échecs où il était très fort, aux boules aussi et quand nous séjournions à Jaffa, nous nagions ensemble dans la mer pour laquelle il éprouvait une grande attirance parce qu’elle lui donnait l’impression de s’y purifier.

— Tu peux si tu le veux t’écarter, m’avait dit le roi Amaury. Je saurai le comprendre si tu désires rejoindre ta tante à Bamla…

— Elle ne m’aime pas et je ne suis pas certain de ne pas la détester. En revanche, j’aime mon prince et désire le servir et l’aider aussi longtemps qu’il voudra de moi…

— Tu n’as pas peur de la lèpre ? C’est un mal abominable, tu sais ?

— Notre maître, l’archidiacre Guillaume, n’en a pas peur et je ne vois pas pourquoi je serais plus craintif que lui. Je veux rester.

Amaury Ier était un homme à l’intelligence froide, volontiers distant, mais cette fois il m’embrassa :

— Je t’armerai chevalier de ma main en même temps que Baudouin et tu deviendras son écuyer. Songe seulement que tu es bien jeune et que c’est là un grave engagement !

— Il n’y a aucune raison pour que le temps me fasse changer…

Peu après l’affreuse révélation, un autre drame vint frapper le royaume et faire saigner un peu plus le cœur du roi : le tremblement de terre qui secoua toute la côte syrienne, détruisant de nombreux villages et blessant gravement des villes comme Antioche, Tripoli où un seul homme fut retrouvé vivant, Alep, Hama, Baalbek où s’écroulèrent les hautes colonnes de marbre du temple colossal de Jupiter Héliopolitain, dont ne subsistèrent que six…

Amaury Ier ne savait comment interpréter cette double catastrophe et ordonna de grandes prières pour détourner de ce pays si beau la colère de Dieu. Plus que tous peut-être, Baudouin pria, mais pas pour lui-même. Il n’avait de pensées que pour les malheureux emportés ou ruinés par le séisme et le raz de marée. En dehors de cela nous ne changions rien à nos habitudes et chaque jour nous sortions, à pied ou à cheval, et, chose incroyable quand on sait la peur qu’inspire la lèpre, jamais le peuple de Jérusalem, jamais les hommes d’armes, jamais les paysans ne firent seulement mine de s’écarter devant mon ami. Le rayonnement de sa personne était tel qu’il chassait les craintes les plus légitimes. Seulement, quand il était passé, les femmes pleuraient et plus encore les jeunes filles que sa beauté menacée désespérait…

En ce temps-là le monde islamique se partageait encore en deux règnes ennemis relevant de courants de pensée et de rites différents : au califat de Bagdad, de confession sunnite, s’opposait le califat fatimide du Caire prônant le chiisme. Le second exécrait le maître de Bagdad d’autant plus que celui-ci-vivait le rêve éveillé des Mille et Une Nuits, entouré de femmes, de poètes, d’émirs et de jardins. Pour assumer les dures réalités du pouvoir, il avait fait appel à des mercenaires turcs, véritables hordes de loups affamés qui dégringolèrent de leurs plateaux d’Asie Mineure et s’emparèrent des leviers de commande, laissant seulement au calife son pouvoir religieux. Deux maîtres donc, deux interprétations différentes des cent quarante sourates du Coran qui donnèrent naissance à une kyrielle de sectes. Certes, le Prophète avait dit : "La variété est une miséricorde d’Allah" mais cette fois il y en avait un peu trop et Godefroi de Bouillon avait eu la partie assez belle de faire surgir le royaume franc au milieu de tout cela.

Cependant les sabres turcs de Zengi puis de Nur ed-Din, son fils, ayant commencé à tailler dans ce beau royaume chrétien, les rois Baudouin III et Amaury Ier tournèrent leurs regards vers l’Egypte qui, à son tour, connaissait la décadence dans les délices d’une cour aussi raffinée, aussi corrompue que celle de Bagdad. Comme le faisait d’ailleurs Nur ed-Din à Damas.

Après la mort de son frère, Amaury conduisit une première expédition contre les Fatimides du Caire. Ce ne fut guère qu’une razzia mais elle prouva au roi de Jérusalem que l’Egypte pouvait être une proie facile. Deux autres expéditions suivirent, avec des fortunes diverses. Par deux fois le roi dut rentrer pour combattre Nur ed-Din qui profitait de son absence pour agrandir son pré carré. En outre, l’homme de Damas avait envoyé au Caire un guerrier valeureux, Shirkouh, afin de remplacer le vizir Chawer dont Amaury faisait à peu près ce qu’il voulait. Mais Shirkouh était vieux et Chawer espérait jouer au plus fin avec lui. C’était compter sans le neveu du vieux guerrier. Celui-ci était jeune, plein de génie et d’ambition et d’une extrême rigueur religieuse. Il proposa à Chawer une promenade pour visiter la tombe d’un saint musulman et chevauchait paisiblement auprès de lui quand, se penchant soudain, il arracha le vizir de sa selle, le fit charger de chaînes puis décapiter avant de s’installer à sa place au poste de vizir. Il se nommait Salah ed-Din dont nous autres Francs avons fait Saladin. Il allait réunir dans sa main les deux moitiés éclatées de l’Islam.