— Morte ? De quoi ?

— Personne n’a su le dire ! Aucune blessure, aucune trace de poison, ce qui l’eût rejetée dans les ténèbres extérieures. Rien ! Elle était morte, tout simplement, et son visage était empreint d’une telle joie qu’on l’a enterrée sous une dalle, près du tombeau de celui qu’elle venait de rejoindre. Tu vois, l’amour, le vrai, moins rare qu’on ne peut le supposer dès l’instant où l’on sait l’attendre et le reconnaître, peut tout obtenir de l’homme ou de la femme et tout donner…

— Un infidèle ?

— Qui est fidèle à un seul Dieu… comme nous ! Ils l’appellent autrement, ils ont d’autres lois et une autre morale qui n’inclut pas l’amour. Pour eux, le Paradis se conquiert au tranchant du cimeterre. Ils reconnaissent au Christ la qualité de prophète. Quant à leur prophète, il a dit : « Le salut est dans les sabres fulgurants et le Paradis dans l’ombre des épées. Celui qui combat pour que ma parole soit au-dessus de tout, celui-là est dans ma voie… » Voilà où ils se trompent, et j’ai peur qu’ils ne s’obstinent dans cette erreur parce que leur loi correspond mieux à l’instinct profond des hommes. Vers quoi es-tu attiré toi-même ? Le fracas de la guerre ou le silence du monastère ?

— J’aurais tellement voulu être chevalier ! soupira Renaud.

— Pourquoi pas ? Non, ne dis rien ! Il ne faut pas m’interrompre tant que le mal me laisse l’esprit encore clair, car il y va de ton avenir…

Une violente quinte de toux coupa la parole du vieil homme. Même après avoir bu un peu de miel fondu, il mit du temps à reprendre son souffle. À l’évidence, parler lui coûtait un effort difficile, pourtant il réussit à reprendre :

— Écoute ! Il faut que je te dise… tout de suite… parce que c’est important… Quand tu partiras… et ce sera bientôt, va à la Commanderie Saint-Thomas… de Joigny ! Sous ce froc, tu y arriveras sans péril. Le Commandeur… a reçu de moi… il y a longtemps… un acte important pour toi…

— Depuis si longtemps, ce n’est peut-être plus le même Commandeur ? hasarda Renaud.

— Si… Frère Adam est très âgé… mais toujours vivant. Sinon j’en aurais été prévenu…

— Frère Adam ?

Si souffrant qu’il fût, Thibaut trouva la force de rire :

— Oui… lui – même ! Frère Adam Pellicorne ! Un haut dignitaire du Temple qui n’a rien accepté de plus qu’une commanderie. Il te guidera… que tu veuilles devenir Templier ou rester dans le siècle ! Mais je voudrais que tu puisses… aller là-bas… en Terre Sainte, pour retrouver ce que je ne suis jamais allé chercher. La Croix ! La Vraie Croix !

— Pourquoi ? Le royaume en avait bien besoin, pourtant !

— Le royaume, oui… mais dans leur ambition les rois ne pensaient qu’à eux-mêmes. Henri de Champagne seul… la méritait et je voulais aller lui proposer de lui dire où elle était quand j’ai appris sa mort ! Ensuite j’ai préféré la laisser dans cette terre sanctifiée jadis par les pas du Christ et, plus tard, par tout ce sang versé aux Cornes d’Hattin. Va la chercher… pour notre roi Louis qui a déjà sauvé la Couronne d’Épines et qui en est digne entre tous !

— Avec l’aide de Dieu, j’obéirai… mon père !

Un sourire heureux vint éclairer le vieux visage miné par la souffrance :

— C’est un mot bien doux, tu sais ? Mais j’ai encore quelque chose à dire : fais en sorte que la Croix ne tombe jamais aux mains des Templiers ! Jamais, tu entends ?

— Pourquoi ? Vous en êtes un… et vous révérez le Temple.

— Certes, certes ! Cependant… je n’ai… ni le temps… ni le droit de te… révéler ses obscurités ! Fais… ce que je te dis… et que Dieu… soit avec toi !

La belle main sèche levée sur la tête du jeune homme eut tout juste le temps d’y tracer le signe de la bénédiction. La toux revenait, déchirante et, cette fois, incessante. Durant des heures, Renaud s’efforça d’apporter un peu d’adoucissement à la douloureuse agonie. C’était une douleur pour lui aussi, qui ne découvrait son grand-père que pour le perdre et s’en trouvait si malheureux…


Thibaut de Courtenay mourut la nuit suivante.

Dans le vieux coffre d’où il avait tiré la robe noire pour l’en revêtir, Renaud trouva un grand manteau blanc frappé d’une croix pattée d’un rouge éteint. Il le sortit pour en envelopper celui qui s’en allait comme il eût fait avant de monter à cheval. En dépliant avec respect le noble vêtement il en fit tomber un petit rouleau de parchemin qu’il déroula.

Dessiné à la plume – la même sans doute qui avait écrit toutes les pages du manuscrit –, avec une extrême finesse et pas le moindre repentir, un jeune visage de femme apparut, plus beau que le plus beau des rêves, si fascinant que le jeune homme le regarda longtemps avant de décider ce qu’il convenait de faire. C’était très certainement le visage d’Isabelle et, un instant, il pensa à glisser le portrait dans les mains du mort, mais l’idée de s’en séparer lui fut tout à coup insupportable. Elle était son aïeule après tout et, dans la vie incertaine qu’il allait entamer, elle représenterait le seul trésor le rattachant au passé, un viatique pour lui en même temps qu’une obscure espérance… Il garda le rouleau.

Ensuite, ayant revêtu du manteau le corps apaisé du vieux chevalier, il décrocha du mur la petite croix de bois, la mit entre les doigts du défunt et s’agenouilla pour prier longuement.

Puis il sortit dans le matin clair pour commencer à creuser la fosse…

Saint-Mandé, avril 2002.

NOTES

1  Médecin

2  Eteint en France après des vicissitudes diverses, le nom des Courtenay anglais s’est perpétué jusqu’a nos jours.

3  L’huile de Chaulmograa est restée le seul remède de la lèpre jusqu’à l’apparition des antibiotiques.

4  Lépreux.

5  Ce sont les croisés qui ont apporté l’échalote en Occident.

6  On appelait poulains les fils de croisés nés en Palestine.

7  Ce qui était tout a fait normal à l’époque.

8  A peu de chose près la Jordanie actuelle.

9  L’empereur de Byzance.

10  Assemblage de plaques de métal et de bois faisant office de cloches dans les églises byzantines.

11  Le fragment le plus important.

12  La procession du Saint-Sang qui a lieu chaque année à Bruges date de cette époque.

13  Couleur verte en héraldique.

14  C’est Nur ed-Din qui le premier employa les pigeons comme courriers.

15  Composée d’anciens prisonniers de guerre ou d’esclaves convertis à l’islam et soumis à un entraînement intensif comme, plus tard, les janissaires des sultans ottomans.

16  Dix lieues environ.

17  Le gouvernement.

18  Peut-être une préfiguration du vocable Notre-Dame choisi par saint Bernard… comme d’ailleurs l’expression « grenouilles de bénitier » !

19  À la limite de la France et de la Bourgogne.

20  Une couverture noir et blanc, ou rayée.

21  Le texte des paroles rituelles que l’on vient de lire est emprunté à La Vie quotidienne des Templiers, de Georges Bordonove.

22  Georges Bordonove, La Vie quotidienne des Templiers.

23  Sorte de niche indiquant la direction de La Mecque, devant laquelle prient les musulmans.

24  Un casal était un petit ouvrage fortifié, composé parfois d’une simple tour.

25  La tradition conservée chez les ducs de Mailly dit que les Turcs s’emparèrent de son cœur et même de ses parties génitales dans l’espoir d’être investis de son exceptionnelle vaillance.

26  « Pas pour nous, Seigneur, pas pour nous mais pour Ton nom, donne la gloire. »

27  Troupes indigènes d’hommes nés de père musulman et de mère chrétienne, ayant librement choisi de servir le Temple.

28  Les parties entre guillemets sont empruntées à la Chronique d’Ernoul rapportée par René Grousset.

29  D’après le chroniqueur musulman Al-Imad.

30  Plus d’un kilomètre.

31  On sait qu’à son retour de croisade, Richard fut capturé par Léopold et emprisonné longtemps en Autriche, laissant la voie libre à L’« affreux prince Jean »… et à Robin des Bois !

32  Mangeurs de haschich, terme dont on a tire le mot ≪ assassin ≫.

33  Marco Polo, Le Livre des Merveilles.

34 Non sans raisons. Le vaisseau de Richard fut chassé par la tempête dans le golfe de Venise et fit naufrage près d’Aquilée. Il se vit contraint de traverser une partie de l’Europe pour éviter le royaume de France et peut-être les oubliettes de Philippe Auguste qui avait plus d’une raison de lui en vouloir. Remontant vers le nord, il pénétra incognito sur les terres de Léopold d’Autriche qui, en dépit de son déguisement, apprit sa présence. Traqué, reconnu, arrêté, Richard fut, par lui, traité sans ménagements. Léopold d’Autriche le tint en dure prison pendant trois longues années au château de Durnstein. C’est seulement contre une rançon de cinquante mille marcs d’argent, dont cent mille payés comptant, que le Cœur de Lion recouvra sa liberté et son trône.

 Cependant, quand il mourut d’une flèche trop bien ajustée en assiégeant le château de Châlus en Limousin afin de s’en attribuer le trésor, Richard n’avait pas d’enfants. Et Jean retrouva la couronne qu’il s’était un peu trop hâté de confisquer…

35  Le port d’Antioche.

36  Turban.

37  Un an plus tard, ces gens formaient avec ce qui restait d’Allemands d’une ancienne maison de pèlerins à Jérusalem l’ordre des Chevaliers Teutoniques.

38  Gendre de l’empereur latin Pierre II de Courtenay.