Comme Marianne se levait avec un cri de dégoût, il ajouta avec un sourire de dédain.

— Ce n’est qu’une légende, Madame ! La vérité fut tout autre puisque, je vous l’ai dit, dona Lucinda périt dans l’incendie qui ravagea le temple... un incendie qu’elle avait allumé de sa propre main la nuit où elle découvrit une ride au coin de sa bouche. Et vous allez sans doute, Princesse, me demander pourquoi elle a choisi cette mort horrible ? A cela je vais répondre ; elle n’a pas voulu que le corps merveilleux qu’elle avait tant chéri se désagrégeât lentement dans la terre, connût l’horreur de la pourriture. Elle préféra l’anéantir dans les flammes !... Ce fut une nuit abominable... Le feu ronflait et ses flammes se sont vues de si loin que les paysans terrifiés jurent encore qu’elles étaient celles-là mêmes de l’enfer ouvert devant elle... J’entends encore son cri d’agonie... un hurlement de louve !... mais je sais qu’elle n’a pas disparu complètement ! Elle vit encore !

— Que voulez-vous dire ? s’écria Marianne qui secouait avec peine l’horreur dont elle était envahie.

Matteo tourna vers elle un regard halluciné. Il eut un sourire qui retroussa ses lèvres sur ses fortes dents jaunies et reprit sur un ton mystérieux, d’une bizarre puissance incantatoire :

— Qu’elle rôde toujours dans cette maison... dans les jardins... dans votre chambre où elle évoluait nue pour pouvoir sans cesse comparer, dans les miroirs, sa beauté à celle de la statue qu’elle y avait fait dresser... Elle a apporté ici la malédiction et elle veille sur cette malédiction qui est sa vengeance... Vous-même ne l’empêcherez pas !

Brusquement, il changea de ton et s’enquit d’une façon presque obséquieuse :

— Est-ce que Madame la Princesse désire encore savoir quelque chose ?

Un sursaut de volonté arracha Marianne à l’espèce d’envoûtement où l’avait plongée l’intendant. Elle rougit violemment sous le regard insolent dont il l’enveloppait et qui la détaillait avec hardiesse, et elle voulut rendre coup pour coup. Le toisant avec hauteur, elle riposta :

— Oui. Avez-vous été, vous aussi, l’amant de cette femme... puisqu’elle aimait tant les paysans ?

Il n’hésita même pas. Du ton du triomphe il lança :

— Mais... oui, Madame... et croyez-moi, je ne pourrai jamais oublier les heures que je lui dois !

Incapable de contenir plus longtemps son indignation, Marianne préféra lui indiquer, du geste, qu’elle n’avait plus besoin de lui. Mais, demeurée seule, elle s’effondra et resta un long moment prostrée sur son siège, cherchant à maîtriser la panique qui s’élevait en elle. Toute la beauté de ce domaine où un instant elle avait trouvé calme et joie tranquille lui semblait maintenant viciée, souillée, défigurée par le souvenir de la femme démoniaque qui l’avait à ce point marqué de son empreinte. En évoquant la silhouette sombre du cavalier qui, cette nuit, montait Ilderim, cette image de noblesse naturelle qu’offraient l’homme et la bête, elle se sentit soulevée de pitié, car elle avait l’impression qu’entre le prince et la malédiction qui l’accablait c’était une lutte sans cesse recommencée, toujours perdue, toujours reprise. Elle dut faire appel à toute sa raison pour ne pas demander, sur l’heure, ses bagages, sa voiture, pour ne pas fuir sans plus tarder vers la France. Il n’était jusqu’au bruit des cascades qui ne lui parût chargé de menaces...

Mais il y avait le cardinal qu’elle avait promis d’attendre... et il y avait l’étrange promesse faite par Matteo à l’ombre de Lucinda. Cette promesse, elle voulait savoir ce qu’elle contenait au juste et, au besoin, intervenir. Ce serait peut-être le moyen d’exorciser enfin le démon attaché à la maison des Sant’Anna ? Son regard errant se fixa soudain sur les armes de la famille, brodées au dossier d’un fauteuil et elle leur découvrit une étrange valeur de symbole. La vipère et la licorne ! La bête venimeuse, rampante, mortellement silencieuse et l’animal de légende, vêtu de blancheur et de lumière... Il fallait que le combat cessât avant que son enfant vînt au monde car elle ne voulait pas qu’il régnât sur l’univers de Lucinda. L’instinct maternel s’éveillait en elle, repoussant avec violence la plus légère ombre sur le destin de son enfant et, pour cela, il fallait qu’elle, Marianne, en terminât avec les démons. Ce soir, elle s’arrangerait pour surprendre les liens qui unissaient encore Matteo à la morte maudite, même-si pour cela elle devait risquer sa vie. Ensuite, et quitte à forcer l’attention de son invisible époux, elle agirait comme sa conscience le lui dicterait.


Mais, quand la nuit revint envelopper la villa et les jardins, les projets héroïques de Marianne s’évanouirent devant la plus primitive des angoisses, celle que, cependant, elle n’avait encore jamais éprouvée, celle des ténèbres recéleuses de dangers inconnus. L’idée de retourner là-bas, dans la sinistre clairière, maintenant qu’elle savait, de revoir la diabolique statue, la glaçait jusqu’à la moelle. Jamais encore elle n’avait connu semblable crainte, même après l’évasion de Francis Cranmere quand un moment elle avait craint pour sa propre vie, car Francis, après tout, n’était qu’un homme, alors que Lucinda incarnait l’invisible, l’insondable au-delà.

Elle était demeurée enfermée chez elle la plus grande partie de la journée, tant elle appréhendait de rencontrer de nouveau l’intendant. Seulement, dans l’après-midi, l’ayant vu se diriger vers la grande route, elle s’était rendue aux écuries et, là, elle avait longuement examiné Ilderim comme si quelque signe, sur le bel étalon, pouvait lui donner la clé de l’énigme représentée par son maître. Mais aucune réponse ne s’était présentée à la question qu’elle se posait. Elle n’avait pas davantage interrogé Rinaldo qui avait suivi avec étonnement le long tête-à-tête de la princesse et du pur-sang, répugnant à embarrasser un fidèle serviteur, certainement tout dévoué à son maître, sous le simple prétexte qu’elle en avait obtenu quelque estime.

Revenue chez elle, Marianne avait attendu la nuit, en proie à la plus complète indécision. Sa curiosité exacerbée la poussait à retourner là-bas, près des ruines du temple impie, mais ce que Matteo lui avait raconté de Lucinda lui causait un dégoût insurmontable et elle craignait presque autant de revoir l’impudique statue que son fanatique serviteur.

Elle avait pris un souper léger et vite expédié puis elle s’était fait préparer pour la nuit par ses femmes, mais elle ne s’était pas couchée. Sa chambre somptueuse, son lit orgueilleux lui faisaient maintenant horreur. Elle croyait y voir se dresser encore la statue et elle osait à peine tourner les yeux vers les miroirs, de crainte d’y deviner le fantôme de la Vénitienne diabolique. Malgré la chaleur toujours très forte, elle avait fait fermer étroitement les fenêtres, les rideaux, en un réflexe de crainte enfantine dont, au fond d’elle-même, elle avait pitié, mais dont elle ne pouvait se défendre. Bien entendu, le panneau mobile avait retenu un long moment son attention et elle avait accumulé contre lui tout un échafaudage de tables et de sièges, plus quelques objets métalliques tels que de lourds chandeliers à seule fin que nul ne pût le pousser sans faire éclater un énorme vacarme.

Avant de renvoyer Agathe et dona Lavinia, elle avait prié cette dernière de lui envoyer Gracchus. Son idée était d’installer le jeune cocher sur un matelas dans le petit couloir qui reliait sa chambre à celle d’Agathe, mais, ignorant des affres où se débattait sa maîtresse, Gracchus était allé passer la soirée chez Rinaldo dont il était devenu l’ami et qui habitait une ferme aux confins du domaine. Force avait donc été à Marianne de se défendre seule contre la peur, cette peur qui, cent fois dans la journée, lui avait fait tendre la main vers la sonnette pour demander une voiture. Sa volonté avait été la plus forte, mais, maintenant, il lui fallait passer une nuit qui lui semblait pleine de dangers. Les quelques heures la séparant du retour du soleil allaient durer une éternité.

« Le mieux serait de dormir, de dormir profondément, s’était-elle dit, ainsi je ne serais pas tentée de retourner à la clairière... »

Dans ce but, elle avait demandé à dona Lavinia de lui préparer la tisane qui lui avait si bien réussi le premier soir, mais, au moment de la boire, elle l’avait reposée sur sa table de chevet sans y toucher. Si elle allait dormir d’un sommeil trop profond pour ne pas même entendre la chute des objets disposés contre le panneau, au cas où ?... Non, même si cette nuit devait être un pénible cauchemar, il lui fallait la subir tout entière et avec le plus de lucidité possible.

Avec un soupir découragé, elle disposa ses deux pistolets auprès du lit, prit un livre, s’étendit et essaya de lire. C’était une œuvre de M. de Chateaubriand, un roman fort émouvant traitant des amours de deux jeunes indiens, Chactas et Atala. Jusque-là, Marianne y avait pris grand plaisir mais, ce soir, son esprit n’y était pas. Il vagabondait bien loin des rives du Meschacebé, autour de cette clairière où il allait se passer Dieu seul savait quoi. Peu à peu revenait en elle, insinuante et perfide, la vieille curiosité. Finalement, Marianne jeta son livre.

— Ce n’est pas possible ! dit-elle tout haut. Si cela dure je vais devenir folle.

Et, tendant le bras, elle saisit la sonnette qui la reliait à la chambre d’Agathe et tira. Elle comptait demander à la jeune fille de venir passer cette nuit avec elle. A deux, elle se sentirait plus forte pour lutter aussi bien contre la terreur que contre son désir de savoir et Agathe, elle-même, toujours si effrayée, serait enchantée de rester près de sa maîtresse. Mais Marianne eut beau attendre, sonner et résonner, rien ne vint.

Pensant que, peut-être, la jeune fille avait pris la mixture de dona Lavinia, elle se leva, s’enveloppa d’un saut de lit de batiste, glissa ses pieds dans ses pantoufles et se dirigea vers la chambre d’Agathe. Elle frappa doucement à la porte sous laquelle il y avait de la lumière et, n’obtenant pas de réponse, tourna le bouton et ouvrit. La chambre était vide.