Avec un cri, Marianne s’éveilla brusquement. Cette dernière impression avait été si forte qu’elle avait déchiré les brumes du sommeil pour la rejeter dans la réalité, trempée de sueur et la gorge serrée. Elle s’assit sur son lit, rejeta une longue mèche humide qui tombait sur son visage et regarda autour d’elle. Le jour commençait à poindre et baignait sa chambre d’une teinte mauve où déjà se devinait le rose de l’aurore. Quelque part dans la campagne, les coqs lançaient leurs cris enroués qui se répondaient, d’une ferme à l’autre. Une fraîcheur venait du jardin et, dans son lit humide, dans sa chemise collée à son corps, Marianne eut soudain froid. Elle se leva pour 1’ôter, en prendre une sèche et mettre une robe de chambre, pour aussi achever de chasser l’angoisse que lui avait laissée son mauvais rêve, quand son regard tomba sur l’endroit où dans son cauchemar elle avait vu apparaître la tête de Matteo et elle eut une exclamation de stupeur : sous la bordure dorée de l’un des miroirs, une ligne noire apparaissait sur le mur, une ligne noire qu’elle n’y avait jamais vue.
Sans faire plus de bruit qu’un chat, sur ses pieds nus, Marianne, le cœur battant, s’en approcha, sentit un léger courant d’air. Sous sa main le panneau s’écarta doucement, découvrant le trou noir d’un petit escalier creusé dans l’épaisseur du mur où il s’enfonçait en spirale. Brusquement, tout s’éclaira dans son esprit. Ainsi elle n’avait pas rêvé ! Dans son demi-sommeil, elle avait vraiment vu Matteo Damiani apparaître à cette ouverture, mais dans quel but ? Pourquoi faire ? Combien de fois déjà avait-il osé venir ainsi dans sa chambre pendant qu’elle dormait ?... En même temps, elle se souvint du visage entrevu dans le miroir, au soir du mariage, tandis qu’elle se déshabillait. Là non plus, elle n’avait pas rêvé ! Il était bien là et, au souvenir de son expression de brutale convoitise, le visage de Marianne s’empourpra, à la fois de pudeur blessée et de fureur. Une folle colère s’empara d’elle. Ainsi, non content de courtiser Agathe de façon à la gêner, ce misérable avait osé s’introduire chez elle, Marianne, l’épouse de son maître, pour y surprendre les secrets de son intimité ! Qu’espérait-il en venant ainsi comme un voleur ? Quel geste insensé aurait-il peut-être osé un jour, ce matin même si elle n’avait pas découvert le panneau que, dans sa précipitation sans doute, il avait mal refermé ?
— Je vais lui ôter à tout jamais l’envie de recommencer ! gronda la jeune femme.
Sans prendre le temps même de respirer, elle enfila une robe prise au hasard, chaussa de minces sandales dont elle noua rapidement les rubans et alla prendre dans son sac de voyage l’un des pistolets que Napoléon lui avait donnés et qu’elle avait, naturellement, emportés de Paris. Elle en vérifia rapidement le chargement puis le glissa dans sa ceinture et alluma une bougie. Ainsi équipée elle se dirigea avec décision vers le panneau demeuré ouvert et s’engagea dans l’escalier.
Le courant d’air coucha la flamme de sa chandelle, mais ne l’éteignit pas. Doucement, sans faire le moindre bruit, protégeant la flamme de sa main libre, elle descendit les marches usées. L’escalier n’était pas long et ne faisait pas plus d’un étage. Il débouchait sur l’arrière de la maison, à l’abri d’un épais massif de feuillage qui en masquait l’entrée. A travers les branches, Marianne vit soudain devant elle l’eau calme de la nymphée que l’aurore empourprait. Elle vit aussi Matteo disparaître dans la grotte qui s’ouvrait au centre de la colonnade et décida de se lancer à sa poursuite. Vivement, elle souffla sa bougie et la posa sous les branches pour la reprendre au retour.
Elle ne savait pas ce que l’intendant allait faire là, mais elle savait qu’il y serait pris comme dans un piège et ne pourrait pas lui échapper. Elle connaissait, en effet, la grotte qu’elle avait visitée avec son parrain. C’était un lieu agréable par les grosses chaleurs. Le bassin de la nymphée se prolongeait à l’intérieur y créant une sorte de piscine au milieu d’un salon, car les rochers des murs étaient drapés de soieries et, autour du bassin, des tapis et des coussins avaient été disposés pour le repos avec une profusion tout orientale.
Légère, elle se lança sur la trace de l’intendant et se mit à courir le long de la colonnade. Au moment de pénétrer dans la grotte, elle hésita un instant, s’aplatit contre la paroi rocheuse et tira son pistolet. Puis, lentement, lentement, elle avança, tourna l’entrée... et poussa une exclamation de stupeur : non seulement il n’y avait personne dans la grotte, mais encore l’une des draperies des murailles, relevée, révélait l’entrée d’une espèce de tunnel qui devait traverser la colline, car, au bout, le jour apparaissait.
Sans hésiter un seul instant, serrant seulement un peu plus fort son arme dans sa main, Marianne s’avança dans le tunnel qui était assez large et dont le col couvert de sable fin était agréable à la marche et parfaitement silencieux. Une excitation avait peu à peu, en elle, remplacé en partie la colère, une excitation sœur jumelle de celle éprouvée jadis, à Selton, quand elle chassait le renard, mais ce renard-là pouvait se révéler aussi dangereux qu’un fauve et l’approche du danger exaltait Marianne. Il y avait aussi la pensée d’avoir, en si peu de temps, abordé quelques-uns des secrets des Sant’Anna. Mais parvenue au bout du passage, elle demeura blottie contre le rocher, dans l’ombre, contemplant l’étrange spectacle qui s’offrait à elle.
Le tunnel débouchait dans une clairière étroite, une faille entre deux escarpements, fermée sur deux côtés par des broussailles et une épaisse végétation forestière. Dans le fond, adossé à la muraille rocheuse, chevelue de ronces et de plantes grimpantes, un peuple de statues pétrifiées en une gesticulation délirante habitait une architecture de rocaille et accentuait l’aspect tragique du bâtiment dont les ruines calcinées occupaient le centre de la clairière.
Ce n’était plus qu’un amas de fûts de colonnes noircis, de pierres écroulées, de sculptures brisées sur lesquelles rampaient la ronce tenace et le lierre noir à l’odeur âpre. L’incendie qui l’avait détruit jadis avait dû être d’une rare violence, car la rocaille comme la muraille rocheuse montraient de longues traînées noires laissées par les flammes. Mais, sur ces ruines, sur cette désolation, miraculeusement préservée sans doute, brillant de toute la pureté de son marbre blanc, une statue s’érigeait et semblait régner. Et Marianne retint son souffle, fascinée par ce qu’elle voyait.
Dans l’amoncellement de décombres, quelques marches avaient été grossièrement aménagées et, sur le dernier de ces degrés, Matteo Damiani à genoux et courbé, enlaçait de ses deux bras les jambes de la statue. C’était la plus belle et la plus étrange statue que Marianne eût jamais vue. Elle représentait, grandeur nature, une femme nue d’une beauté presque diabolique à force de perfection et de sensualité. Debout, les bras rejetés en arrière et nettement détachés du corps, la tête renversée, comme tirée par le poids de sa chevelure dénouée, la femme, les yeux clos et les lèvres entrouvertes, semblait s’offrir à quelque invisible amant. L’art du sculpteur avait rendu avec une précision hallucinante les moindres détails du corps féminin, mais la vérité avec laquelle il avait traduit, sur ce visage aux yeux étirés, aux lèvres gonflées de volupté, l’extase d’un plaisir à ce point aigu qu’il frôlait la douleur, tenait du prodige. Et Marianne, troublée par cette trop belle image du désir, pensa que l’artiste avait dû aimer son modèle avec une ardeur suppliante.
Le soleil se levait. Un rayon doré glissa sur l’épaule de la colline et vint caresser la statue. Aussitôt le marbre froid se réchauffa, se mit à vibrer. Des reflets dorés s’allumèrent sur le grain poli, plus doux peut-être qu’une peau humaine, de l’insensible pierre, et Marianne crut un instant que la statue s’animait. Alors, elle vit une chose incroyable : Matteo s’était dressé et, debout sur le socle, il avait pris la femme de marbre dans ses bras. Avec une passion furieuse il baisait les lèvres qui s’offraient si naturellement, comme s’il voulait leur communiquer sa propre chaleur, tout en murmurant des paroles sans suite, injures et mots d’amour mélangés. Cela formait une litanie singulière où la colère se mêlait à l’amour et aux plus brutales expressions du désir. En même temps, ses mains fébriles parcouraient le corps de marbre qui, dans la chaude lumière du matin, semblait frémir sous les caresses.
Cette scène d’amour avec une statue avait quelque chose d’hallucinant et Marianne, épouvantée, recula dans l’ombre du tunnel, oubliant qu’elle était venue ici pour confondre cet homme et le menacer. Le pistolet, inutile, tremblait maintenant entre ses doigts et elle le remit à sa ceinture. L’homme était fou, il n’y avait pas d’autre explication à ce comportement délirant et, soudain, Marianne eut peur. Elle était seule, avec un fou, dans un lieu caché que, peut-être ignoraient la plupart des habitants de la villa. Même l’arme qu’elle portait lui parut dérisoire. Matteo était sans doute d’une force dangereuse. Il pouvait se jeter sur elle, s’il la découvrait, l’attaquer avant qu’elle ne pût se défendre. Ou, alors, il faudrait tirer, tuer... et cela, elle ne le voulait pas. La mort involontaire qu’elle avait donnée à Ivy St Albans lui avait suffisamment pesé et lui pesait encore.
Elle entendit l’homme, dans son délire, promettre à son insensible maîtresse de revenir cette nuit.
— La lune sera pleine, diablesse, et tu verras que je n’ai rien oublié, gronda-t-il.
Le cœur de Marianne bondit. Il allait partir, la découvrir... sans plus attendre, elle s’enfuit, parcourant le tunnel, la grotte, la nymphée à la vitesse d’un lièvre poursuivi, se jeta derrière le massif et s’engouffra dans l’escalier, mais se retourna pour jeter un dernier regard à travers les feuilles. Il était temps. Matteo émergait de la grotte et, à nouveau, Marianne se demanda si elle n’avait pas rêvé. L’homme que, l’instant précédent, elle avait surpris en pleine crise de folie érotique, marchait paisiblement sur le sentier tracé entre la colonnade et l’eau, les mains nouées au dos, son visage rude semblant respirer avec délices le vent léger qui jouait dans ses cheveux gris. Ce n’était plus qu’un promeneur matinal profitant de la fraîcheur des jardins humides de rosée avant d’entamer sa journée de travail...
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