Une bougie brûlait sur la table de chevet, mais il n’y avait personne dans le lit dont les draps pendaient à terre comme si, en se levant, la petite camériste s’était traînée. Inquiète, Marianne leva machinalement les yeux vers la cloche pendue au-dessus du lit et qui communiquait avec sa chambre. Une exclamation de surprise mêlée de colère lui échappa : bourrée de linge, la cloche ne pouvait émettre aucun son. Cela, c’était trop fort ! Non seulement Agathe quittait sa chambre la nuit, mais encore poussait le cynisme jusqu’à étouffer le son de la cloche. D’ailleurs, pour aller où ? Rejoindre qui ? Pas Gracchus, il était chez Rinaldo... et pas un autre valet car Agathe ne frayait avec aucun et ne quittait guère, quand elle n’était pas avec sa maîtresse, les jupes de dona Lavinia, la seule qui lui inspirât confiance dans cette maison. Quant à...

Marianne qui allait rentrer chez elle s’arrêta, revint vers le lit et considéra d’un air songeur la bizarre disposition des draps. Ils ne seraient pas tombés autrement si la jeune fille avait été emportée de son lit. On ne défait pas ainsi un lit en se levant. Par contre, quand on enlève un corps inerte ou non... Marianne sentit brusquement son cœur se serrer. Une idée terrible venait de se présenter à elle. Cette cloche privée de voix, ces draps traînant, cette bougie brûlant encore... et aussi cette tasse vide sur le chevet du lit, cette tasse où demeurait l’odeur caractéristique de la fameuse tisane... jointe à une autre plus subtile... Agathe n’était pas partie de son propre mouvement. On l’avait emportée. Et Marianne avait peur de deviner qui.

Ses dernières hésitations volèrent en éclats. En même temps, la peur qui, durant toute la soirée, lui avait mordu les entrailles, s’envola. Elle regagna sa chambre en courant, démolit fébrilement l’échafaudage qui défendait le panneau, serra son déshabillé flottant autour, de sa taille au moyen d’une écharpe, prit une bougie d’une main, un pistolet de l’autre, glissa le second dans sa ceinture et s’engagea dans le même chemin que le matin. Mais, cette fois, elle le parcourut rapidement, sans une hésitation, soulevée par une colère qui balayait jusqu’à la simple prudence et jusqu’à l’instinct de sécurité. Elle n’eut pas besoin d’éteindre sa chandelle au bas de l’escalier : le vent la lui souffla. Il s’était levé dans la soirée mais, derrière ses fenêtres calfeutrées, elle ne s’en était pas rendu compte. Il faisait aussi beaucoup plus frais. Aspirant avec délice cet air qui avait cessé d’être étouffant, elle pensa qu’il avait dû pleuvoir quelque part. Le ciel était clair puisque la lune était en son plein, mais des nuages y couraient rapidement, voilant par instants le large disque argenté. Le silence angoissant avait cessé. Tout le parc bruissait de ses innombrables feuilles, de toutes ses branches remuées.

Avec décision, Marianne s’engouffra dans la grotte qu’elle traversa d’un trait, mais, dans le passage sous la colline, elle ralentit l’allure pour ne pas être entendue. Là-bas, dans la clairière, une lueur rouge apparaissait. Dans le passage, il faisait presque froid, à cause du courant d’air et Marianne, frissonnante, serra plus étroitement sur sa gorge la mince batiste de son peignoir. En approchant de l’extrémité, son cœur se mit à battre plus fort, mais elle assura fermement l’arme dans sa paume, s’aplatit contre le mur et risque la tête au-dehors. Elle eut alors l’impression de changer de siècle, de tomber tout à coup de l’ère napoléonienne, pleine de bruit, de fureur, de gloire mais bouillonnant d’une vie intense, au plus profond, au plus noir de l’obscurantisme médiéval.

Au pied de la statue qu’éclairaient les flammes de deux grands cierges de cire noire et de deux pots à feu d’où se dégageait une âcre fumée et d’étranges lueurs rouges, une espèce d’autel avait été aménagé sur les ruines. Il supportait la forme inerte d’une femme nue et sans doute inconsciente, car elle était parfaitement immobile bien qu’aucun lien ne soit visible. Un vase ressemblant assez à un calice était posé sur une petite planche placée sur son ventre. Avec une stupeur mêlée d’effroi, Marianne reconnut Agathe. Cependant, elle retint sa respiration tant le silence était profond. Il lui semblait que le moindre souffle engendrerait la pire des catastrophes.

Devant la jeune fille inerte, Matteo était agenouillé, mais un Matteo que Marianne eut peine à reconnaître. Il portait une sorte de longue dalmatique noire brodée de signes étranges et largement ouverte sur la poitrine. Un cercle d’or ceignait ses cheveux gris. Ce n’était plus le silencieux intendant du prince Sant’Anna mais une sorte de nécromant s’apprêtant à célébrer l’un des cultes les plus impies et les plus antiques venus du fond des âges. Il se mit tout à coup à réciter, en latin, des prières à l’audition desquelles Marianne n’eut plus aucun doute sur ce qu’il était en train de faire.

« La messe noire ! » pensa-t-elle avec épouvante tandis que son regard allait de l’homme agenouillé à la statue qui, sous cet éclairage sinistre, semblait vêtue de sang. Un livre, poussiéreux, découvert dans les profondeurs de la bibliothèque de Selton, lui avait un jour, à sa grande frayeur, décrit l’abominable cérémonie. Tout à l’heure, sans doute quand il aurait terminé son oraison sacrilège, Matteo offrirait à sa déesse qui, ici, tenait la place de Satan lui-même, la victime choisie. C’est-à-dire qu’il la posséderait puis égorgerait sur son corps quelque animal ou même un être vivant, ainsi que l’annonçait le long couteau dont la lame luisait sinistrement sur les pieds mêmes de Lucinda. A moins qu’il n’égorgeât Agathe elle-même... ce qui semblait le plus plausible puisque aucune autre trace de vie ne se manifestait dans la clairière.

Matteo maintenant semblait entré en transes. Les paroles qu’il prononçait n’étaient plus compréhensibles, mais formaient une sorte de bourdonnement qui emplit Marianne d’horreur. Les yeux agrandis d’épouvante, elle le vit se lever, ôter le vase qu’il déposa auprès de lui, couvrir de baisers le corps de la jeune fille inconsciente et saisir le couteau. Un éblouissement passa devant les yeux de Marianne, mais sa terreur miraculeusement s’envola d’un seul coup. Quittant l’abri du tunnel, elle fit quelques pas dans la clairière, leva son bras armé, visa et froidement fit feu.

La détonation parut emplir l’espace. Matteo bondit, lâcha son couteau et regarda autour de lui d’un air égaré. Il n’avait aucune blessure car Marianne avait visé la statue, mais il poussa un affreux gémissement en constatant que le menton levé de Lucinda avait disparu. Eperdu, il voulut se précipiter vers elle, quand la voix glacée de Marianne l’arrêta net.

— Restez tranquille, Matteo ! fit-elle en jetant le pistolet devenu inutile et en saisissant l’autre. J’aurais pu vous tuer, mais je ne veux pas priver votre maître d’un si bon domestique. Néanmoins, j’ai une autre balle à votre disposition si vous n’obéissez pas. Et vous avez pu constater que je ne rate jamais mon coup. J’ai défiguré votre démon femelle, la prochaine balle sera pour votre tête. Enlevez Agathe d’ici et rapportez-la dans sa chambre... C’est un ordre que je ne répéterai pas !

Mais l’homme n’avait pas l’air d’entendre. Sur les mains et les genoux, il rampait sur les ruines, les yeux fous, la bouche tordue, cherchant cependant à se remettre debout. Les pierres coupantes le laissaient insensible et aussi les épines des ronces. Il semblait véritablement en proie à une transe mais, comme il avançait vers elle, Marianne eut horreur de ce qu’elle allait être obligée de faire pour se protéger de cet homme dont les forces, peut-être, étaient décuplées : tirer dessus presque à bout portant.

— Arrêtez ! ordonna-t-elle. Je vous dis de reculer, vous entendez ? Reculez !

Il ne l’entendait pas. Il avait réussi à se remettre debout et il avançait toujours, les mains tendues, avec ce regard effrayant de somnambule. Instinctivement, Marianne recula, recula encore. Elle ne parvenait pas à se décider à tirer. C’était comme si une force plus puissante que sa volonté paralysait son bras. L’épouvante peut être une sorte d’anesthésique et Matteo, avec son visage convulsé, sa robe noire et ses mains déchirées, ressemblait véritablement à quelque démon vomi par l’enfer. Marianne sentait ses forces l’abandonner. Elle recula encore, cherchant derrière elle, de sa main libre, l’entrée du tunnel, mais elle avait dû dévier de son chemin et ne rencontra que des herbes folles, des feuilles. Le fourré peut-être où elle pourrait disparaître, se cacher ?... Elle recula encore, mais son pied buta sur quelque obstacle et, avec un cri de terreur, elle s’écroula dans un buisson. Matteo approchait toujours, les mains tendues. Il lui parut grandir, grandir démesurément... Dans la chute, le pistolet avait échappé de sa main et Marianne se vit perdue.

Elle cria encore, mais son cri s’étrangla dans sa gorge. Il y eut une sorte de roulement de tonnerre puis, à l’autre bout de la clairière, une fantastique apparition jaillit des fourrés. Un grand cheval blanc portant un cavalier noir, un cavalier qui la cravache haute se rua sur Matteo et parut gigantesque à la jeune femme épouvantée. Sa vue lui arracha un nouveau hurlement. Avant de s’évanouir, elle put apercevoir, sous le bord d’un chapeau, une face sans traits, blanchâtre et figée, où les yeux avaient l’air de deux trous noirs et brillants, quelque chose d’informe qui se perdait dans le tourbillon noir d’un vaste manteau. C’était un spectre qui montait Ilderim, un fantôme sorti des ténèbres de l’effroi et qui accourait vers elle... Ce fut avec un gémissement désespéré qu’elle perdit connaissance.


Marianne ne put jamais savoir combien de temps elle était demeurée évanouie. Quand elle ouvrit les yeux, avec l’impression d’émerger d’un interminable cauchemar, elle vit qu’elle était dans sa chambre, étendue dans son lit et, dans les brumes du réveil, elle crut en effet avoir rêvé. Au-dehors le vent soufflait, mais aucun autre bruit ne se faisait entendre. Sans doute n’avait-elle vécu qu’un mauvais rêve dans la chambre d’Agathe, dans la clairière, aux prises avec un Matteo en plein délire et l’effrayant cavalier qui montait Ilderim, et elle en éprouva un profond soulagement. Tout cela aussi était tellement étrange ! Il fallait que son esprit fût surexcité pour avoir imaginé cette scène affreuse !