Vivement, Marianne grimpa l’escalier, franchit le panneau ouvert mais, avant de le refermer, prit bien soin d’en observer le mécanisme extérieur et intérieur. Il pouvait, en effet, s’ouvrir des deux côtés, par une poignée dans l’escalier, par l’enfoncement d’un motif de la moulure dorée dans la chambre. Puis, comme l’heure approchait où Agathe lui apportait la tasse de thé matinale, Marianne se hâta d’ôter robe et sandales et de se glisser dans son lit. A aucun prix elle ne voulait qu’Agathe, déjà tellement effrayée, découvrît son expédition du petit jour.

Calée dans ses oreillers, elle essaya de réfléchir calmement bien que ce ne fût guère facile. La découverte successive du panneau dans le mur, du temple de la clairière, de la statue et de la folie de Matteo avait de quoi ébranler un système nerveux plus solide encore que le sien. Et il y avait aussi ce rendez-vous singulier et menaçant qu’il avait donné à sa maîtresse de marbre. Que signifiaient ces paroles bizarres ? Qu’est-ce qu’il n’avait pas oublié ? Que venait-il faire, la nuit, dans ces ruines et d’abord qu’était ce monument incendié sur les décombres duquel trônait la statue ? Une villa ? Un temple ? Quel culte y avait-on célébré et y célébrait-on encore ? A quel rituel obscur et dément Matteo entendait-il sacrifier cette nuit ?

Toutes ces questions s’entrecroisaient dans l’esprit de Marianne sans qu’elle pût y trouver la moindre réponse. Elle eut, tout d’abord, l’idée d’interroger une fois de plus dona Lavinia, mais elle savait que ses interrogatoires faisaient souffrir la pauvre femme, sans doute encore mal remise de celui de cette nuit. Et puis, il était très possible qu’elle ignorât tout de l’étrange déesse à laquelle l’intendant sacrifiait secrètement, comme de sa folie... Le prince lui-même savait-il à quoi son intendant et secrétaire occupait ses nuits ? Et, s’il le savait, accepterait-il de répondre à Marianne en admettant qu’elle réussît à se faire entendre de lui ? Le mieux était peut-être encore d’interroger Matteo lui-même, en prenant naturellement certaines précautions. D’ailleurs, n’avait-elle pas ordonné la veille, à dona Lavinia, de le lui envoyer à la première heure ?

— Nous allons bien voir ! fit-elle entre ses dents.

Sa décision prise, Marianne avala le thé brûlant qu’Agathe lui apportait justement, procéda à sa toilette et se fit habiller. La journée promettant d’être aussi chaude que la précédente, elle choisit une robe de jaconas jaune soufre brodée de marguerites blanches, des escarpins assortis. S’habiller de teintes claires et gaies lui semblait un bon moyen de lutter contre les impressions pénibles que lui avait laissées cette nuit. Puis, comme dona Lavinia venait l’avertir que l’intendant était à sa disposition, elle se rendit dans le petit salon attenant à sa chambre et ordonna qu’on l’introduisît.

Assise devant un petit secrétaire, elle le regarda approcher en essayant de dissimuler de son mieux l’aversion qu’il lui inspirait. La scène de la clairière était trop fraîche encore et trop présente à son esprit pour que le dégoût ne fût pas à fleur de peau, mais, si elle voulait apprendre quelque chose, il lui fallait absolument se maîtriser. Il ne semblait d’ailleurs nullement ému de se trouver là et quiconque l’eût vu, debout devant la jeune femme, dans une attitude déférente, eût juré qu’il était le modèle des serviteurs et non un homme assez vil pour s’introduire comme un voleur, chez cette même femme, quand le sommeil la laissait sans défense.

Pour se donner une contenance et empêcher ses doigts de trembler, Marianne avait pris une longue plume d’oie sur le plumier et jouait avec, distraitement, mais, comme elle gardait Je silence, Matteo prit le parti d’ouvrir la conversation.

— Votre Seigneurie m’a fait demander ?

Elle releva sur lui un regard plein d’indifférence.

— Oui, signor Damiani, je vous ai fait demander. Vous êtes l’intendant de ce domaine et, à ce titre, je pense qu’aucun des détails qui le concernent ne doit vous être inconnu ?

— Je crois, en effet, le connaître à fond, fit-il avec un demi-sourire.

— Vous allez donc pouvoir me renseigner. Hier après-midi la chaleur était si lourde que les jardins eux-mêmes étaient étouffants. J’ai donc cherché à la fois refuge et fraîcheur dans la grotte de la nymphée...

Elle s’arrêta mais son regard ne lâchait pas l’intendant et elle crut bien voir se pincer légèrement ses épaisses lèvres. Avec une feinte nonchalance, mais n’en distillant pas moins chaque mot, elle poursuivit :

— J’ai pu m’apercevoir que l’une des tentures, légèrement déplacée, laissait passer un courant d’air et j’ai vu l’ouverture qu’elle masquait. Je ne serais pas femme si je n’étais curieuse et j’ai suivi ce passage puis découvert, au bout, les vestiges d’un monument incendié.

Volontairement, elle n’avait pas mentionné la statue mais cette fois, elle en était sûre, Matteo avait pâli sous son hâle. Les yeux soudain assombris, il murmura :

— Je vois ! Puis-je dire à votre Seigneurie que le Prince n’aimerait pas apprendre qu’elle a découvert le petit temple, c’est un sujet interdit pour lui et il vaudrait mieux pour Madame...

— Je suis seule juge de ce qui est préférable pour moi, signor Damiani. Si je vous parle à vous, c’est sans doute parce que je n’ai aucune intention d’aller interroger... mon époux sur cette question, à plus forte raison si elle lui est désagréable. Mais vous, vous allez me répondre.

— Pourquoi le ferais-je ? lança l’intendant avec une insolence dont il ne fut peut-être pas maître.

— Parce que je suis la princesse Sant’Anna, que vous le vouliez ou non, que cela vous plaise ou non...

— Je n’ai pas dit...

— Ayez au moins la courtoisie de ne pas me couper la parole. Sachez ceci : quand je pose une question, j’entends que l’on me réponde. Tous mes serviteurs savent cela, ajouta-t-elle en appuyant volontairement sur le mot serviteur. Il vous reste à l’apprendre. Au surplus, je vois mal ce qui pourrait vous empêcher de me répondre. Si cet endroit devait demeurer ignoré, s’il rappelle à votre maître de si sombres souvenirs, que n’avez-vous muré le passage ?

— Monseigneur ne l’a pas ordonné.

— Et vous n’agissez jamais que sur son ordre formel, n’est-ce pas ? ironisa-t-elle.

Il se raidit mais parut prendre son parti. Son regard glacial se planta dans celui de la jeune femme.

— C’est bien ! Je suis aux ordres de Votre Seigneurie.

Heureuse d’avoir vaincu, elle s’offrit le luxe d’un sourire.

— Je vous remercie. Alors dites-moi simplement ce qu’était ce « petit temple »... et surtout qui était la femme dont la statue, magnifique et surprenante, habite ces ruines. Et ne me dites pas que c’est un vestige antique car je ne vous croirais pas.

— Pourquoi mentirais-je ? Cette statue. Madame, est celle de dona Lucinda, la grand-mère de notre Prince.

— Est-ce que sa tenue n’est pas un peu... sommaire pour une grand-mère ? Chez nous, en France, on en rencontre peu en cet appareil.

— Mais on y rencontre les sœurs de l’Empereur, s’écria-t-il. La princesse Borghèse n’a-t-elle pas fait immortaliser sa beauté dans le marbre par le ciseau de Canova ? Dona Lucinda avait fait de même. Vous n’imaginez pas ce que pouvait être sa beauté, à elle ! Quelque chose d’effrayant, d’insoutenable. Et elle savait en jouer avec un art diabolique. J’ai vu des hommes se traîner à ses pieds, devenir fous, se tuer pour elle... alors même qu’elle avait depuis longtemps dépassé quarante-cinq ans ! Mais elle était possédée du Diable !

Comme un torrent qui a rompu son barrage, Matteo parlait maintenant, parlait comme s’il ne pouvait plus s’arrêter et Marianne, oubliant un instant sa répugnance et ses griefs, l’écoutait fascinée. Elle se contenta de murmurer.

— Vous l’avez connue ?

Il fit signe que oui, mais se détourna légèrement, gêné par le regard fixe de la jeune femme, puis il ajouta, avec colère :

— J’avais dix-huit ans quand elle est morte... brûlée, brûlée vive dans ce temple que, dans sa folie, elle avait fait élever à sa propre splendeur. Elle y recevait ses amants choisis presque toujours parmi des paysans, des montagnards ou des marins, car sa passion d’elle-même n’avait d’égale que sa frénésie amoureuse.

— Mais... pourquoi dans le peuple ?

Avec une soudaine violence, il se retourna vers Marianne le front baissé comme un taureau qui va charger et Marianne frémit en entendant gronder dans cette voix les feux d’enfer que Lucinda, elle le devinait, avait dû allumer.

— Parce qu’elle pouvait ensuite les faire disparaître sans que personne ne lui en demandât compte. Ceux de son rang, ceux aussi qui savaient lui plaire, bien sûr, elle les conservait, sûre de leur soumission à l’esclavage qu’elle leur imposait et sans lequel ils refusaient de vivre. Mais combien de jeunes gars ont disparu sans laisser la moindre trace après avoir donné, en une nuit d’amour, toute leur jeunesse et leur ardeur à cette louve insatiable ? Personne... non, personne ne peut imaginer ce qu’était cette femme. Elle savait éveiller les pires instincts, les pires folies et elle aimait que la mort fût la conclusion de l’amour. Peut-être après tout la légende a-t-elle raison...

— La légende ?

— On dit que cette beauté qui refusait de faner était le résultat d’un pacte fait avec le Diable. Un soir où anxieusement elle interrogeait l’un des miroirs de sa chambre elle vit apparaître un beau garçon vêtu de noir qui, en échange de son âme, lui offrit trente années de beauté intacte, trente années de plaisirs et de domination. On dit qu’elle accepta, que le temps passa, mais qu’elle avait fait un marché de dupes, car les trente années n’étaient pas écoulées quand, un matin, ses serviteurs en entrant dans sa chambre ne trouvèrent qu’un squelette grouillant de vers.