– Bonjour ! s’écria-t-elle. Vous ne m’attendiez pas, je pense ?

Une si belle lumière, une telle chaleur émanaient de la jeune fille qu’Aldo en oublia ses frissons. Il dut se retenir pour ne pas la prendre dans ses bras et se contenter de lui tendre les mains :

– Oh non, je ne vous attendais pas ! Et même je ne cessais de remâcher des pensées lugubres mais vous apparaissez et tout s’éclaire ! Quel incroyable bonheur de vous voir ici aujourd’hui !

– Je vous le dirai tout à l’heure. Est-ce que nous ne pouvons pas entrer ? L’humidité est glaciale...

– Bien sûr ! Venez ! Venez vite !

Il l’entraîna vers son cabinet de travail mais Zaccaria qui arrivait avec le plateau du thé venait de reconnaître l’arrivante et, posant son chargement sur un coffre, se précipitait vers elle :

– Mademoiselle Lisa ! ... Qui l’aurait cru ? Oh ! Cecina va être si contente !

Avant qu’on ait pu le retenir, il disparaissait en direction des cuisines, oubliant tout de son maintien pompeux pour ne penser qu’à la joie de sa femme. Aldo, cependant, faisait entrer sa visiteuse dans la grande pièce tendue de brocart jaune soleil où si souvent ils avaient travaillé ensemble, et ce fut tout naturellement qu’elle se posa sur le fauteuil où elle s’installait jadis pour prendre en sténo les lettres que Morosino lui dictait. Mais ils n’eurent pas le temps d’échanger deux mots : la porte s’envolait déjà sous l’enthousiasme de Cecina qui, riant et pleurant tout à la fois, se jetait sur Lisa qu’elle faillit écraser sous le choc :

– Par tous les saints du Paradis, c’est elle, c’est bien elle ! Notre petite ! ... Oh, doux Jésus quel beau cadeau vous nous faites pour notre Natale !

– Je crois que si vous aviez le moindre doute sur l’affection qu’on vous porte ici, vous voilà renseignée ? dit Aldo quand Lisa réussit à se dépêtrer du maelström de rubans, de toile amidonnée, de soie noire et de chair luxuriante que représentait Cecina pleurant à chaudes larmes. Vous nous restez, j’espère ?

– Vous savez bien que c’est impossible. Comme l’an passé, je retourne à Vienne pour retrouver ma grand-mère qui m’a chargée, pour vous, de ses chauds sentiments ! Elle vous aime beaucoup.

– Moi aussi. C’est une femme admirable ! Comment va-t-elle ?

– Au mieux ! Elle attend aussi mon père et ma belle-mère. Ce qui ne l’enchante qu’à moitié mais hospitalité oblige et je ne veux pas la laisser affronter l’épreuve sans secours...

– Mais alors... cette venue à Venise ? C’est vraiment pour nous ?

Il n’osait pas dire « pour moi » mais il l’espérait tellement ! A ce moment, il prit enfin conscience de ce qu’il éprouvait pour Lisa. Il sut pourquoi il n’aimait plus Anielka, pourquoi il ne pourrait plus jamais l’aimer, en admettant que ce qui l’avait attiré vers elle fût de l’amour. Et le sourire de Lisa lui réchauffa le cœur :

– Bien sûr que c’est pour vous ! J’aime Venise... mais que serait-elle sans vous... tous ? Et puis, soyons honnête, il y a autre chose...

L’écho d’un pas rapide lui coupa la parole tandis que, pour Aldo, le ciel s’éteignait et que Cecina reculait dans l’ombre d’une bibliothèque comme devant une menace. Anielka venait de pénétrer dans le bureau qu’un brusque silence envahit :

– Pardonnez-moi si je vous dérange, lança-t-elle d’une voix claire, mais j’ai besoin d’une réponse, Aldo. Que faisons-nous pour ce dîner chez les Calergi ? Voulez-vous y aller ou non ?

– Nous en parlerons plus tard ! fit Morosini dont le visage pâlissait de colère et de douleur à la fois. Ce n’est ni le lieu ni l’heure d’en débattre. Veuillez nous laisser, s’il vous plaît !

– Comme vous voudrez !

Avec un haussement d’épaules dédaigneux, la jeune femme pivotait sur ses hauts talons, faisant voltiger sa robe de crêpe Georgette grège autour de ses jambes parfaites, et elle disparut comme elle était venue, mais déjà Lisa se levait dans un mouvement automatique. Elle aussi avait pâli. Elle avait reconnu l’intruse, et le regard qu’elle leva sur Aldo était empreint de surprise et d’incompréhension.

– Je ne me trompe pas ? C’est bien... lady Ferrals ?

Dieu que ce fut difficile de répondre ! Il le fallait pourtant...

– En effet... mais elle porte un autre nom maintenant...

– Ne me dites pas qu’elle s’appelle... Morosini ? ... La fille de... Oh, c’est abominable !

A son tour, elle voulut courir vers le vestibule mais Aldo s’élança, la retint de force :

– Un instant, je vous prie ! Rien qu’un instant ! ... Laissez-moi au moins vous expliquer...

– Lâchez-moi ! Il n’y a rien à expliquer ! Il faut que je parte... Je ne resterai pas ici un instant de plus !

Sa voix saccadée, nerveuse, traduisait son bouleversement. Cecina voulut aller au secours d’Aldo :

– Laissez-lui un petit moment, demoiselle Lisa ! Ce n’est pas de sa faute...

– Cessez donc de le materner, Cecina ! Ce grand imbécile est d’âge à savoir ce qu’il fait... et après tout, j’ai toujours su qu’il aimait cette femme.

– Mais non, vous ne pouvez pas comprendre...

– En voilà assez, Cecina ! Je vous aime beaucoup mais ne m’en demandez pas trop ! Adieu.

Elle se pencha pour embrasser sa vieille amie puis, se tournant vers Aldo qui, trop conscient de l’irréparable, n’essayait même plus de réagir :

– J’allais oublier la vraie raison de ma venue ! Tenez ! ajouta-t-elle en jetant sur le bureau un écrin de cuir noir. Je vous ai apporté ça ! Nous avons retrouvé le corps d’Elsa...

En retombant parmi les papiers, l’écrin s’ouvrit, découvrant l’aigle que l’on n’espérait plus revoir. La forte lampe de lapidaire allumée sur la table fit étinceler les diamants tandis que toutes les nuances du spectre solaire semblaient sourdre des profondeurs mystérieuses de l’opale.

Le temps pour Aldo de tourner la tête et Mlle Kledermann n’était plus là. Il n’essaya même pas de la rejoindre. À quoi bon et pour quelle explication ? Figé devant la pierre qu’il n’osait pas toucher, il écouta monter puis décroître le vrombissement du canot qui emportait Lisa. Loin, bien loin de lui ! Trop loin sans doute pour qu’il soit jamais possible de la rejoindre...

Saint-Mandé, décembre 1995.




[i] L'Aiglon repose depuis la guerre de 1939-1945 aux Invalides... rapatrié à Paris par Hitler qui croyait séduire ainsi les Français.

[ii] Il deviendra quelques années plus tard l'Arlberg-Orient-Express, donnant ainsi une seconde ligne au plus célèbre des trains.

[iii] Mélange d'eau gazeuse et de vin fort prisé en Autriche.

[iv] Apfelgrüne veut dire «pomme verte».

[v] Sorte de gnocchis typiques de la région de Salzbourg.

[vi] Fromage blanc additionné d'herbes, de paprika, de pâte d'anchois, de cumin et de câpres.

[vii] Costume campagnard devenu national.

[viii] Aujourd'hui l'ambassade de France à Rome.

[ix] Venu secourir Elsa de Brabant attaquée par ses vassaux, Lohengrin, fils de Parsifal et chevalier du Graal, l'épouse mais en lui faisant jurer de ne jamais lui demander son nom. Elsa ayant manqué à son serment, Lohengrin repart sur la nacelle tirée par un cygne qui l'avait amené.

[x] Le pont routier sera construit en 1933. Avec un grand merci à Leonello Brandolini pour ce précieux renseignement!

[xi] Contraint par force.