– Qu’on te laisse tout seul ici avec cette empoisonneuse ? Tu veux rire, je suppose ?

– Pas exactement, fit Morosini à qui la gaieté de la chose échappait, et, une fois de plus, tu exagères ! Elle n’a jamais tué personne que je sache !

– Et son mari ? Ce mylord anglais dont la mort l’a envoyée en prison, tu es bien sûr qu’elle n’y est pour rien ?

– Elle a été acquittée mais je t’en prie, avant de refuser ma proposition, examine ce que sera la situation : la nouvelle princesse va vivre ici. Si tu restes, tu devras la servir...

– Vivre ici ? Où ça ? Dans la chambre de donna Isabelle ?

Aldo la prit par la main et l’entraîna vers l’escalier :

– Viens avec moi ! Toi aussi, Zaccaria...

Il les mena ainsi devant la double porte donnant accès à la chambre qui avait été celle de sa mère et où personne n’entrerait plus : clouées de chaque côté et croisées comme les hallebardes d’invisibles gardiens, deux longues rames de gondole aux couleurs des Morosini en condamnaient l’accès.

– Voilà ! Fulvia et Livia ont fait le ménage puis elles ont clos les volets et Zian, sur mon ordre, a fixé ceci. Quant à... donna Anielka, j’ai donné l’ordre de préparer pour elle la chambre aux lauriers réservée jusqu’à présent aux hôtes de marque...

Rendue muette un instant par l’émotion, Cecina retrouva sa voix pour demander :

– Toi aussi, tu vas y habiter ?

– Je n’ai aucune raison de quitter mon logis habituel.

– A l’autre bout de la maison ?

– Mais oui ! Nous partagerons le même toit mais pas le même ht.

– Et... le père ?

– Sauf pour la cérémonie de ce soir, il ne remettra jamais les pieds ici. Je l’ai exigé et il a accepté. Crois-tu pouvoir vivre dans ces conditions... même quand je serai absent ?

– Sois tranquille, je vivrai ! Et maintenant, je retourne à la cuisine. Chez moi ! Tant que j’y serai, tu pourras manger tranquille.

A présent, elle était là, dans sa robe de taffetas noir, une mantille sur la tête, priant avec une application passionnée qui creusait un pli entre ses sourcils.

L’échange des consentements fut une épreuve pour Morosini. Il promettait d’aimer sa compagne et, pour la première fois de sa vie, il faisait une promesse qu’il ne tiendrait pas. C’était une impression pénible qu’il s’efforça d’effacer en pensant que ce mariage n’était rien d’autre qu’une mascarade et le serment une simple formalité. Celle qui devenait sa femme n’en avait-elle pas dit tout autant lorsqu’elle avait épousé Eric Ferrals ? Avec le résultat que l’on sait. Aussi se demanda-t-il un instant ce qu’elle pouvait éprouver en ce moment, cette femme au visage d’ange, au corps de nymphe, qu’il n’avait même pas regardée ? Même quand leurs mains s’étaient jointes pour la bénédiction nuptiale donnée par un prêtre de San Marco qui était le cousin d’Anna-

Maria et un vieil ami d’Aldo !

Lorsqu’il lui offrit le bras pour quitter la chapelle et remonter vers le salon des laques où une collation était préparée – tradition d’hospitalité oblige ! – il sentit trembler la main qu’elle y posait :

– Avez-vous froid ? demanda-t-il.

– Non... mais ne m’accorderez-vous même pas un sourire au soir de nos noces ?

– Pardonnez-moi ! Les circonstances sont telles que je ne crois pas pouvoir y arriver.

– Et vous disiez naguère que vous m’aimiez ? soupira-t-elle. Vous étiez prêt à n’importe quelle folie pour moi...

– Naguère ? Il me semble à moi que c’était jadis... il y a très longtemps ! Quand on veut garder l’amour d’un homme, il y a des moyens qu’il vaut mieux ne pas employer.

– C’est mon père qui en est responsable et...

– Je vous en prie : ne me prenez pas pour un imbécile. Tout était réglé entre vous et il ne serait pas ici si vous ne l’aviez pas appelé.

– Ne pouvez-vous comprendre que je vous aime et que je voulais devenir votre épouse ? Tous les moyens sont bons pour atteindre son but quand on est une vraie femme...

– Pas ceux-là ! Mais, si vous le voulez bien, nous allons nous consacrer à nos invités ! Ensuite, nous aurons le temps de mettre au point le modus vivendi que j’ai décidé pour nous.

Ils étaient arrivés dans la pièce où un buffet était disposé sous la surveillance de Zaccaria qui déjà présentait des coupes de Champagne sur un plateau. Aldo en offrit une à sa femme, attendit que tous soient servis, prit la sienne et déclara :

– Vous voudrez bien nous pardonner, mes amis, le côté sommaire de cette cérémonie, mais nous n’avons pas eu beaucoup de temps pour la préparer. D’ailleurs, je n’aurais pas souhaité qu’il en fût autrement. Je tiens cependant à vous remercier. Pas de votre amitié parce que je la connais depuis longtemps, qu’elle ne m’a jamais fait défaut et que vous venez de me la prouver une fois de plus en étant présents ce soir. Il y aura désormais ici une jeune femme qui, je l’espère, saura la conquérir aussi. Je vous propose de boire à la nouvelle princesse Morosini !

– C’est cela ! s’écria Fabiani. Buvons à la princesse et au bonheur de son époux ! Quel homme ne souhaiterait être à sa place ? En ce qui me concerne je suis heureux d’apporter ici les vœux du Duce et son vif désir de recevoir prochainement à Rome un couple d’autant plus cher à son cœur qu’il a été réuni par les tendres soins de son vieil ami, le comte Roman Solmanski, que je veux associer à ce toast en l’honneur de ses enfants !

Si Aldo espérait que l’intéressé s’abstiendrait d’assister à la petite réception, il se trompait. Il s’était fait discret sans doute durant l’office nuptial mais, à présent, un sourire de triomphe aux lèvres, il s’avançait vers son complice qui lui donna l’accolade en lui tapant dans le dos. Puis, se dégageant, il prit la parole :

– Merci, mon cher ami, merci du fond du cœur ! Et merci aussi au grand homme qui a bien voulu distraire un instant de son temps précieux pour adresser un message aussi chaleureux à mes chers enfants ! Il peut être certain qu’avant peu nous nous rendrons avec joie à son invitation et que...

Ses « chers enfants » ? Confondu par tant d’impudence et persuadé que Solmanski avait menti une fois de plus et comptait s’incruster dans sa vie, Morosini allait donner libre cours à sa colère en se lançant dans une furieuse apostrophe quand une voix glaciale, pourvue d’un furieux accent britannique, vint couper la parole à ce beau-père trop affectueux :

– Si j’étais vous, Solmanski, je réviserais mes projets de voyage. Vous allez devoir renoncer au château Saint-Ange au bénéfice de la Tour de Londres !

Plus ptérodactyle que jamais dans son mac-farlane pisseux et sa casquette à deux visières, genre Sherlock Holmes, le superintendant Gordon Warren se tenait au seuil du salon, accompagné du commissaire Salviati de la police de Venise. Voyant qu’il y avait là des dames, il se découvrit mais n’en avança pas moins jusqu’à son objectif. Devenu blême, celui-ci tenta de le prendre de haut :

– Qu’est-ce que cela signifie et que venez-vous faire ici ?

– Vous arrêter en vertu du mandat international que je détiens et au nom du roi George V ainsi qu’au nom du président de la République fédérale d’Autriche qui m’en a donné pouvoir. Vous êtes inculpé...

– Un instant, un instant ! coupa Fabiani. C’est une histoire de fous ? Nous sommes ici en Italie et aucun mandat anglais, autrichien ou même international ne saurait être accepté. Nous avons, grâce à Dieu, un pouvoir puissant qui ne s’en laisse pas compter par le premier venu ! Et vous, Salviati, votre présence ici va vous valoir de gros ennuis...

Le commissaire se contenta d’un mouvement d’épaules et d’une moue traduisant bien que la menace ne l’inquiétait guère. D’ailleurs Warren coupait court à ces protestations, s’adressant, cette fois, au pompeux personnage qui avait posé sur l’épaule de Solmanski une main tutélaire :

– Vous êtes le commendatore Fabiani ?

– Bien entendu.

– J’ai une lettre pour vous. Elle est de la main même du Duce que j’ai vu ce matin après ma réception par Sa Majesté le roi Victor-Emmanuel III à qui j’ai remis une lettre de mon souverain. Mis au fait des exploits de votre protégé, M. Mussolini n’a pas jugé bon de lui renouveler une amitié aussi préjudiciable à l’image d’un chef d’État...

Fabiani parcourut le message, devint très rouge mais rectifia la position, claqua les talons et s’inclina :

– Dans ces conditions, je serais mal venu de m’opposer à la justice de mon Duce ! Salviati, vous allez conduire cet homme aux Prigioni criminali dont il ne sortira que pour suivre le superintendant Warren en Angleterre. Vous donnerez à celui-ci toute l’assistance nécessaire afin que le transfert s’effectue de façon satisfaisante... Prince Morosini, je suis infiniment flatté d’avoir pu assister à cette fête familiale... mais je vous plains de tout mon cœur !

Et sans un regard pour celui qu’il accolait si affectueusement un instant plus tôt, le commendatore tourna les talons et se dirigea vers la sortie aussi rapidement que possible, laissant les assistants stupéfaits d’une si complète volte-face.

Solmanski cependant écumait de fureur :

– Eh bien, allez au diable, vous et votre Duce ! Est-ce ainsi que l’on reconnaît les services que j’ai rendus ? Et d’abord, je voudrais savoir de quoi je suis accusé ?

– Vous ne vous en souvenez plus ? ironisa Warren qui avait pris le temps de serrer la main de Morosini. C’est ce qui s’appelle avoir une mémoire accommodante ! Vous êtes accusé d’avoir, le 27 novembre 1922, assassiné à Whitechapel l’homme connu sous le nom de Ladislas Wosinski...

– Ridicule ! Il s’est pendu après avoir écrit une confession touchant la mort de sir Eric Ferrals, mon gendre !

– Non. Vous l’avez pendu ! Le malheur pour vous est qu’il y eut un témoin, un fripier juif, qui habitait la même maison et qui vous avait déjà vu à l’œuvre lors d’un pogrom en Ukraine où vous avez fait merveille au temps où vous vous appeliez Ortschakoff. Ce malheureux a eu tellement peur qu’il a d’abord jugé plus prudent de se taire mais il a tout déballé lorsque je lui ai montré une photographie de vous prise au moment du procès de votre fille. De plus, vous êtes accusé d’avoir, en octobre dernier, fait voler à la Tour de Londres le diamant connu sous le nom de la Rose d’York. Vous avez payé généreusement vos deux complices, malheureusement ils n’ont pas pu se mettre d’accord sur le partage de vos libéralités. Une dispute a été entendue ; on les a arrêtés et ils ont passé des aveux complets. La suite de vos forfaits regarde surtout la police autrichienne mais...