Elle comprit qu’il avait entendu et deviné plus encore. Pourtant quelque chose en elle refusait de se rendre sans combattre :

– Aldo ! Tu me rejettes ?

– C’est ma mère qui aurait dû te rejeter. Sors de sa maison sans m’obliger à employer la force !

Il s’écarta pour lui laisser le passage mais détourna la tête. Alors, courbant les épaules sous le poids d’une condamnation qu’elle devinait sans appel, la comtesse Orseolo quitta la vieille demeure qui l’accueillait naguère avec tant de joie sans espoir d’y revenir jamais...

Lorsque l’écho de ses pas se fut éteint, Morosini claqua brutalement derrière lui le lourd battant de chêne orné de bronzes dorés tout en s’approchant du Polonais :

– Vous pouvez la suivre, articula-t-il, et même je vous le conseille ! Parce qu’elle vous a aimé, vous en avez fait une criminelle. Vous lui devez bien cette compensation !

– Je ne lui dois rien. Quant à vous, votre exécution ne manque sans doute pas de grandeur mais croyez-vous qu’elle soit bien prudente ? La chère comtesse est peut-être décavée mais elle a rendu quelques services au Fascio et pourrait trouver des appuis à Rome ?

– Surtout avec votre aide puisque vous êtes si bien en cour ! Cela dit, j’exige que vous sortiez de chez moi. Je l’ai chassée mais l’instigateur du crime, c’était vous. Alors, dehors ! Vous et votre fille !

– Vous êtes fou, ma parole ? Ou bien avez-vous choisi de vous désintéresser du sort de vos vieux serviteurs ? Ils peuvent avoir beaucoup à souffrir de votre manque de collaboration.

Morosini sortit d’une de ses poches une main armée d’un revolver qu’il braqua sur Solmanski :

– Si je les avais oubliés vous seriez déjà mort ! Ce que j’entends à présent, c’est que tout soit bien clair entre nous. Dans cinq jours, j’épouserai lady Ferrals mais sous certaines conditions.

– Vous n’êtes guère en mesure d’en poser.

– Moi, je crois que si ! A cause de cet objet, fit Aldo en agitant légèrement son arme. Ou vous acceptez ou je vous loge une balle dans la tête !

– Vous signeriez votre propre arrêt en même temps que celui des domestiques.

– Pas sûr ! Vous disparu, j’arriverais peut-être à m’entendre avec vos protecteurs ? Dès l’instant où l’on peut payer cher...

– Voyons vos conditions !

– Elles sont trois. Premièrement, Cecina et Zaccaria Pierlunghi seront présents au mariage, libres.

Deuxièmement, la cérémonie aura lieu ici même. Troisièmement, vous allez, dès ce soir, habiter ailleurs que dans ce palais où vous ne reviendrez qu’une seule fois, le jour du mariage. L’assassin ne doit pas souiller de sa présence la maison de sa victime. Votre fille vous accompagnera jusqu’à l’heure prévue. Il n’est pas convenable que de futurs époux habitent sous le même toit.

Solmanski accueillit cette dernière exigence par un froncement de sourcils qui fit tomber son monocle, mais le temps de le reloger sous l’orbite et son visage était redevenu impassible, – Je ne veux pas vivre à l’hôtel. On peut y faire des rencontres désagréables...

– Surtout quand on est recherché déjà par au moins deux polices étrangères ! Mais vous pouvez loger chez la signora Moretti où j’avais installé votre fille. Elle est la discrétion même et je n’ai qu’à lui téléphoner... Vous acceptez ?

– Et si je n’accepte pas ?

– Je vous tue séance tenante ! Et n’agitez pas votre menace d’appeler au secours ! Votre gardien ne pèserait pas lourd entre les mains de Zian, mon gondolier, qui est encore en bas.

– Vous bluffez ! fit l’autre en haussant les épaules.

– Essayez, vous verrez ! Et mettez-vous bien ceci dans la tête : nous autres gens de Venise supportons difficilement d’être asservis. Il nous arrive de préférer en finir. Alors croyez-moi, contentez-vous d’avoir réussi votre petit chantage et acceptez mes conditions !

C’était sans doute chose acquise pour le comte car il ne prit même pas le temps de la réflexion.

– Dans cinq jours, ma fille sera princesse Morosini ?

– Vous avez ma parole...

– Appelez votre amie et faites-nous conduire chez elle. Nous allons nous préparer !

Debout près d’une des fenêtres de la bibliothèque, Aldo regardait le père et la fille prendre place dans le motoscaffo avec l’aide de Zian. Avant d’embarquer, la tête de la jeune femme s’était levée dans sa direction comme si elle le sentait là. Avec un mouvement d’épaules mécontent, il se détourna et descendit aux cuisines où M. Buteau, drapé dans l’un des vastes tabliers de Cecina, hachait des herbes en compagnie de Fulvia qui mettait à chauffer une marmite d’eau pour les pâtes.

– Laissez ça ! lui dit-il. Nous sommes débarrassés pour cinq jours et vous en avez assez fait. Je vous emmène à San Trovaso manger une zuppa di verdure et des scampis chez Montin. Nous prendrons nos repas au restaurant jusqu’à samedi. Ce jour-là, j’espère que Cecina nous sera rendue...

– Vous allez donc accepter ce mariage ?

Il y avait du chagrin et de la colère sur le visage de l’ancien précepteur. Ému, Aldo le prit aux épaules, l’embrassa et sourit :

– Je n’ai pas d’autre moyen de les sauver, elle et Zaccaria.

– Cecina déteste cette jeune femme. Elle n’acceptera pas...

– Il le faudra pourtant bien. A moins qu’elle ne m’aime pas autant que je l’aime ?

Fulvia, qui s’était contentée d’écouter sans rien dire, vint prendre la main de son maître et la baisa. Elle aussi avait les larmes aux yeux...

– Nous ferons de notre mieux pour vous aider, don Aldo ! Et je vous promets que Cecina comprendra ! D’ailleurs, elle est très jolie cette jeune dame ! Et elle a l’air de vous aimer.

C’était bien là l’ironie du sort ! Il y avait eu le temps, pas si lointain, où Aldo aurait donné sa fortune pour faire sa princesse de l’exquise Anielka. Avait-il rêvé, mon Dieu, sur les jours et surtout les puits passés auprès d’elle ! Et voilà qu’à l’instant où elle lui était donnée il en refusait l’idée avec horreur...

Pas donnée, d’ailleurs ! Vendue... et au prix d’un chantage ignoble ! Un chantage qu’elle acceptait, qu’elle avait peut-être suggéré. Il y avait désormais entre eux trop d’ombres, trop de doutes ! Plus rien ne pourrait être comme avant.

– Et si vous vous posiez la seule question valable ? suggéra Guy tandis qu’ils dînaient dans l’agréable salle de Montin où la bohème vénitienne se réunissait autour des nappes à carreaux et des fiasques transformées en porte-bougies.

– Laquelle ?

– Vous l’aimiez autrefois. Que reste-t-il de cet amour ?

La réponse vint aussitôt, rapide, implacable :

– Rien. Tout ce qu’elle m’inspire, c’est de la méfiance. Et retenez bien ceci, mon ami. Au jour dit je lui donnerai mon nom mais jamais, vous entendez, jamais elle ne sera ma femme !

– Il ne faut pas dire jamais ! La vie est longue, Aldo, et cette Anielka est l’une des plus jolies femmes que j’aie rencontrées...

– ... et je ne suis qu’un homme ? Allez donc au bout de votre pensée !

– J’y vais. Si elle est vraiment amoureuse de vous, mon cher enfant, vous aurez affaire à forte partie. Une tentation permanente.

– C’est possible mais je sais comment l’affronter : si j’accepte contraint et forcé que la fille de ce bandit qui a tué ma mère devienne mon épouse au yeux de tous, je n’accepterai jamais le risque d’avoir des enfants porteurs de ce sang-là !



CHAPITRE 13 CELUI QUE L’ON N’ATTENDAIT PAS..


Le samedi 8 décembre, à neuf heures du soir, Morosini épousait l’ex-lady Ferrals dans la petite chapelle que la piété craintive d’une aïeule épouvantée par la peste de 1630 avait installée dans l’un des bâtiments du palais. Un sanctuaire à la fois sévère dans son décor de pierre nue et fastueux par la magie d’une Vierge de Véronèse qui souriait au-dessus de l’autel dans des atours de reine. Ce qui ne voulait pas dire que la cérémonie allait en être plus joyeuse.

Seule la mariée, très belle dans un ensemble de velours blanc orné d’hermine, avait l’air de vivre dans la lumière pauvre de quatre cierges dispensée sur une assemblée tout de noir vêtue comme le marié lui-même dont la jaquette ne portait aucune fleur au revers.

Les témoins d’Aldo étaient son ami Franco Guardini, le pharmacien de Santa Margarita, et Guy Buteau. La future princesse était assistée d’Anna-Maria Moretti – qui avait accepté par amitié pour Aldo – et du commendatore Ettore Fabiani mais le manteau de breitschwanz de l’une n’était pas plus gai que l’uniforme de l’autre. Solmanski regardait, un peu en retrait, et dans un coin Zaccaria se tenait debout, très raide, avec sur son visage une dureté qu’on ne lui connaissait pas. A ses pieds, Cecina portant un deuil ostensible priait, à genoux...

Tous deux avaient été ramenés au palais le matin même et en bon état : on n’avait pas commis la maladresse de les maltraiter mais une scène émouvante avait opposé Cecina à Morosini dès qu’ils s’étaient retrouvés face à face :

– Tu n’avais pas le droit d’accepter ça ! s’était-elle écriée. Même pour nous ! ... Tout est de ma faute ! Si j’avais su me taire, on ne nous aurait pas emmenés ! ... mais je n’ai jamais su me taire.

– C’est aussi pour ça que je t’aime ! Ne te reproche rien : si tu n’avais rien dit, Solmanski aurait trouvé autre chose pour m’obliger à épouser sa fille ! Ou alors on t’aurait emmenée quand même avec Zaccaria et peut-être aussi M. Buteau... Qu’est-ce qu’un mariage alors que vous faites partie de moi ?

Elle était tombée dans ses bras en sanglotant et il avait bercé un moment ce gros bébé désespéré tandis que Zaccaria, plus calme mais les larmes aux yeux, s’efforçait à l’impassibilité. Et quand elle s’était enfin écartée de lui, Aldo lui avait annoncé qu’il allait les installer tous les deux dans une maison achetée l’année précédente non loin du Rialto, en ajoutant qu’il ne voulait pas leur imposer, à elle surtout, un service qui leur serait désagréable. Mais, du coup, les larmes de Cecina séchèrent au feu d’une nouvelle poussée de colère :