– Aldo ! s’écria Franco Guardini en se précipitant vers Anielka, ta femme se trouve mal !

Avec un faible cri, elle venait en effet de glisser sans connaissance sur le tapis. Morosini rejoignit son ami, enleva le mince corps et l’emporta en appelant Livia pour qu’elle lui donne les soins nécessaires.

– Je m’en charge, si tu veux, proposa Guardini qui le suivait.

– Avec plaisir, mon vieux ! Je te remercie car il faut que je retourne là-bas !

– Quelle histoire ! Cette pauvre petite n’est pas près d’oublier son mariage !

– Moi non plus, figure-toi ! lança Aldo qui ne savait plus très bien s’il était plus soulagé que navré. Soulagé que son détestable beau-père soit sur le chemin du châtiment mais navré que le superintendant et son mandat d’arrêt ne fussent pas arrivés une heure plus tôt... A peine soixante minutes et il échappait à ce mariage qui l’exaspérait ! Maintenant, il allait devoir passer sa vie auprès d’une femme qu’il n’aimait plus et que, par-dessus le marché, il devrait consoler ! Sans compter l’agréable perspective d’avoir pour beau-père un criminel sous les pieds duquel s’ouvrirait un matin la trappe du gibet de Pentonville !

En regagnant le salon, il trouva Anna-Maria sur le seuil, l’air perplexe :

– Veux-tu que j’aille m’occuper d’elle ?

– C’est selon. As-tu lié amitié quand elle était chez toi ?

– Non. J’étais pour elle une hôtelière.

– En ce cas, inutile d’en faire plus ! Merci d’être venue, ajouta-t-il en se penchant pour l’embrasser. J’irai te voir bientôt. Zaccaria va te raccompagner à ta gondole !

Lorsqu’il pénétra de nouveau dans le salon, Solmanski avait les menottes aux mains et deux carabiniers s’apprêtaient à l’emmener sous la direction du commissaire Salviati. Au moment où il croisa Morosini, le prisonnier eut un méchant sourire :

– N’allez pas croire que vous en avez fini avec moi... mon gendre ! Je ne suis pas encore pendu et je laisse auprès de vous quelqu’un qui saura perpétuer mon souvenir !

– Ne soyez pas trop optimiste, Solmanski ! conseilla Warren. Je suis comme les dogues de mon pays : quand je tiens un os, je ne lâche plus...

– Nous verrons bien... Sans adieu, Morosini ! Le superintendant s’apprêtait à suivre le cortège quand Aldo le retint :

– J’imagine que vous ne repartez pas dans l’instant pour Londres, mon cher Warren, et j’espère que vous m’accorderez le plaisir de vous offrir l’hospitalité !

L’ombre d’un sourire passa sur le visage fatigué du policier.

– J’accepterais volontiers mais je craindrais, un soir comme celui-là, d’être importun ?

– Importun, vous ? Je regrette seulement que vous ne soyez pas arrivé plus tôt. Je ne me retrouverais pas à cette heure marié de force et à moitié déshonoré. Restez, superintendant ! Nous allons souper ensemble et nous causerons. Nous avons, je crois, beaucoup de choses à nous dire !

– All right ! Je rejoins Salviati pour reprendre ma valise que j’ai laissée au commissariat et je reviens !

Tandis qu’il disparaissait, Aldo donna des ordres pour qu’on prépare une chambre et que l’on remplace le buffet servi par une table pour trois personnes puis il se rendit chez la nouvelle épousée afin de prendre de ses nouvelles mais, dans la galerie qui desservait les chambres, il trouva Cecina.

– Le Seigneur et la Madone ont entendu mes prières, lança-t-elle du plus loin qu’elle aperçut Aldo. Le maudit va connaître son châtiment et toi, toi mon petit, tu es libéré !

– Libéré ? De quoi parles-tu, Cecina ? Je suis marié... et devant Dieu, hélas !

– Ton mariage n’est pas valable ! J’ai entendu ce qu’a dit l’Anglais : le démon ne s’appelle pas Solmanski mais Or... je ne me souviens plus. En tout cas, elle, tu vas pouvoir la jeter dehors ! ajouta-t-elle en tendant un bras vengeur vers la chambre d’Anielka.

– J’ai pensé à ça, mais il ne faut pas rêver. Cet homme n’est pas de ceux qui laissent au hasard une chose pareille : il a bel et bien acquis pour lui et ses descendants le nom polonais et la nationalité qui va avec. Seul le pape pourrait me démarier.

Sur la figure mobile de Cecina, la déception fit aussitôt place à une farouche résolution :

– Par San Gennaro, il faudra bien qu’il le fasse ! J’irai le lui demander moi-même ! Et tu viendras avec moi !

Morosini ne répondit pas. Il avait lancé le nom du Saint-Père dans le feu de la conversation et presque comme une plaisanterie mais, après tout, pourquoi pas ? Un mariage conclu dans de telles conditions et non consommé devait pouvoir se plaider devant le redoutable Saint-Office ?

– Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée, Cecina, mais autant que tu le saches : on se marie en cinq minutes mais pour obtenir l’annulation c’est beaucoup plus long ! Cela peut prendre des années ! Alors prépare-toi à la patience et, en attendant, il faudra traiter la princesse – et il appuya sur le mot – selon son rang, la servir et s’occuper d’elle. Une dernière fois, je te propose...

– Non, non ! On fera ce qu’il faut ! Mais j’ai bien le droit de penser ce que je veux ! La princesse ! ... Je t’en ficherai, moi, des princesses comme ça !

Et sans plus s’occuper de son maître, Cecina grognant et maugréant fonça vers l’escalier de toute la vitesse de ses courtes jambes. Aldo entra dans la chambre sans faire de bruit.

Franco était toujours là. Assis au chevet de la jeune femme qui pleurait la tête dans ses bras en lui tournant le dos, il faisait des efforts touchants pour la consoler. Tellement désolé lui-même qu’il était presque en larmes. L’entrée d’Aldo lui arracha un soupir de soulagement :

– J’allais te chercher, chuchota-t-il, parce qu’il n’y a que toi qui puisses faire quelque chose. Tu vois dans quel état elle est ?

– Je vais m’en occuper, sois tranquille... mais je te remercie de tes soins.

Il raccompagna son ami à la porte et revint vers le lit où les sanglots d’Anielka s’apaisaient depuis que la voix d’Aldo se faisait entendre. Au bout d’un moment, elle releva sa tête blonde aux courts cheveux emmêlés, découvrant un visage rougi et tuméfié mais des yeux pleins d’éclairs :

– Qu’allez-vous faire de moi à présent ? Me chasser ?

– Le devrais-je ? Oubliez-vous que nous venons de nous marier ? Je vous dois aide, protection et mon toit doit être le vôtre. Je l’ai promis... Que votre père ait été arrêté ne change rien à la loi qui nous lie. Vous êtes ici chez vous.

Son regard fit le tour de la vaste pièce tendue, comme le grand lit à baldaquin, de brocatelle ivoire à dessins de lauriers vert et or, dans laquelle régnait le désordre qui accompagne généralement une jolie femme en voyage. Une seule des trois malles-cabines poussées dans un coin était ouverte mais deux valises posées à même le kilim ancien laissaient jaillir un charmant fouillis de linon, de dentelles et de soie. Aucun carton à chapeaux n’était en vue. En revanche, la table-coiffeuse habillée de satin ivoire comme les rideaux regorgeait de flacons, de boîtes, de petits pots et de ces multiples et mignons outils nécessaires à l’entretien de la beauté.

– Je vais vous envoyer Livia. Elle vous aidera à vous coucher puis rangera ce joli désordre... Pendant ce temps, on vous préparera un plateau. Vous avez besoin de vous remettre. Que voulez-vous ? Un bouillon, du thé...

Elle jaillit de son lit comme si un ressort l’avait propulsée et s’écria :

– Rien de tout cela ! Un verre de Champagne si vous le partagez avec moi. C’est, je crois, une bonne façon de commencer une nuit de noces ? Quant à la femme de chambre, je n’en ai pas besoin non plus ! N’est-ce pas la coutume que l’époux déshabille lui-même la mariée ?

Un genou posé sur le fauteuil auquel elle venait de s’appuyer, elle le défiait de toute sa volonté de séduction. La robe de velours blanc qu’elle portait sous une cascade de perles – celles que lui avait offertes son premier époux ! – épousait des courbes charmantes et laissait libres ses bras minces, son cou fragile, cependant que le profond décolleté en pointe plongeait entre les seins jusqu’au creux de l’estomac. Elle souriait, ayant apparemment oublié le profond chagrin qui l’avait abattue. Elle ne perdait pas de temps, pensa Morosini, pour mettre en œuvre ces moyens dont elle disait tout à l’heure qu’ils étaient les armes naturelles d’une femme aimante. Seulement, cet amour, le nouvel époux n’arrivait plus à y croire. Et, en vérité, cela ne l’intéressait pas du tout...

Choisissant le repli stratégique, il alla s’adosser à la cheminée et alluma une cigarette :

– Je suis heureux de voir que vous allez mieux, constata-t-il. Cela va me simplifier les choses. Autant mettre au point, dès maintenant, ce que sera notre existence commune : nous vivrons en bonne harmonie apparente. Vous aurez de moi respect et courtoisie. Rien de plus !

– Rien ! Cela veut dire quoi ?

Enfantine, la question lui arracha un sourire :

– Je pense que le mot est tout à fait explicite : vous ne serez ma femme que de nom, pas de fait.

– Vous ne coucherez pas avec moi ce soir ? fit Anielka avec sa façon bien à elle d’exprimer crûment les réalités de la vie.

– Ni ce soir, ni jamais ! Et ne recommencez pas à pleurer ! Vous m’avez contraint à ce mariage...

– Ce n’est pas moi.

– Allons donc ! Vous pouviez deviner que ces procédés me blesseraient et, si vous m’aimiez comme vous le prétendez, vous n’auriez jamais accepté de me réduire à cette... humiliation ! Encore moins à cet ignoble chantage !

– On vous les a rendus, vos serviteurs !

– C’est encore heureux ! Sinon vous ne seriez pas là et votre père ne serait sans doute plus de ce monde !

– Vous l’auriez tué ? Pour ces gens-là ?