– Sans hésiter ! Cela a bien failli arriver d’ailleurs... Souvenez-vous ! Ces gens-là, comme vous dites, me sont infiniment chers.

– Et c’est pour eux que vous m’avez épousée ?

– Ne faites pas l’innocente ! Vous le saviez parfaitement mais vous vouliez à tout prix vous incruster ici. Vous y êtes : tâchez de vous en satisfaire ! Cela dit, vous pouvez aller et venir à votre convenance, voyager si cela vous chante mais à deux conditions : ne me gênez pas et ne salissez pas le nom qu’il m’a bien fallu vous confier ! Je vous souhaite une bonne nuit !

Un sourire railleur aux lèvres, Morosini s’inclina et sortit de la chambre sans vouloir entendre le cri de fureur que l’épaisseur des murs étouffait mal. Elle allait sans doute se défouler sur quelques objets mais, si la tranquillité était à ce prix, il était prêt à lui en fournir d’autres. En prenant soin de ne pas les choisir précieux...

Une heure plus tard, en compagnie de Warren et de Guy Buteau, Aldo terminait le souper froid qu’on leur avait servi dans la bibliothèque en offrant à ses invités café, cigares de La Havane et alcools français. Le superintendant achevait le récit de la longue traque couronnée ce soir par l’arrestation de Solmanski : la discrète surveillance des paquebots transatlantiques, l’enquête minutieuse et feutrée menée à Whitechapel, la surveillance quasi invisible du suspect dès qu’il avait posé le pied sur le sol britannique, grandement facilitée par John Sutton dont la haine ne désarmait pas.

– Et aussi par votre ami Bertram Cootes, dit Warren. Ce gratte-papier est un fouineur-né. C’est lui qui, après le vol de la Tour, a découvert la dispute des deux acteurs du vol et a permis leur arrestation. Comme ils n’avaient plus la pierre, ils ont dénoncé leur commanditaire, mais celui-ci avait échappé à ses anges gardiens et pris tranquillement le bateau pour la France. C’était juste le moment où j’avais acquis la certitude qu’il était l’assassin de Wosinski. Cette fois, pour l’appréhender il me fallait un mandat international et le Foreign Office se fait toujours tirer l’oreille en vertu d’un tas de considérations fumeuses. La Sûreté française, heureusement, m’a rendu le service de suivre sa trace jusqu’à la frontière suisse mais après c’était le black-out complet.

Néanmoins je ne désespérais pas : cet homme je le voulais et, en attendant d’en savoir davantage, j’ai tout fait pour obtenir les armes dont j’avais besoin : j’étais allé jusqu’au Premier ministre quand j’ai reçu un message d’un certain Schindler, directeur de la police de Salzbourg, qui m’apprenait des choses fort intéressantes. En même temps, Paris m’informait que du courrier en provenance de Venise arrivait assez régulièrement à l’hôtel Meurice d’où on le faisait suivre à un hôtel de Munich. La chance a été qu’une dernière épître soit arrivée à Paris et que nous ayons pu la lire. Elle était de lady Ferrals, faisait suite de toute évidence à d’autres lettres mais, aux termes de celle-ci, cette jeune dame s’étonnait du retard de son père à la rejoindre et insistait pour qu’il se presse en ajoutant que votre absence pourrait bien prendre fin assez vite et qu’il fallait se hâter. C’est ce que j’ai fait et vous savez le reste...

Pensant qu’après un aussi long discours il méritait bien son cognac, Gordon Warren en prit une gorgée qu’il « mâcha » avant de l’avaler, les yeux mi-clos, et de demander :

– Que comptez-vous faire à présent, prince ?

Celui-ci parut s’éveiller de la songerie dans laquelle la fin de l’histoire l’avait plongé.

– A quel propos ? demanda-t-il d’une voix lasse.

– Ce mariage, bien entendu ? Il est certain que vous avez été piégé comme le fut en son temps le pauvre Eric Ferrals et vos amis – dont je suis, croyez-le ! – aimeraient que vous n’ayez pas le même sort. Je suis persuadé que c’est elle qui l’a empoisonné. Je le sais, je le sens... et, par malheur, je ne peux rien.

– Pourquoi ? demanda Guy. Vous n’avez pas de preuves ?

– En aurais-je que cela serait inopérant. Les lois du Royaume-Uni sont ainsi faites qu’on ne peut être jugé deux fois pour la même cause. Lady Ferrals a été acquittée. Même avec un monceau de preuves, il ne serait pas possible de la ramener devant la cour criminelle d’Old Bailey....

– C’est à un autre tribunal que je pense : celui du Saint-Office auquel je compte demander l’annulation de mon mariage vi coactus[xi].

– C’est le seul chemin pour vous libérer, soupira le superintendant, mais prenez garde lorsque vous entreprendrez les démarches et tâchez qu’elles soient aussi discrètes que possible parce que, dès ce moment-là, vous serez en danger. Elle s’est donnée trop de mal pour vous épouser et ne vous lâchera pas comme ça. En attendant, je pense qu’elle emploiera d’autres armes : c’est l’une des plus jolies femmes que j’aie rencontrées. Une véritable sirène !

– Je l’éprouvais encore il n’y a pas si longtemps mais le charme ne prend plus. Vous dire pourquoi, je ne saurais. Peut-être parce que j’ai horreur de ce qui est trouble, douteux, équivoque.

– J’en suis heureux. Quoi qu’il en soit, suivez mon conseil. Prenez garde !

Sachant bien qu’il n’arriverait pas à dormir, Morosini ne se coucha pas cette nuit-là. L’aube le trouva à sa fenêtre, scrutant la grisaille où se rejoignaient le ciel et le Grand Canal dans l’attente d’un peu de rose, d’un espoir de soleil perçant le cocon brumeux et humide refermé sur Venise... Pour la première fois de sa vie, il s’y sentait prisonnier, autant que le criminel qui attendait son transfert sous l’un de ces toits uniformisés par la lumière pauvre.

Certes, le milicien de la porte n’était plus là et ne reviendrait pas, mais la lèpre fasciste avait commencé à s’étendre, sournoise comme une nappe d’huile, sur l’Italie. Venise en était atteinte jusqu’à ses fondations puisque sa famille, à lui, prince Morosini, se trouvait contaminée. Adriana, qu’il avait tellement aimée, convertie par le double amour d’un homme et de l’argent au point d’avoir accepté l’assassinat d’une femme dont elle n’avait jamais reçu que tendresse et bienfaits ! C’était peut-être ça le pire !

Et qu’allait-il faire d’elle ? Lui donner la mort comme il l’avait juré jadis au meurtrier de sa mère ? Si la paix de son âme, à lui, était à ce prix, pourquoi pas ? Il n’éprouvait plus pour elle que dégoût et aversion, tout comme pour la créature qui reposait à quelques pas de lui. La laisser s’enfoncer peu à peu dans la misère qui la guettait, l’y aider au besoin pouvait offrir une vengeance plus subtile ? Restait à savoir s’il existait des liens entre elle et Anielka ? Auquel cas, celle-ci réussirait peut-être à secourir l’ancienne maîtresse de son père ? Qu’adviendrait-il alors de lui-même et de ceux qui vivaient auprès de lui, pris entre deux feux, entre deux haines ? Il fallait faire quelque chose !

Vers dix heures du matin, Morosini se rendit chez Me Massaria, son notaire, pour y établir un testament partageant ses biens entre Guy Buteau, Adalbert Vidal-Pellicorne et le couple Cecina-Zaccaria. Après quoi, il revint s’atteler à ses affaires en retard l’âme beaucoup plus sereine : s’il mourait, Anielka et Adriana ne recevraient pas la moindre bribe de sa fortune...

Le banquier luxembourgeois referma l’écrin au griffon d’or et de rubis, le glissa dans sa poche, serra avec effusion la main de Morosini et remit ses gants :

– Je ne vous remercierai jamais assez, mon cher prince ! Ma mère va être heureuse de recevoir pour Noël ce bijou de famille disparu depuis une centaine d’années. Une vraie surprise et, en vérité, vous faites des miracles !

– Vous m’y avez aidé. Vous êtes patient et je suis obstiné : la chance a fait le reste...

Il regarda son client embarquer sur le Giudecca avec lequel Zian allait le ramener à la gare. On était, en effet, à l’avant-veille de Noël et le Luxembourgeois n’avait pas de temps à perdre, mais au moins il repartait heureux...

Morosini n’en disait pas autant. La joie de son client et aussi l’approche de la Nativité augmentaient sa lassitude. Surtout lorsqu’il se souvenait de l’an passé ! A pareille époque, Adalbert et lui-même avaient réussi à faire parvenir le diamant du Téméraire à Simon Aronov. En outre, le palais Morosini déplorait seulement l’absence de Mina autour d’une table de réveillon où un joyeux trio bouchait solidement la brèche : la chère tante Amélie, flanquée de Marie-Angéline du Plan-Crépin et de Vidal-Pellicorne. Tous très contents d’être là et de partager avec Aldo la plus belle fête de l’année.

Cette fois, c’était l’échec sur toute la ligne : l’opale était à jamais perdue et la famille immédiate d’Aldo se composait d’une femme douteuse et d’un criminel en attente de jugement. Les autres, les vrais, ne seraient pas là : Mme de Sommières était au lit avec la grippe dans son hôtel du parc Monceau ; Plan-Crépin veillait sur elle. Quant à Adalbert, on l’imaginait tout à fait passant les fêtes à Vienne, avec Lisa et sa grand-mère, et ce serait bien ainsi. Pourquoi donc se priverait-il d’une telle joie ?

Soudain, le prince-antiquaire sentit un frisson courir le long de son dos et il se mit à éternuer. Il était en train de prendre froid. C’était idiot de rester planté là, dans la bise aigre qui soufflait sur Venise, à ressasser ses malheurs ! Il pouvait aussi bien faire ça à l’intérieur mais, comme il allait rentrer, quelque chose accrocha son regard et le retint : là-bas, le canot de l’hôtel Danieli amorçait un virage dirigé vers l’entrée du rio Cà Foscari et le conducteur agitait le bras à son intention : sans doute lui amenait-il un nouveau client.

Une cliente plutôt : une silhouette se tenait auprès de lui, féminine et élégante sous une toque de renard bleu et dans un manteau bordé de la même fourrure. Elle aussi fit un geste et le cœur d’Aldo manqua un battement. Mais déjà le bateau coupait les gaz pour aborder les marches et Aldo eut à peine le temps de revenir de sa surprise : Lisa était arrivée auprès de lui, son petit nez rougi par le froid mais ses yeux couleur de violette rayonnant de joie :