— Il le faut bien pourtant ? Je ne vais pas m’installer chez vous.

— Pourquoi pas ?… Non, taisez-vous ! Laissez-moi parler ! Savez-vous que tout à l’heure, lorsque je luttais contre cet homme pour lui échapper, j’avais formé le projet de m’enfuir jusque chez vous ? Sous cette robe que je porte, il y en a une autre dans laquelle j’ai caché mes bijoux car je voulais profiter de tout ce monde qui allait venir pour quitter cette maison où je suis prisonnière. Je pensais courir à la gare de Lyon afin d’y prendre le premier train en partance pour le Sud quitte à en changer trois fois pour arriver en Avignon. Oh, Antoine, où étiez-vous ? Je vous ai cherché. Je suis allée rue de Thorigny…

— Pardonnez-moi ! J’étais chez un ami… disons, par prudence…

— Je sais. Pierre Bault m’a appris certaines choses et aussi quelle imprudence vous aviez commise en revenant ici. Mais par bonheur, le commissaire…

— Si vous alliez plutôt causer au jardin ? proposa Grand-père. J’ai encore à parler avec ces messieurs et notre présence ne peut que vous gêner. Vous n’êtes pas si pressé, Antoine ?

— Non… non, bien sûr…

— Alors attendez-moi un instant ! pria Mélanie. Je reviens tout de suite.

Ramassant son taffetas vert qui avait quelque peu souffert dans la bagarre, elle courut dans sa chambre pour s’en débarrasser. Il fallait qu’Antoine, pour une fois, la vît assez belle pour avoir envie de la garder. Très vite, elle revêtit sa robe de faille blanche, glissa dans le décolleté deux roses pâles prises dans un vase et dénoua ses cheveux qu’elle rejeta simplement en arrière. Après un sourire à son miroir, elle rejoignit le jardin sans passer par le petit salon.

On avait éteint les flambeaux de la fête mais la nuit était claire et elle retrouva sans peine son ami : assis sur un banc, il fumait un cigare dont le bout rougeoyait par instants. Le frou-frou de la robe sur les graviers le fit lever et il regarda venir à lui cette ombre blanche et parfumée qui lui en rappelait tellement une autre dont l’image, sans doute, ne s’effacerait plus.

En silence, Mélanie vint tout contre lui et glissa ses bras autour de son cou sans qu’il trouvât le courage de la repousser.

— Je vous aime, soupira-t-elle. Et je sais que vous m’aimez. Pourquoi voulez-vous partir ?

Il referma les bras sur elle pour enfouir son visage dans ses cheveux.

— Parce qu’il le faut. C’est sans doute vrai que je vous aime et c’est peut-être vrai que vous m’aimez. Seulement, je ne suis pas un homme pour vous, ni sans doute pour aucune femme…

— Je ne vois pas ce qui vous permet d’en juger. Et ne venez pas me parler de nos âges !… nous avons été heureux ensemble, souvenez-vous ? Et je ne crois pas que le bonheur puisse habiter ailleurs qu’à Château-Saint-Sauveur…

— Ma maison sera la vôtre aussi souvent que vous le désirerez mais je ne suis pas certain que vous le désirerez toujours ! Vous n’avez rien vu du vaste monde et, quant à moi, je quitte Paris demain mais pas pour la Provence.

— Qu’importe ! Vous y reviendrez un jour ou l’autre ? J’aimerais vous y attendre comme la comtesse d’Alès attendait le bailli de Suffren dans son château de Borrigaille. Il était de l’ordre de Malte et ne pouvait se marier mais elle était heureuse d’entendre les bruits de sa gloire et de l’accueillir à ses retours, souvent bien courts… Elle est même morte loin de lui sans jamais cesser d’être heureuse.

— Je connais l’histoire, Mélanie, mais vous, cette vie en dehors, cette vie en marge n’est pas faite pour vous. Et je ne suis pas, tant s’en faut, le bailli de Suffren !

— Vous êtes Antoine… et pour moi c’est aussi bien.

— Que vous êtes jeune, mon Dieu !… Et si nous parlions un peu de votre grand-père ? Vous voulez l’abandonner si vite ?

— Non, bien sûr. Je suis trop heureuse qu’il soit là et bien vivant et nous allons rester ensemble mais il n’y a là aucune incompatibilité. Il pourrait… acheter un château en Provence ? Il est si riche ! Il ne me refuserait pas mon Borrigaille…

— Mélanie, Mélanie ! Vous avez seize ans et moi…

— Nous y voilà ! Je savais bien que vous en parleriez. Sachez alors que j’ai beaucoup vieilli en quelques semaines.

— Vous le croyez mais votre cœur est encore tout neuf et peut prendre d’autres directions. Je ne veux pas courir ce risque… outre que nous ne sommes sûrement pas faits l’un pour l’autre.

— Je suis certaine du contraire ! Rappelez-vous notre nuit !

— À mesure que passerait le temps, nos nuits seraient moins belles. Vous ne me connaissez pas vraiment. Vous croyez que je suis un peintre un peu fou mais je suis autre chose aussi.

— Un agent secret ? Je le sais. Et après ? Ces hommes-là ont le droit de vivre et d’avoir des femmes !

— Ils ont surtout des veuves ! En tout cas merci de n’avoir pas dit un espion.

Il avait réussi à l’écarter de lui mais elle revint à la charge et l’obligea à mettre ses bras autour d’elle.

— Eh bien, fit-elle joyeusement, je serai votre veuve ! Mais jusque-là, il y a plein de beaux jours qui nous attendent.

— Dieu que vous êtes entêtée ! Vous me forcez vraiment dans mes retranchements. Et si je vous disais que je suis aussi… un voleur ?

— Cela ne changerait rien du tout ! Et d’ailleurs, ce n’est pas vrai.

— Si, c’est vrai !…

Elle le considéra avec une stupeur amusée où n’entrait d’ailleurs pas la moindre indignation.

— Tout de bon ?

— Tout de bon ! Mais je ne suis pas un vulgaire cambrioleur : je ne m’empare que de très beaux joyaux ! Les perles de la petite Bremontier, les émeraudes du maharajah et les diamants d’Anna de Castellane, c’était moi… Ne le répétez pas ! Je vous donne là une preuve de confiance, Mélanie…

— Vous essayez surtout de me dégoûter de vous. Si c’est cela, vous ne prenez pas le bon chemin. Et qu’est-ce que vous faites de votre butin ? Vous le gardez ?

— Quelque temps seulement : celui de les admirer, de les caresser. J’ai toujours eu la passion des pierres !… Ensuite, je les vends et pour que le Seigneur me pardonne, je donne la moitié de l’argent à qui en a besoin !

— Merveilleux ! exulta Mélanie. Vous êtes une sorte de Robin des Bois ? Vous voyez bien que vous êtes un héros, vous aussi ! Je vous adore !

— Miséricorde ! soupira Antoine. Je ne vous savais pas si grande lectrice de romans d’aventure ! C’est très joli dans les livres mais songez qu’un beau jour le commissaire Langevin pourrait me mettre la main au collet comme il vient de le faire pour Adriano Bruno.

— Il ne fera jamais cela ! assura Mélanie. Si vous travaillez pour le gouvernement, il ne peut que vous protéger !

— C’est… votre morale personnelle ?

— Pourquoi en aurais-je une autre puisque je vous aime ? Aimez-moi, Antoine ! Je suis sûre que vous en mourez d’envie !

— Ne me rendez pas ridicule, mon cœur ! La vie que vous m’offrez serait belle et facile mais je ne me reconnais pas le droit de l’accepter. Je pars demain, je vous l’ai déjà dit,… très loin, là où l’on m’envoie.

— Et bien sûr, vous ne me direz pas où ? Parfait ! Je vous attendrai.

— Mais je ne le veux pas ! s’écria Antoine. Et vous allez même me promettre d’essayer de vivre comme si nous ne nous connaissions pas… comme si nous habitions des planètes différentes !

— Donnez-moi une bonne raison pour cela !

— Vous avez vraiment envie de vous faire tuer ? Ou de faire tuer Victoire, les filles, Prudent, le chien et le chat ? Je les ai toujours tenus à l’abri des mauvais coups jusqu’à présent. Oubliez-moi au moins pour un temps ! Votre grand-père va ouvrir devant vous les portes d’une vie magnifique : acceptez ce qu’il vous offre !

— Il ne m’offrirait rien s’il savait ce qu’il y a entre nous…

— Il le sait. Il sait même tout et il pense que j’ai raison. Croyez-moi, Mélanie ! Laissez passer le temps ! Dans quelques mois, dans un an ou deux vous ne vous souviendrez peut-être même plus de moi !

— Ne comptez pas là-dessus !

— Pourquoi ? Mais regardez donc autour de vous ! Là, tout près, il y a un homme qui vous aime. Un homme jeune, brillant, plein d’avenir… et honnête !…

— Olivier ?

— Bien sûr, Olivier ! Il s’est même fait embrocher pour vous. Qui vous dit qu’un jour cet amour qui n’ose pas s’avouer ne vous touchera pas ?

— Si vous m’aimiez vraiment, vous ne le verriez même pas, Olivier. Moi je ne sais qu’une chose : je n’aimerai jamais que vous !

— Alors, revenez me le dire dans deux ans… si je ne suis pas mort… ou en prison !

— Pourquoi n’irais-je pas vous le dire en prison ? Et si vous êtes mort, j’irai le crier sur votre tombe !

— Sacrée tête de mule !

Saisissant à deux mains le visage de Mélanie, Antoine lui donna le plus long baiser qu’il eût jamais donné. Puis s’enfuit en courant vers les portes-fenêtres éclairées de la maison.

Vidée de ses forces, Mélanie se laissa tomber sur le sable de l’allée…

— Antoine !… appela-t-elle, reviens !

Elle resta là un moment puis, retrouvant son courage elle se releva. Il était déjà loin sans doute et elle renonça à le poursuivre mais cria dans le silence de la nuit :

— Tu ne te débarrasseras pas de moi si facilement, Antoine Laurens ! Je t’aime… oh je t’aime tant ! – Et sa voix ne fut plus qu’un murmure…

De son côté, Antoine avait traversé le vieil hôtel sans chercher à dire au revoir et sans saluer quiconque. Il franchit en courant la cour et le portail puis il s’élança dans la rue à la recherche d’un fiacre comme Mélanie avait rêvé de le faire pour aller vers lui.

Il en trouva un sur le boulevard, se jeta dedans :