— Eh oui ! C’est encore moi ! ricana le vieillard en dardant son terrible regard gris sous la broussaille de ses orbites rousses. Je suis plus dur à tuer que vous ne le croyiez, hein ?

— C’est… c’est impossible ! bégaya Francis.

— Voyez vous-même ! Je ne suis pas un fantôme. À présent, je veux ma petite-fille. Mélanie ! Où es-tu Mélanie ?

Toujours assise sur sa marche d’escalier où la stupeur la tenait paralysée, la jeune femme parut ressusciter à cette voix qu’elle croyait à jamais éteinte :

— Me voilà, Grand-père ! Me voilà !

Riant et pleurant tout à la fois, elle vint s’abattre à genoux près de la chaise roulante.


Un moment plus tard, c’était, dans tout l’hôtel, cette qualité de silence qui suit un ouragan. Albine, en proie à une crise de nerfs, recevait dans sa chambre les soins d’un médecin et les serviteurs effaçaient peu à peu les préparatifs de la fête sans faire plus de bruit que s’ils eussent été chaussés de feutre. Dans le plus petit des salons Paulin, visiblement désorienté, avait dressé une table tandis que l’on desservait celle de la salle à manger où ne viendrait s’asseoir aucune des cinquante personnes prévues.

Sur tous pesait le souvenir de la scène terrible qui venait de se dérouler : un homme élégant que l’on emmenait, l’injure à la bouche, vers une prison dont il ne sortirait, sans doute, que pour être conduit à l’échafaud.

Autour d’un grand guéridon, cinq personnes vinrent s’asseoir : Mélanie et son grand-père dont elle ne quittait pas la main, Antoine, Olivier et le commissaire Langevin. Ce fut celui-ci qui, après un temps de réflexion, prit la parole :

— Le fait qu’Adriana Bruno ait pu jouer si facilement le rôle du marquis de Varennes et abuser la haute société parisienne comme il s’était joué, peu avant, de la gentry anglaise s’explique aisément… Toute l’histoire commence à Rome, il y a un peu plus de trente ans. Le marquis Henri de Varennes, dernier descendant d’une famille de l’Argonne à peu près ruinée, était alors consul de France. C’était un homme jeune, aimable et cultivé, qui eut très vite ses entrées dans les deux mondes qui se partagent la capitale italienne : le monde « noir » proche du Vatican et le monde « blanc » attaché au Quirinal(15). C’est dans le monde « noir » qu’il rencontra donna Anna-Maria Crespi, l’aima et l’épousa avec la bénédiction de la famille. Mais pas celle de la République. Ce mariage offrait trop de gages à l’entourage du pape et Varennes dut donner sa démission. Heureusement pour lui sa femme n’était pas sans fortune et il l’aimait assez pour accepter de vivre désormais en Italie. Un enfant – Francis – vint au monde un an après cette union et le couple aurait pu vivre de longues années de bonheur si le marquis n’était mort peu après la naissance d’une de ces mauvaises fièvres que dispensent les marais Pontins.

« Inconsolable, la jeune marquise décida de se retirer du monde et d’élever son fils dans une propriété qu’elle tenait de sa mère près du lac de Bolsena. L’enfant était de santé fragile et elle craignait pour lui le sort de son père. C’est donc là qu’il fut élevé en compagnie du fils du régisseur du domaine, un gamin de son âge nommé Adriano Bruno. Une véritable amitié unissait les deux garçons et le jeune Adriano partagea les leçons qu’un précepteur donnait au petit Francis qu’il s’ingéniait d’ailleurs à copier en toutes choses.

« À la mort de sa mère, Francis de Varennes hérita d’une petite fortune et décida de voir le monde. Pour être resté trop longtemps à contempler la campagne d’Orvieto, il brûlait du désir de voyager en pays lointains. Il partit donc pour les Indes, emmenant avec lui comme compagnon plus encore que comme secrétaire son ami Adriano. Il faut dire que, depuis son plus jeune âge, Francis éprouvait une véritable passion pour la botanique et rêvait d’étudier les plantes tropicales. Un rêve que Bruno ne partageait pas. Voyager lui plaisait mais il ne l’imaginait que dans des conditions de confort et même de luxe. Courir les forêts de Ceylan à la recherche d’orchidées ou autres ne l’intéressait nullement. Néanmoins cela servit les desseins qu’il nourrissait depuis le départ d’Italie : se débarrasser de Francis et prendre sa place. L’idée n’était pas aussi folle qu’elle pouvait le paraître. Sans qu’il y eût une véritable ressemblance, le passeport de l’un pouvait parfaitement convenir à l’autre : même taille, même âge, même couleur de cheveux… Bruno en outre l’emportait sur le chapitre de la séduction : il était nettement plus beau que le jeune marquis.

« Une nuit, quelque part dans la jungle entre Columbo et Kandy, Bruno tua Varennes. Comment ? Je l’ignore encore mais le coup fait, il dut feindre un grand chagrin vis-à-vis des porteurs indigènes qui accompagnaient l’expédition. Le corps fut sans doute enterré sur place, après quoi Bruno paya son monde et regagna Columbo où il s’embarqua sur un paquebot anglais à destination d’Alexandrie. Pour rôder son personnage, en effet, il voulait séjourner quelque temps en Égypte.

« Il y resta plusieurs mois, le temps de se créer une réputation de grand voyageur, de se faire des amis et de séduire quelques femmes. Il fréquenta les salles de jeu et même les bas-fonds. C’est au Caire qu’il retrouva Mario Caproni, une vieille connaissance du temps de l’adolescence, qu’il le tira de la misère et se l’attacha d’abord comme valet de chambre. Mais l’homme manquait de style et le nouveau marquis pensa qu’il serait plus judicieux de lui laisser une certaine liberté à condition qu’il soit toujours à sa disposition. Il le tenait d’ailleurs en conservant par-devers lui les preuves d’un meurtre commis par Caproni et celui-ci se serait bien gardé de le trahir.

« Lorsque Bruno quitta l’Égypte, ce fut pour l’Angleterre où le ramenait une jeune lady dont je tairai le nom et qu’il comptait bien épouser car l’argent commençait à lui manquer. Il eut néanmoins le bon esprit de se retirer quand il comprit que la famille de la jeune fille ne verrait pas ces noces d’un bon œil pour l’excellente raison qu’elle espérait un riche mariage. Mais la jeune lady était fort lancée dans la société et c’est grâce à elle que « le marquis de Varennes » fit la connaissance du prince de Galles et fut même invité à son couronnement. C’est peu après, je crois que, venu en France pour y liquider une petite terre, seul bien qui restât aux Varennes, il choisit de séjourner d’abord à Dinard où il comptait nombre d’amis et où il fit, je crois, votre connaissance ? conclut le commissaire en s’adressant à Mélanie.

Mais ce fut son grand-père qui répondit pour elle :

— En effet. Et pas pour notre bonheur ! soupira-t-il. Si vous le permettez, commissaire, c’est moi qui vais continuer votre récit. Je vous rendrai la parole tout à l’heure !

— Je vous en prie ! fit Langevin en souriant. Cela, va me permettre d’apprécier à sa juste valeur cet admirable Romanée-Saint-Vivant, ajouta-t-il en prenant son verre entre ses mains.

— Merci. Je ne vais pas rappeler ici, pour ne pas faire souffrir inutilement ma petite-fille, comment ce triste sire a réussi à s’introduire dans ma famille. Je prendrai l’affaire au lendemain même des fiançailles… ou presque. Deux jours après, je recevais une lettre d’un certain Gerhardt Lenk, de Zurich. Ce personnage me disait que si je désirais en savoir plus sur l’homme qui devait épouser Mlle Desprez-Martel il serait heureux de me recevoir. Une adresse suivait. J’ai donc décidé d’aller voir M. Lenk et, comme j’ai toujours entretenu des relations importantes avec les banques suisses, personne n’a trouvé étrange que je me rende à Zurich. Les conjectures habituelles de la presse ont été leur train et même Olivier ignorait ce que j’allais faire.

— Ce n’était tout de même pas par méfiance ? demanda Mélanie en souriant au jeune homme.

— Non, mais mon correspondant me recommandait, pour ma propre sécurité, la plus grande discrétion. J’ai simplement joué le jeu et je suis parti. Naturellement Varennes – permettez-moi de l’appeler encore ainsi, mon cher commissaire, cela me facilite les choses…

— Faites donc ! La presse n’a pas fini d’en faire autant.

— Donc Varennes a su mon départ et, tout en ignorant ce que j’allais faire au juste en Suisse, il a pensé qu’il était temps de me supprimer, ses finances ne lui permettant guère le délai d’un an de fiançailles que je lui avais imposé. Il a donc lancé sur moi Caproni et, en pleine nuit, j’ai été attaqué dans mon compartiment de chemin de fer par un homme armé qui, après m’avoir conduit à la portière, m’a jeté hors du train… J’étais tout habillé car lorsque je voyage en sleeping je me contente de m’étendre sur la couchette en ôtant seulement mes chaussures… Allons, petite, tout cela est fini, fit-il en couvrant de sa main celle de Mélanie qui n’avait pu retenir une exclamation indignée.

— Que vous n’ayez pas été tué, c’est un vrai miracle ! fit Olivier.

— Je le reconnais. Je suis tombé sur un talus herbeux qui m’a seulement cassé quelques côtes et brisé les deux jambes. Ma chance a été qu’un contrebandier qui venait de franchir la ligne de chemin de fer en rentrant chez lui ait vu la scène. Le train disparu, il m’a cherché, trouvé et traîné dans sa maison, heureusement peu éloignée du lieu de ma chute.

— Ce qui est incroyable c’est que l’on ne vous ait pas découvert. Les recherches ont été faites très sérieusement, dit Langevin.

— C’est gentil de poser à la place des autres des questions dont vous connaissez les réponses. L’homme était un marginal, moitié braconnier, moitié contrebandier et vaguement cultivateur pour la façade. Lui et sa femme ont préféré me cacher quand les gendarmes ont commencé à battre la campagne. J’étais d’ailleurs dans un si triste état qu’ils s’attendaient à ce que je meure d’une heure à l’autre, auquel cas ils m’auraient reporté dans un endroit où l’on aurait pu me retrouver. Mais, habitués à soigner les bêtes, ils ont réussi à me sauver. Du moins pour ce que j’en sais car je suis resté durant des semaines dans une totale inconscience.