« Néanmoins, ils savaient qui j’étais. Les gendarmes et aussi mon portefeuille trouvé dans ma poche les avaient renseignés et quand, enfin, les recherches ont été abandonnées, ils ont écrit à Olivier en lui recommandant le secret. Il est venu tout de suite.

— Et vous ne m’avez rien dit ? s’écria Mélanie indignée. Vous saviez que mon grand-père était vivant et…

— Tais-toi ! Il a bien fait ! Songe qu’il a trouvé un vieil homme inerte qui ne l’a même pas reconnu, un homme facile à achever si on l’avait su vivant.

— Souvenez-vous ! coupa Dherblay. Lorsque je vous ai adjurée de ne pas épouser Varennes, ne vous ai-je pas laissé entendre que pour ma part je n’avais pas perdu l’espoir ?

— En effet, mais si vous m’aviez dit la vérité, j’aurais reculé mon mariage.

— Et pour cela vous auriez dit à votre fiancé ce que vous saviez ? Vous l’aimiez tant ! Et je ne voulais pas courir ce risque. Il a donc bien fallu que je laisse le mariage se faire… mais combien je m’en suis repenti lorsque l’on vous a crue morte !

— À sa place j’en aurais fait autant, coupa le vieux monsieur, et quand j’ai su ce qui s’était passé, je lui ai donné raison même si j’ai failli étouffer de colère et de chagrin. Ce Varennes gagnait sur toute la ligne… Mais revenons au moment où Olivier est arrivé auprès de moi. Imaginez sa consternation ! Que faire d’un corps inerte et totalement inconscient ? C’est alors qu’il a songé à mon vieil ami le professeur Tauber, de la Faculté de Bâle. Il est allé le voir, lui a tout raconté et, le lendemain, Tauber lui-même venait me chercher pour me ramener dans sa clinique où j’ai été inscrit sous le nom sans danger de M. Dubois. C’est chez lui que je suis enfin remonté des profondeurs où je me débattais depuis des semaines. Olivier, alors, est revenu prendre mes ordres et je l’ai envoyé à Zurich afin d’y rencontrer ce M. Lenk qui, me croyant mort, ne m’attendait plus. Pourtant, l’histoire qu’il avait à raconter était intéressante… Voulez-vous continuer, Dherblay ? Pendant ce temps j’essaierai de convaincre le commissaire de partager son bourgogne avec moi.

Olivier se mit à rire et reprit le récit :

— Ce Suisse, grand voyageur lui aussi, se trouvait à Ceylan en même temps que le marquis de Varennes et Bruno. Il avait même partagé avec eux un poulet étique dans un rest-house sur la route de Columbo à Kandy, mais lui revenait prendre le bateau pour l’Europe alors que les deux autres comptaient s’enfoncer dans la jungle. Il n’a donc rien su de ce qui s’y est passé peu après et le dîner lui était un peu sorti de la mémoire quand, venu en France pour affaires, il a lu, dans un journal, l’annonce des fiançailles de Mlle Desprez-Martel avec le marquis de Varennes. Une photographie du fiancé illustrait l’article. C’est elle qui a réveillé ses souvenirs car il a reconnu non Varennes, mais son secrétaire. Il est rentré chez lui et a écrit, pensant qu’il se devait de révéler ce qu’il savait.

« Revenu à Bâle, j’ai informé M. Desprez-Martel et, sur ses indications, j’ai joint le commissaire Langevin qu’il connaît bien et qui s’était occupé de sa disparition. C’est lui qui, dès lors, s’est chargé de mener une sérieuse enquête…

— Ce qui n’était pas facile car Ceylan est loin et je savais que j’en aurais pour un moment, si même je pouvais réussir, enchaîna Langevin. C’est alors que j’ai appris le pseudo-drame du lac de Côme. Dès cet instant, j’ai été persuadé de la substitution de personnes et j’ai cru, tout de bon, que ce misérable avait assassiné sa femme. Et puis vous êtes revenue, Mademoiselle, et j’en ai éprouvé un vif soulagement. Passager d’ailleurs car si l’aventure que vous avez bien voulu me confier apportait de l’eau à mon moulin, elle me compliquait aussi la tâche : sans le moindre cadavre à me mettre sous la dent et sans nouvelles de Ceylan, je ne voyais aucun moyen de confondre le personnage. Il est, il faut bien en convenir, d’une habileté diabolique et si la chance ne m’avait pas servi…

— La chance ? demanda Mélanie.

— Comment appeler autrement cette rafle dans les beuglants du quartier de Charonne fréquentés par les apaches qui, à la suite d’une bataille au couteau, m’a livré Caproni ? L’homme était ivre mais gardait suffisamment de conscience pour brailler que son maître était un « monsieur de la haute » qui le tirerait de mes griffes et me ferait rendre gorge. Le nom est venu sans trop de peine et, de cette minute, je n’ai plus lâché Caproni que j’avais fait mettre au secret…

— Vous avez pu le faire parler ? fit Olivier.

— Je dois dire qu’il a passé d’assez mauvais quarts d’heure avant de cracher le morceau. C’est lui, bien sûr, qui a attaqué M. Desprez-Martel dans le train de Zurich et qui était chargé d’en faire autant à sa petite-fille.

— Il devait me tuer ? murmura Mélanie. Mais comment ?

— Il était, lui aussi, dans le Méditerranée-Express mais dans les sleepings de seconde classe où les voyageurs de première placent leurs serviteurs. Après Lyon, il devait entrer dans votre compartiment et vous jeter hors du train comme il l’avait fait pour votre grand-père et, cette fois, votre mort aurait passé pour un suicide causé par le chagrin d’avoir vu votre jeune époux rejoindre pour sa nuit de noces une danseuse de music-hall…

— Un instant ! coupa Antoine qui n’avait encore rien dit. Je ne vois pas comment il aurait pu s’y prendre ? On n’entre pas comme ça et en pleine nuit dans un compartiment gardé par Pierre Bault. C’est le nom du conducteur et je le connais bien. Il est vigilant et courageux. Je le vois mal laissant enlever une jeune femme…

— Il n’aurait pas eu le choix. Caproni avait ordre de se débarrasser de lui s’il cherchait à s’interposer.

— Je crois que je comprends ce qui s’est passé, dit Mélanie. À Lyon, je n’étais déjà plus dans mon compartiment et ce Caproni ne m’a pas trouvée ?

— C’est encore plus simple que ça, sourit le commissaire. Il n’a même pas mis les pieds dans votre wagon. Il lui est arrivé une chose idiote, stupide et bien propre à déconsidérer un homme de main. Caproni, qui aime un peu trop la dive bouteille, avait déjà beaucoup bu au dîner. En outre, il voyageait avec un représentant en liqueurs et eaux-de-vie qui lui a fait goûter quelques échantillons. Résultat, il s’est endormi et ne s’est réveillé qu’à Marseille.

« Comprenant que son coup était manqué et qu’il allait avoir de sérieux ennuis avec son maître, il a été pris de panique. Il a quitté le train puis en a pris un autre qui remontait sur Paris. Ce qui ne l’empêche pas de prétendre à présent que, vous ayant aperçue, il ne s’est pas senti le cœur de tuer une aussi charmante jeune femme.

— Accordons-lui le bénéfice du doute, à condition, bien entendu, qu’il ne se rétracte pas, dit le vieux Timothée avec un haussement d’épaules. En tout cas je ne remercierai jamais assez notre ami Laurens, ici présent, de s’être chargé de mettre ma chère petite-fille à l’abri…

— Comment se fait-il que vous soyez amis, Grand-père ? demanda Mélanie. Lorsque j’étais chez lui, Antoine disait qu’il ne vous connaissait pas.

— Oh, leurs relations sont assez récentes ! fit Olivier. Comme d’ailleurs notre amitié…

— Vous aussi ? Mais comment est-ce possible ?

— C’est très simple au contraire : Antoine qui nous a vus tous les deux à l’Opéra est tombé chez moi comme la foudre, le lendemain soir, pour exiger que je lui dise où je vous cachais. Il en serait peut-être venu aux voies de fait, tant il était en colère si, à cette minute, n’étaient arrivés les témoins du pseudo-marquis. Du coup, il s’est rangé à mes côtés. Il m’a accompagné sur le pré et lorsque j’ai été blessé, je l’ai supplié de courir à Bâle à ma place afin de tout dite à votre grand-père et de lui demander de revenir. Je… je n’étais pas certain de pouvoir le faire un jour.

En regardant le visage émacié du jeune homme, Mélanie sentit quelque chose s’émouvoir dans son cœur et ses yeux s’emplir de larmes :

— Comment peut-on remercier quelqu’un qui a versé son sang pour vous ? Oh, Olivier ! J’avais si peur pour vous ! Les nouvelles que nous recevions chaque jour étaient affreuses…

— Mais ne correspondaient pas tout à fait à la réalité. Le Pr Dieulafoy a bien voulu consentir à jouer mon jeu. Et si vous avez craint pour ma vie, je suis récompensé bien au-delà de mes mérites… Ce que je redoutais, moi, c’était que M. Desprez-Martel, qui est heureusement en convalescence, ne fût pas encore assez fort pour entreprendre le voyage de retour.

— Pas assez fort ? s’écria celui-ci. Mais je serais venu sur les mains s’il l’avait fallu quand je t’ai sue vivante, ma petite. La nouvelle de ta mort m’avait… déchiré le cœur.

Emue, Mélanie se leva pour entourer de ses bras le cou du vieil homme et poser sa joue contre la sienne.

— Grand-père !… Moi aussi je vous ai pleuré tant et tant ! Et j’ai honte, à présent, de n’avoir pas respecté votre volonté. La punition était largement méritée.

— Un peu rude tout de même, tu ne trouves pas ? Allons, tu n’as rien à te reprocher. L’amour fait faire tant de bêtises et tous les torts ne sont pas de ton côté. Il faut considérer que tout finit bien puisque, mariée à une ombre, tu n’auras même pas à divorcer.

Les autres regardaient, sans trop savoir que dire et avec des sentiments divers, ce couple disparate et touchant que formaient ce vieillard et cette belle jeune femme. Ce fut Antoine qui, le premier, secoua le charme :

— C’est vrai, dit-il. Vous voilà tous deux délivrés d’un cauchemar et je vais vous demander de m’excuser. Il est temps que je rentre…

— Non !

C’était plus qu’un refus : un cri. Lâchant son grand-père, Mélanie se tourna vers Antoine :

— Non ! fit-elle plus doucement. Je ne veux pas que vous partiez ! Vous ne pouvez pas me quitter comme cela, alors que nous venons seulement de nous retrouver ?