Mélanie essaya bien de se faire emmener mais elle lui opposa un refus acerbe.

— Quand on a la chance d’être habillée par Madame Lanvin, on n’a vraiment besoin de rien d’autre. Tu as même plus qu’il ne te faut puisqu’il y a aussi les robes de ton trousseau. Je ne vois vraiment pas pourquoi tu n’en choisirais pas une ?

— Si cela peut vous faire plaisir, Mère. Je n’ai aucune envie d’être le point de mire de tous ces gens. Cela vous va tellement mieux qu’à moi…

Cet acquiescement souriant laissa Albine stupéfaite et ravie. À cent lieues en tout cas d’imaginer qu’elle venait de rendre à sa fille un grand service. Mélanie, en effet, ne savait comment, possédant des robes ravissantes, elle pourrait arborer, sans éveiller de soupçons, l’une des toilettes qu’elle n’aimait pas. Elle avait, en effet, arrêté son choix sur un modèle de taffetas vert foncé qui, avec son mouvement de « paniers » et ses guirlandes de roses, rappelait un peu sa robe de mariée. Passer dessous une légère robe de foulard du même vert mais à pois blancs beaucoup plus discrète pour voyager serait facile, et les fameux paniers dissimuleraient bien l’épaisseur du corsage qu’elle rabattrait autour de sa taille. Très peu de minutes seraient suffisantes pour changer d’aspect et le placard des toilettes du rez-de-chaussée recevrait la robe abandonnée. Mélanie comptait d’ailleurs y cacher, dans la journée, un petit chapeau, un réticule et des gants. Ensuite, ce serait à la grâce de Dieu !

Par extraordinaire, durant ces deux semaines, Varennes se fit discret. Il s’absenta souvent et si elle n’avait senti autour d’elle la surveillance de ses serviteurs, Mélanie eût pu songer que tout était redevenu normal. Une ombre d’ailleurs planait sur ces préparatifs de fête : Olivier Dherblay était toujours dans le coma et Albine elle-même, en dépit de son incurable frivolité, en ressentait le poids tandis que Mélanie en éprouvait un véritable chagrin. Même si le jeune fondé de pouvoirs n’avait été son meilleur soutien, elle eût éprouvé de la peine car, bien souvent, elle pensait à lui et à cette gentillesse, à ces attentions dont il l’avait entourée pendant le peu de temps où il leur avait été donné de se connaître mieux.

Quand vint enfin le soir que Mélanie attendait et redoutait tout à la fois, l’ancienne demeure de Mme de Genlis semblait avoir fait retour à un degré de perfection, apanage du siècle, charmant entre tous, où la femme était reine et l’art de vivre la simple expression du bon ton. D’immenses bouquets de roses, de lys et d’orchidées s’épanouissaient dans toutes les pièces où de longues bougies pâles s’allumaient l’une après l’autre aux mains de laquais en perruques poudrées. C’était comme si l’âme de la maison, débarrassée pour un soir des meubles trop lourds de ce début de siècle sans grâce, s’éveillait peu à peu, une flamme après l’autre. Dans un salon, un orchestre à cordes préludait, s’essayant à une ariette de Mozart cependant que des cuisines où s’affairait une armée « d’extras » montaient les odeurs suaves d’un dîner dont Grimod de La Reynière n’eût pas désapprouvé le menu. La soirée était belle et douce et les portes-fenêtres largement ouvertes laissaient le jardin, éclairé de grands candélabres, pénétrer jusqu’au cœur du vieil hôtel avec ses Senteurs de tilleul, d’acacia et de sureau…

Debout près de sa fenêtre, Mélanie respirait cette fraîcheur embaumée en regardant s’éveiller, comme pour un dernier adieu, la maison de son enfance où peut-être elle ne reviendrait jamais. Tout était prêt, en effet, au mieux de ses désirs et, pour pouvoir s’habiller sans être gênée par Angèle, elle avait fermé sa porte à clef, faisant la sourde oreille aux grattements réitérés de la femme de chambre.

Comme celle-ci frappait encore, elle alla tout de même lui ouvrir après avoir jeté sur ses épaules un de ces légers peignoirs que l’on revêtait pour se faire coiffer. Angèle entra comme une bombe :

— Madame la Marquise est habillée ? s’écria-t-elle comme s’il s’agissait là d’une offense personnelle. Mais c’est impossible !

— Pourquoi donc ? Il y a longtemps que je sais m’habiller seule et vous n’en ignorez rien. Par contre, j’ai besoin que vous me coiffiez…

Sans un mot de plus, elle alla s’asseoir devant la « poudreuse » garnie de brosses d’ivoire et de flacons de cristal. Angèle, cependant, l’examinait d’un œil critique :

— Madame la Marquise a choisi cette robe ? Mais quelle idée ? J’oserais dire qu’elle ne lui va pas très bien.

— Croyez-vous ? Moi je trouve qu’elle me va parfaitement. Au surplus…

— Vous devriez écouter Angèle, ma chère, coupa, du seuil, la voix de Francis. Cette roseraie ambulante vous fait une taille de nourrice. Quelle fichue idée vous avez eue là ? Je suis certain que vous possédez des toilettes plus seyantes.

— Je suis surprise que celle-ci ne vous plaise pas ! C’est pourtant l’une de celles que vous avez choisies quand, en compagnie de ma mère, vous composiez ma corbeille et mon trousseau.

— Vous vous trompez, je n’étais pas toujours là. Angèle, veuillez chercher autre chose ! Celle-ci ressemble à un reposoir pour la Fête-Dieu !

La camériste se dirigeait déjà vers la penderie quand Mélanie l’arrêta :

— Restez ici ! Je n’ai pas l’intention de changer. Je vous en prie, Francis, ajouta-t-elle, laissez-moi m’habiller comme je l’entends. J’ai en effet promis à ma mère que ce soir, je porterais cette robe.

— Ridicule ! Vous voulez avoir l’air d’une demoiselle de compagnie ? Je voudrais que vous la voyez, votre mère ! Elle n’est que blancheurs neigeuses et scintillements de diamants…

— Mes perles roses feront la différence, dit Mélanie avec un rire qu’elle espérait léger. Et puis elle a tellement envie d’être la plus brillante ! Pourquoi voulez-vous la priver de ce plaisir ?

— Parce que c’est en votre honneur que nous donnons cette soirée et j’entends que ma femme soit digne de moi. Je ne tiens pas à ce que l’on se souvienne par trop que j’ai épousé une roturière. Vous êtes marquise de Varennes, que diable ! Pas la rosière du village ! Changez-vous !

— Je n’ai plus le temps !

— Nous allons vous aider !

Il avait saisi le peignoir dont le tissu fragile se déchira sous ses doigts impatients. Alors, comprenant qu’on allait la déshabiller et découvrir sa robe de dessous, qu’elle était donc perdue, Mélanie s’arracha des mains de Francis, le repoussa si brusquement qu’il perdit l’équilibre. Puis se jeta hors de sa chambre. Une seule idée dans sa panique : fuir à tout prix même s’il fallait se battre avec les domestiques et avec les premiers invités !… Elle atteignit l’escalier et s’y précipitait quand Francis la rejoignit et la ceintura au risque de rouler avec elle sur les marches de marbre blanc.

Se sentant prisonnière, Mélanie se débattit avec une fureur désespérée, cherchant à griffer, à mordre, à faire mal pour se libérer. Elle eût tué peut-être si elle en avait possédé le moyen, et le combat, un instant, parut presque égal mais soudain, elle poussa un cri de douleur : Francis venait d’empoigner sa chevelure dénouée et tirait dessus de toutes ses forces. Les larmes jaillirent. Pourtant, elle ne s’avouait pas encore vaincue, s’obstinant à entraîner son bourreau dans une chute qui leur serait peut-être fatale. Et puis, tout à coup quelqu’un s’écria :

— En voilà assez ! Que l’on me sépare ce couple tellement uni mais que l’on prenne garde à l’homme : il est dangereux…

Debout au milieu du grand vestibule illuminé et fleuri, le commissaire Langevin, les mains au fond des poches de son paletot mastic, contemplait la scène. Un cordon de policiers en uniforme doublait la baie anachronique des valets emperruqués porteurs de chandeliers. Un homme en chapeau melon vint dégager Mélanie qui se laissa tomber assise sur une marche tandis qu’un hurlement d’horreur éclatait sur le palier :

— Qu’est-ce que c’est que tout cela ?

Chantilly et plumes d’autruches blancs constellés de diamants, Albine contemplait la scène d’un œil incrédule. Otant alors son chapeau, le policier salua brièvement :

— Commissaire Langevin de la Sûreté nationale. Je crois, madame, que nous nous sommes déjà rencontrés ?

— Je sais mais que venez-vous faire chez moi à pareille heure ? Vous voyez bien que nous donnons une réception ? Mes invités seront là dans un instant…

— Cela m’étonnerait qu’on les laisse passer. Pardonnez-moi mais je viens procéder à une arrestation…

— Une…

Avec une sorte de râle, Mme Desprez-Martel s’évanouit au milieu de ses dentelles et de ses plumes. Angèle, qui arrivait, se hâta de lui porter secours tandis que, délaissant Mélanie, l’agent obligeait Francis à rejoindre le commissaire dont la voix, alors, sonna comme la trompette de l’ange au Jugement Dernier.

— Adriano Bruno, au nom de la loi je vous arrête. Vous êtes accusé de meurtre sur la personne de M. le marquis de Varennes et de tentative d’assassinat sur celle de M. Timothée Desprez-Martel.

— Ne me touchez pas !… Je vous interdis de me toucher, hurla l’inculpé tandis que trois hommes arrivaient péniblement à lui passer les menottes. Vous êtes complètement fou avec votre histoire ! Et elle va vous coûter cher. Des centaines de personnes pourront vous jurer que je suis bien…

— N’essaie pas de bluffer, tu es fait, Bruno ! Nous tenons ton complice, Mario Caproni, et il a passé des aveux complets…

— Je ne connais pas cet homme et vous aurez du mal à faire avaler votre histoire à mes amis magistrats. Justement, ce soir vous allez voir arriver le président…

Il n’acheva pas sa phrase. Trois nouveaux personnages venaient de franchir la haute porte, vitrée à l’ancienne, trois hommes dont l’un était assis, les jambes enveloppées d’une couverture, dans une petite voiture. Et le faux gentilhomme recula, comme Don Juan devant la statue du Commandeur, en voyant venir à lui, amoindri sans doute mais encore formidable, le vieux Timothée Desprez-Martel. Antoine Laurens poussait le véhicule auprès duquel se tenait Olivier Dherblay, très pâle mais debout et appuyé sur une canne.