Présentés à Lorenza tandis que celle-ci remerciait le capitaine du navire de les avoir conduits à bon port, les deux notables entamèrent une sorte de duo tout méridional, vantant à tour de rôle la perfection de son teint d’ivoire rosé, la splendeur de sa chevelure étroitement tressée cependant sous une coiffure de dentelle à trois pointes, les diamants noirs de ses yeux, le rose tendre de ses lèvres, tant et si bien que l’ambassadeur leur fit remarquer un peu sèchement qu’ils s’adressaient à une demoiselle de noble maison dont il convenait de ménager la modestie. A cet instant d’ailleurs, donna Honoria fit une apparition chancelante soutenue par Bibiena et Nona et ce fût la fin du concert. Même le plus imaginatif des thuriféraires aurait perdu ses moyens devant ce lourd visage au teint encore jauni par les récentes nausées que le voisinage de la fraise blanche n’arrangeait pas, les petits yeux durs en pépins de pomme et l’ample silhouette carrée emballée de soie noire dont les baleines du corset ne parvenaient pas à dessiner la taille. Ayant retrouvé quelque aplomb depuis que la galère avait cessé de s’agiter, elle répondit à leur salut consterné par une vague inclinaison de la tête agrémentée d’un coup d’œil furibond et d’une réplique désagréable.
— Cela m’étonnerait que je me plaise dans ce pays sauvage. Il faut avoir perdu l’esprit pour quitter Florence au bénéfice d’une de ces contrées du nord dont on a rien d’autre à attendre que des rhumatismes ! Maintenant je voudrais un vrai lit... si toutefois vous savez ce que c’est !
Tandis qu’Angelo Rossi lui assurait qu’elle aurait satisfaction sous peu, Lorenza, gênée de son impolitesse, se risquait à offrir des excuses arguant d’une traversée pénible. Mal lui en prit :
— De quoi te mêles-tu ? Une dame de ma condition n’a que faire des avis d’une fille comme toi ! Tu devrais me remercier à genoux de m’être imposée ces souffrances insupportables afin que tu n’arrives pas ici comme un simple bagage dans la suite de ser Filippo !
La jeune fille rougit de colère. Le boulet qu’elle allait traîner promettait d’être encore plus lourd qu’elle ne le craignait :
— Vous me rendrez cette justice, tante Honoria, que je n’ai jamais réclamé votre présence pour...
— ... pour pouvoir te comporter avec tous ces hommes comme le fit jadis ta mère et...
Cette fois c’en était trop ! Les yeux sombres lancèrent des éclairs :
— Comment osez-vous ? Ma mère était une Médicis !
— Bâtarde ! Tu ferais mieux d’éviter d’en parler !
Mais l’ambassadeur estimait qu’il était temps d’intervenir :
— Je crains, dit-il sévèrement, que ce genre de propos ne soit guère apprécié à la cour de France. Aussi dois-je vous prier, dès à présent, Madonna Honoria, de vous engager à ne plus vous y livrer. Sinon...
— Sinon ? clama-t-elle.
— J’aurais le regret d’engager vos femmes à vous reconduire dans votre cabine pour y attendre que la galère reprenne la mer. Je remettrais une lettre pour le grand-duc Ferdinand au capitaine Rossi !
— Vous auriez l’audace ?
— Sans hésiter. Son Altesse désire que sa nièce ne reçoive en France que des marques de respect et d’amitié. Dans ces conditions, mon devoir exige que je me montre ferme... et aussi très clair ! Me suis-je bien fait comprendre ?
Il n’eut pas besoin de réponse : la défaite s’inscrivait nettement sur le visage renfrogné de la virago. Elle haussa les épaules.
— Que de bruit pour un mot ! Ça va ! Que l’on me fasse descendre de ce cercueil ! Et pronto !
Comme à Livourne, il fallut un brancard et deux paires de bras solides pour que donna Honoria pût quitter le navire en toute sécurité, tandis que Giovanetti, après l’avoir saluée, offrait sa main à Lorenza pour lui éviter d’avoir l’air d’être à la suite de la mégère. Une litière attendait sur le quai. Force fut à la jeune fille d’y monter à ses côtés mais le trajet n’était pas long entre le port du Lacydon et la rue Droite, la plus importante de la cité phocéenne où Angelo Rossi habitait une belle maison auprès de ses entrepôts.
Quand on y parvint, Lorenza, laissant deux valets porter sa tante à l’étage où elle partagerait une chambre avec Nona, retint l’ambassadeur au bas de l’escalier :
— Comment avez-vous prévu le voyage jusqu’à Paris ? demanda-t-elle.
— En carrosse naturellement. Nous avons deux cents lieues devant nous...
— Et qui y prendra place ?
— Vous-même, les deux caméristes et donna Honoria, bien entendu !
— Et vous ?
— Avec votre permission, je ferai la route à cheval.
— Vous avez ma permission mais à une condition : m’en trouver un ! Vous n’imaginez que je vais parcourir tout ce chemin en compagnie de ma tante ? Je ne suis pas sûre que nous y arriverions vivantes toutes les deux.
— Vous montez, Madonna ?
— Très bien même. A califourchon ou en amazone[8]. Ce n’est qu’une question de vêtements.
Il leva un sourcil surpris mais sourit :
— On en apprend des choses au couvent des Murate !
— Au couvent non mais dans notre villa de Fiesole, oui. Nous y avons un vieux palefrenier qui m’a transmis son savoir. Vous pourriez être surpris.
— Je le suis déjà !... Et ravi puisque nous voyagerons de conserve ! Mais je vais dès maintenant demander à Rossi de se procurer une selle d’amazone. J’ose à peine penser à ce que dirait donna Honoria en vous voyant habillée en homme. Elle pourrait trépasser d’un coup de sang !
— Vous croyez ? Si seulement j’en étais sûre je crois que je tenterais l’aventure.
L’ambassadeur se mit à rire mais le jeune visage restant sérieux, il se contenta de poursuivre :
— Je vais faire mon possible ! Cela va être une vraie joie, pour moi, d’être votre compagnon de route pendant tous ces jours. Surtout si le temps se maintient au beau. La pluie vous ferait peut-être changer d’avis ?
— Même un ouragan n’y parviendrait pas ! N’importe quoi plutôt qu’être enfermée avec elle à longueur de journée ! A l’écouter gémir, pester ou me chercher querelle pour un oui ou pour un non ! Ses récriminations, quand elle me verra renoncer à sa présence, suffiront. On l’entendra jusqu’au port !
— Vous allez cependant devoir vivre sous le même toit, quand vous serez à Paris ! A moins que la Reine ne vous garde au palais ? En quels termes êtes-vous avec Sa Majesté ? Je suppose qu’elle vous aime.
— J’avoue l’ignorer. J’avais huit ans lors de son départ pour la France. Jusque-là, elle ne m’a jamais accablée de démonstrations d’affection. Elle se contentait de me tapoter la joue quand elle me rencontrait et de m’offrir deux florins d’or pour la Noël et l’an nouveau. Elle avait alors vingt-sept ans, je crois, et je n’étais qu’une gamine. Toute son attention elle la réservait à cette compagne qu’on lui avait donnée, cette Leonora Dori ou Dosi sortie de rien et que l’on avait fait adopter par un vieux gentilhomme sans descendance pour lui permettre de figurer convenablement dans les entours d’une princesse. Elle est toujours auprès d’elle je présume ?
— La Galigaï qui est devenue la signora Concini ? Je pense bien !
— Elle est mariée ? Elle n’est pourtant pas belle : sèche, noiraude...
— Elle a pourtant épousé celui qui est sans doute le plus beau parmi les Florentins que la Reine a amenés avec elle... Le plus pervers aussi et il faudra vous en méfier car leur influence sur leur maîtresse est absolue. Même le roi Henri les redoute, lui qui n’a peur de personne ! Il a tenté à plusieurs reprises de s’en débarrasser mais on lui a opposé de telles fureurs qu’il y a renoncé. Maintenant que vous m’y faites penser, le couple devrait vous voir arriver d’un bon œil : si leur protectrice était répudiée, ils seraient bien obligés de la suivre.
— Autrement dit vous aurez travaillé pour eux comme pour la reine Marie ?
— Cela, je ne veux pas le savoir, dit Giovanetti avec une nuance de sévérité. Je suis aux ordres de Son Altesse le grand-duc Ferdinand et de nul autre !
— Pardonnez-moi ! Je ne voulais pas vous offenser !
Il la rassura d’un sourire et l’escorta jusqu’à sa chambre où Bibiena s’occupait déjà à lui préparer un bain dans lequel elle venait de plonger un sachet d’herbes odorantes :
— Voilà qui va vous changer des pestilences du bateau... et moi aussi par la même occasion ! La cabine de donna Honoria puait comme charogne ! Enfin, pour moi, la pénitence est terminée, conclut-elle avec satisfaction.
— Pas tout à fait ! Émit Lorenza un peu honteuse. Je viens de demander à ser Giovanetti de me procurer un cheval, je préfère risquer de faire le chemin par mauvais temps plutôt que partager le carrosse où elle prendra place... et toi aussi bien sûr !... Eh bien, mais où vas-tu ?
Le visage rond de l’ancienne nourrice, auquel un double menton et une implantation de cheveux en pointe sur le front donnaient l’apparence d’un cœur, se ferma d’un seul coup. Elle s’essuya les mains, redescendit les manches de sa robe qu’elle avait roulées et se dirigea vers la porte :
— Implorer Son Excellence de me dénicher une mule costaude. J’aime mieux arriver à Paris les fesses tannées comme un vieux cuir qu’épuisée d’avoir lutté toute la journée contre l’envie de l’étrangler ! Ce qui pourrait arriver, auquel cas il ne vous resterait plus qu’à faire dire des messes pour mon âme après que l’on m’aura pendue haut et court !
Et sur ce, Bibiena claqua la porte.
Le lendemain, vêtue de petit drap gris clair avec fraise et manchettes au point de Venise, une toque de velours assortie ornée d’une insolente plume de héron solidement amarrée sur ses tresses brillantes, Lorenza, le défi au fond des yeux, faisait joyeusement volter son cheval sous le regard amusé de l’ambassadeur avant de se diriger avec lui vers la sortie de Marseille. Derrière elle, Bibiena suivait à califourchon sur une mule digne de porter un évêque. Enfin, venait le lourd carrosse où s’étaient installées donna Honoria et sa fidèle Nona. Celle-ci avait choisi de se réfugier dans la prière, ce qui était un moyen astucieux d’avoir la paix tout en sachant bien qu’à la première occasion se déchaînerait la tempête qui couvait sous le silence menaçant de la dame. Celle-ci n’avait pas pipé tout à l’heure en découvrant que sa nièce allait lui échapper tout au long de ce voyage dont elle espérait tirer un certain plaisir, mais point n’était besoin de la connaître beaucoup pour deviner que l’orage éclaterait à un moment ou à un autre...
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