— Elle est à toi, conclut le grand-duc en la lui tendant.

Quelques jours plus tard, Lorenza quittait Florence en compagnie de l’ambassadeur... Ce dernier était pourtant venu par voie de terre et le plus vite possible mais le grand-duc souhaitait donner au voyage de sa nièce un certain apparat tout en protégeant autant que faire se pourrait les coffres de sa dot.

Malheureusement, il avait fallu embarquer aussi la tante Honoria. Celle-ci l’avait exigé, revendiquant hautement son droit de chaperonner sa nièce comme le voulaient les convenances au lieu de laisser celle-ci courir les mers « dans les bagages » de Giovanetti. En outre, elle désirait revoir la reine Marie quelle avait connue enfant et prétendait « aimer beaucoup », ce qui faciliterait les premiers contacts. Devant le manque d’enthousiasme de Lorenza, elle avait menacé de la précéder, par les chemins de terre ferme, pour annoncer elle-même sa venue.

— Dieu sait ce qu’elle pourrait raconter ! avait expliqué la grande-duchesse à la jeune fille révoltée. J’aurais aimé t’accompagner moi-même et revoir ma famille mais c’est impossible. Quant à Honoria, à moins de l’enfermer – et sous quel prétexte ? – on ne peut l’empêcher d’aller à Paris. Souhaitons seulement qu’elle ne provoque pas de catastrophe avant que ton futur époux refuse de s’en encombrer et nous la renvoie. Ce qui serait préférable pour toi.

Il avait bien fallu en passer par là et Lorenza avait alors redouté la longue cohabitation du voyage mais, grâce à Dieu, le mal de mer, en clouant la dame dans son lit, l’avait débarrassée de sa présence. Elle allait la saluer matin et soir et pour le reste, Bibiena, dont rien ne pouvait entamer la bonne humeur, s’en chargeait avec l’aide du médecin car, bien entendu, Nona, la vieille camériste d’Honoria, était aussi malade que sa maîtresse.

Les galères allaient aborder l’entrée du port gardé de chaque côté par une tour quand Lorenza entendit derrière elle la voix de Giovanetti :

— Alors, Madonna, que vous semble la terre de France ?

Surprise, elle se retourna :

— Vous êtes guéri ?

— Comme vous voyez ! Quand on le traite avec la considération due à son savoir réel, Valeriano Campo est un excellent médecin. Votre tante s’en serait aperçue si elle s’était prêtée à ses soins autrement qu’en le couvrant d’injures.

— Il la faisait dormir, ce n’était déjà pas si mal !

— C’était uniquement pour que nous puissions en faire autant. Sinon il l’aurait peut-être laissée vomir ses tripes jusqu’au bout de ses forces. Il est un peu vindicatif, vous savez ?

— Et le fameux serment d’Hippocrate ?

— Il estime qu’il a des limites. Par exemple, quand il s’agit d’une de ces créatures qu’il considère comme une plaie pour le genre humain. Il faut admettre que donna Honoria en est une représentation fort réussie...

— La campagne ressemble à celle de Toscane et la ville paraît belle. Mais nous n’y resterons pas ?

— Non, hélas ! Paris possède aussi son charme et le Roi s’efforce de l’embellir mais le climat n’est pas le même. Il faut seulement espérer que nous y arriverons par beau temps. D’ailleurs, nous nous arrêterons avant parce que la Cour n’y sera pas.

— Où sera-t-elle ?

— A Fontainebleau, à la chasse, je pense. Je vous signale que le palais est plein de charme.

— C’est là que je vais rencontrer...

— Celui qu’on vous destine ? Sans doute. Un récent courrier m’a appris que son père avait accueilli favorablement les ouvertures de Son Altesse le grand-duc et qu’il s’employait à faire en sorte que le Roi soit en de meilleures dispositions envers son épouse.

— Si j’ai bien compris, cet homme est prêt à servir la Reine qu’il n’aime pas en échange des biens que j’apporte ?

— Ce n’est pas exactement cela. S’il a l’oreille du Roi, le marquis de Sarrance n’aime pas particulièrement la Reine qu’il trouve sotte et désagréable -ce qui est un peu vrai ! En revanche, il déteste franchement la favorite, la marquise de Verneuil, qu’il juge dangereuse, mais comme il tient beaucoup à l’amitié du Roi il s’est gardé jusqu’ici de prendre parti. Si vous voulez, il suffit qu’on le pousse un peu pour découvrir à Marie de Médicis toutes les vertus et tous les charmes qu’elle n’a pas et desservir sa rivale de tout son pouvoir. L’idée qu’elle pourrait devenir reine de France le rend malade. D’un autre côté, s’il se brouillait avec le Roi, il prendrait le risque d’être renvoyé dans son château béarnais qui crie misère par toutes ses fissures. Alors la perspective d’une bru telle que vous, pour ainsi dire dorée sur tranche, lui donne toutes les audaces. Il a juste besoin d’encouragement...

— Et je suis cet encouragement. Son fils lui ressemble-t-il ?

— Absolument pas ! Au point que certaines mauvaises langues insinuent que la défunte marquise Elisabeth lui avait donné, pendant quelque temps, un... coadjuteur infiniment plus séduisant ! Si le père est de taille moyenne, grisonnant, revêche, le fils a l’air sorti d’un roman de la Table Ronde. Seul point commun : la bravoure. Ils sont tous deux d’une vaillance exceptionnelle et l’ont démontré en maintes occasions aussi bien en duel qu’à la guerre. Quand j’ai quitté Paris, il était question de donner un régiment au père afin que, plus tard, il devienne maréchal de France.

— Quel âge a...

— Antoine de Sarrance ? Vingt-sept ou vingt-huit ans, je pense.

— S’il est tellement séduisant pourquoi n’est-il pas encore marié ?

Giovanetti hésita mais ce ne fut qu’un instant :

— Autant que vous le sachiez tout de suite, dit-il en haussant les épaules. C’est uniquement de son fait. Les candidates ne manquent pas mais il estime qu’il a le temps.

— Il a une maîtresse j’imagine ?

— Le contraire m’étonnerait... Il est de ceux qui mordent la vie à belles dents – les siennes sont magnifiques ! – sans jamais se lasser. Et c’est un joyeux compagnon. En toute honnêteté, Madonna, je crois que vous formerez un beau couple et que vous avez une chance d’être heureuse !

— J’en suis moins sûre que vous, ser Filippo ! Enfin, nous verrons et tant que nous ne sommes pas au pied de l’autel...

— Vous me faites trembler, Madonna ! Il serait plus sage, si vous avez des objections à formuler, de ne pas attendre d’en arriver là.

— Ai-je droit à des objections ?

Giovanetti renifla délicatement cependant que ses lourdes paupières, qui retombaient habituellement sur des yeux bruns singulièrement vifs, se levaient d’un seul coup trahissant une inquiétude que la jeune fille avait appris à repérer durant les interminables parties d’échecs dont tous deux avaient agrémenté le voyage. Or, elle ne voulait pas l’inquiéter davantage parce qu’il avait su attirer sa sympathie, ne fût-ce qu’au cours de ses passes d’armes avec une Honoria que son statut d’ambassadeur n’empêchait pas de traiter du haut de sa grandeur bien qu’elle soit nettement plus petite que lui

— On dirait un héron endormi ! avait-elle déclaré lorsqu’ils avaient fait connaissance.

Ce n’était pas tout à fait faux. Filippo Giovanetti était en effet un homme longiligne, tout en nez et en jambes que les approches de la cinquantaine courbaient légèrement, ce qui l’obligeait, par temps humide, à recourir à une canne, mais il avait des traits réguliers, des yeux intelligents et son sourire ne manquait pas de charme. A l’instant présent, il lui fallait répondre à la question de Lorenza. Il s’y résolut après quelques secondes de réflexion :

— En principe, oui...

— Mais en principe seulement ?

— C’est un plaisir de parler avec vous, Madonna, car vous saisissez très vite les nuances et c’est important à la Cour où vous évoluerez. Certes, vous gardez votre liberté de dire non mais je vous prierai instamment de prendre en compte l’importance de ce mariage sur le plan diplomatique. Si vous refusez, vous risquez de rentrer à Florence dans la suite d’une reine répudiée qui ne vous le pardonnera pas. Votre sort, alors, ne serait pas enviable car vous n’imaginez pas à quel point Sa Majesté peut se montrer désagréable dans certaines circonstances !

— Comme par exemple, dans ses relations avec le Roi ?

— Exactement. Je reconnais volontiers qu’il est difficile pour une femme – surtout aussi orgueilleuse qu’elle ! – d’endurer les sarcasmes, les tracasseries d’une maîtresse qui la nargue sans pudeur mais elle est reine de France, que diable ! Et ce n’est pas en accablant son époux de reproches et d’injures – sinon pire ! – qu’elle obtiendra d’être couronnée dans la cathédrale de Reims ainsi qu’elle ne cesse de le réclamer. Un mépris glacé serait beaucoup plus digne et plus efficace, à mon avis. Malheureusement, il faut bien admettre que Marie est loin d’être intelligente ! Enfin vous verrez bien !

— Pourrais-je au moins compter sur vos conseils et votre assistance ? J’ai l’impression que ce me sera nécessaire !

Il lui prit la main :

— Voilà une question que je ne pensais pas entendre, reprocha-t-il gentiment. Sauf si le roi Henri me chasse ou que le grand-duc me rappelle, je resterai auprès de vous aussi longtemps que vous le souhaiterez, Madonna. Mais peut-être serait-il temps que nous nous préparions à débarquer ?

Précédant ses escorteuses, la Maria Santissima vint s’embosser au pied de la puissante abbaye fortifiée Saint-Victor dont un Médicis avait été l’abbé avant de devenir le pape Clément VII et d’y revenir bénir le mariage de sa nièce Catherine avec le deuxième fils de François Ier. Depuis un moment déjà, une foule se massait sur le quai prête à fêter les nouveaux venus. Marseille connaissait de longue date les couleurs et les armes de Florence car, outre le fait que la cité du Lys rouge y possédait des entrepôts, elle n’avait pas oublié l’arrivée sensationnelle de la fantastique galère incrustée de pierreries qui, huit ans plus tôt, amenait une seconde reine à la France. Bien que l’embarcation fût plus modeste, le viguier[7] n’en vint pas moins accueillir en personne ceux qu’elle portait en compagnie d’Angelo Rossi, le représentant des Médicis, chez qui les voyageurs résideraient seulement vingt-quatre heures avant de partir pour Paris : Giovanetti était pressé.