CHAPITRE II

Messieurs de Sarrance père et fils

Tandis que Lorenza caracolait sur les routes de France par un temps d’une douceur exquise et sous un soleil qui s’efforçait de masquer les traces laissées par les récentes guerres de Religion, deux hommes faisaient, à pas lents mais en causant avec animation, le tour du grand parterre du château de Fontainebleau. Bien que l’un eût une tête de plus que l’autre et un certain nombre d’années en moins, ils se ressemblaient assez pour que nul ne doutât qu’Antoine de Sarrance fût bien le fils de son père. Cela tenait à la forme du visage, au front haut, au nez imposant, à la forme des yeux quoiqu’ils fussent de couleur différente : verts chez le plus jeune et du même gris que les cheveux pour le plus âgé. Autre différence, celui-ci portait courte barbe et moustache comme le Roi, son modèle depuis l’adolescence, alors que le beau visage arrogant du garçon était strictement rasé. Il n’en avait pas toujours été ainsi mais, depuis qu’un coup d’épée reçu en duel lui avait balafré la joue gauche, Antoine, constatant qu’autour de la cicatrice, les poils s’étaient mis à pousser de façon anarchique, avait renoncé définitivement à cet ornement auquel, d’ailleurs, il n’avait jamais été fort attaché. Le bel officier des chevau-légers avait aussi à cœur de protéger la peau délicate de ses maîtresses. Il avait, vu le nombre de celles-ci, dû mettre, en de multiples occasions, flamberge au vent, ce qui avait le don d’exaspérer son colonel, le comte de Sainte-Foy :

— Si vous avez tellement envie de vous faire occire, Sarrance, lui disait-il, allez rejoindre un régiment de frontières, votre mort servira peut-être à quelque chose ! Quand on a l’honneur de veiller sur la personne du Roi, on évite autant que possible de décimer ses sujets sous le prétexte fumeux que l’on a les mêmes goûts en matière de gent féminine !

En cet instant, l’une d’elles motivait la discussion plutôt vive entre le père et le fils : car leurs caractères se ressemblaient aussi.

— Ne vous faites pas plus bête que vous n’êtes, mon fils ! Si je ne vous ai pas expliqué dix fois l’importance de ce mariage, je ne l’ai pas fait une fois ! Vous êtes bouché, ma parole !

— Et moi je vous ai répondu que j’aime Mlle de La Motte-Feuilly, qu’elle m’aime aussi et que nous ne souhaitons rien de mieux que vous donner ensemble tous les petits-enfants que vous voudrez !

— Baste, vous les ferez avec une autre ! Votre La Motte-Feuilly n’est pas vilaine mais elle n’a pas trois sous vaillants, et moi je veux reconstruire Sarrance ! La Florentine nous en donnera les moyens et, si vous tenez tellement à une vaste marmaille, au moins le toit qui les abritera ne fuira pas !

— En vérité, je ne vous reconnais plus, Monsieur ! Les ancêtres d’Elodie ont combattu à Mansourah avec le saint roi Louis ! Voulez-vous me dire où étaient ceux de cette fille ? En train de chercher pâture dans les ruisseaux de Florence ?...

Le teint du marquis Hector vira au rouge vif :

— D’où tenez-vous cette ânerie ? C’est une Médicis ! La propre nièce du grand-duc Ferdinand et de la petite-fille de notre défunt roi Henri II. J’ajoute que les Médicis possèdent sans doute la plus grosse fortune d’Europe...

— Nièce oui, mais de la main gauche ! Vous voulez me faire épouser une bâtarde ?

— Reconnue ! Ce qui change tout ! Vous savez très bien que de nos jours la barre senestre n’a plus guère d’importance. Notre Reine est sa marraine !

— Notre Reine ? s’écria Antoine en riant. Comme vous voilà devenu respectueux tout à coup ! Je croyais que vous la détestiez ?

— Je ne suis pas le seul mais nos sentiments n’ont rien à voir là-dedans si l’on considère ce que cela va coûter au royaume au cas où son époux la répudie. En outre, le pape est un parent : il vous siérait que le Roi soit excommunié et le royaume frappé d’interdit ? Elle est exaspérante, je vous l’accorde, mais elle est la mère de ses enfants...

— Pas tous ! Il y a les petits Vendôme, le petit Verneuil, tout ce monde babillard que l’on élève avec le Dauphin au château de Saint-Germain. On dirait que le Roi s’est donné à tâche d’entretenir la mauvaise humeur de sa femme !

— En viendriez-vous à partager mon point de vue ?

— Récent alors ? Il n’y a pas si longtemps vous disiez...

— Je sais ce que je disais ! A présent, répondez à une simple question !

— Laquelle ?

— Avez-vous vraiment envie de voir cette peste de Verneuil prendre sa place sur le trône ? Le bel effet que cela ferait sur le peuple... et, plus grave, sur les autres cours européennes !

— Ne généralisez pas ! La reine Elizabeth d’Angleterre n’est-elle pas la fille d’Henri VIII et d’une jolie gourgandine pour laquelle il a tourné le dos au pape et créé un schisme ?

— N’ergotez pas et restons en France, sacrebleu ! D’ailleurs, je ne vois pas pourquoi je discute avec vous. J’ai déjà plaidé la cause de la Reine auprès de son époux et je pense avoir réussi. A vous maintenant d’exécuter votre part du contrat ! La Florentine ne va plus tarder et vous l’épouserez parce que je vous en donne l’ordre ! Ne faites pas la fine bouche : il paraît qu’elle est belle !

— Sûrement pas autant qu’Elodie ! Et c’est elle que j’aime.

— Maudite tête de pioche !

Et levant sa canne, Hector de Sarrance en assena une grêle de coups sur la tête et les épaules de son rejeton qui, naturellement, prit du champ avant de revenir faire face :

— Ne me forcez pas dans mes derniers retranchements, monsieur mon père ! Gronda-t-il. Je suis capable de vous les rendre...

— Il ne manquerait plus que ça ! Je suis encore de taille à me faire respecter, mon petit monsieur !

La canne allait entrer à nouveau en danse quand un éclat de rire figea le mouvement :

— A qui feras-tu croire, Sarrance, que ton fils est encore en âge de recevoir une correction ?

Magnifique à son habitude, M. de Bellegarde – Roger de Saint-Lary, duc de Bellegarde et de Terme, Grand Ecuyer de France ! – sortit de derrière un buisson pour envahir de sa présence la scène du drame. Même quand il n’y mettait pas du sien c’était un homme qui ne passait jamais inaperçu. A quarante-six ans, il demeurait l’un des plus beaux de la Cour et toujours splendidement accommodé – velours brun brodé d’argent et dentelles de Venise, panache brun et blanc pour ce jour. M. le Grand[9] répandait le même parfum d’ambre qu’il avait adopté dans l’entourage du défunt roi Henri III qui était, comme chacun le savait, le souverain le plus raffiné du monde. Ce dernier aimait beaucoup Bellegarde, au point de l’avoir confié à son successeur avec des larmes dans la voix ! Le plus étonnant étant que celui-ci – le moins raffiné du monde, odeur sui generis et relents d’ail ! – en avait fait l’un de ses fidèles compagnons. En raison de son immense bravoure et de son heureux caractère, Bellegarde ne l’avait-il pas laissé lui subtiliser sa fiancée – l’éblouissante Gabrielle d’Estrées ! – le plus galamment qui soit ? Ce sont des choses qui attachent.

Une vieille amitié liant Bellegarde à Hector de Sarrance, le père outragé reposa sa canne et fit une grimace qui pouvait passer pour un sourire :

— Je pourrais te dire de te mêler de ce qui te regarde, Monsieur le Grand, mais ce garçon m’insupporte. Il ne sait qu’inventer pour me contrarier !

— En quoi ? Bonjour, Antoine !

— Il ne veut pas épouser celle que je lui destine sous prétexte qu’il en aime une autre !

— Ah ? Et qui donc ?

— La petite La Motte-Feuilly ! Je te fais juge : elle n’a que la peau sur les os et pas un liard !

— Mon père est injuste, Monsieur le Grand ! protesta le jeune homme. Elle n’a que seize ans et les années la feront moins fragile. Elle est tout bonnement ravissante et...

— ... et tu l’aimes ! Vieille chanson que celle-là ! Mais vous devriez en référer au Roi... qui m’envoie te chercher, marquis ! Il rentre de la chasse et il est d’excellente humeur !

Une soudaine rougeur envahit les joues tannées de Sarrance :

— Le Roi ? Mais il n’est pas au courant...

— ... de ton petit marché avec la Reine ? Pauvre innocent ! Comment ne sais-tu pas encore, à ton âge, que cette cour est truffée d’espions de tout poil et que le congé qu’a réclamé Giovanetti dure plus longtemps que prévu ? Au lieu de ratiociner, va le voir, te dis-je ! Tu sais très bien qu’il n’aime pas attendre !

— Où est-il ?

— Dans son cabinet des armes ! Pendant ce temps, je vais faire un tour avec ton fils. Il me parlera de ses amours et je lui parlerai... de Florence tiens !

Bellegarde connaissait parfaitement la cité du Lys rouge. C’est lui qui, en 1600, y était allé présider au mariage par procuration de Marie de Médicis avec son maître et avait ramené la nouvelle reine jusqu’à Lyon où avait eu lieu la rencontre des deux époux.

Le Roi était bien dans ledit cabinet mais, au lieu de s’occuper des armes, il était en train d’écrire ou plutôt de griffonner fébrilement sur la table couverte de velours qui en occupait le centre. A l’entrée de son vieux compagnon, il ne s’interrompit pas, se contentant de lancer de sa voix chaleureuse qui conservait de solides traces d’accent gascon :

— Assieds-toi, assieds-toi ! Je suis à toi dans l’instant !

Hector obéit sans mot dire mais sans retenir non plus un sourire narquois. A voir l’ardeur qu’il y mettait et la coloration écarlate de ses pommettes, il n’était pas difficile de deviner qu’Henri écrivait à la Verneuil, sa favorite, l’un de ces billets enflammés dont il était coutumier.

A cinquante-cinq ans, les cheveux du Vert Galant grisonnaient à peine même si sa courte barbe en collier était presque blanche. Pas grand mais mince et solidement bâti, il avait la peau recuite par des décennies de chevauchées par tous les temps et creusée de rides profondes mais, sous les sourcils en broussaille, l’œil bleu foncé était vif et flamboyait souvent. Son sourire était celui d’un faune et ses dents intactes comme l’énergie dont il semblait toujours sur le point de déborder. Surtout quand un accès de goutte le clouait au fond d’un fauteuil, écumant de rage !