— Pardonnez-moi, Monseigneur, mais ne serait-il pas plus simple que Votre Altesse me fasse entendre clairement ce qu’elle attend de moi et que je crois deviner : que je me retire aux Murate... et n’en sorte plus ?

— Non !... Pas du tout ! Je souhaite au contraire que tu te maries ! Mais pas à Florence !

— Où donc alors ?

— En France ! Et tu apporterais à notre politique étrangère une aide précieuse.

— Moi ?

— Eh oui ! Laisse-moi t’expliquer. Filippo Giovanetti, notre ambassadeur auprès du roi Henri IV, est revenu quelques jours avant la mort de ton fiancé, envoyé par la reine Marie, notre nièce et ta marraine. En un mot, elle appelle au secours !

— Au secours ? La Reine ? Mais de quoi est-elle menacée ?

— De répudiation. Le roi Henri serait décidé à nous la renvoyer parce qu’il ne peut plus supporter son mauvais caractère !

— Après tout ce temps ? Ne lui a-t-elle pas donné d’enfants ?

— Quatre ! Le dernier est né au printemps. Il n’empêche qu’il ne veut plus d’elle parce qu’elle fait de sa vie un enfer !

— Il aura été long à s’en apercevoir !

Huit ans plus tôt, en effet, Henri IV, roi de France et de Navarre, avait épousé Marie de Médicis, nièce de Ferdinand, réalisant ainsi la meilleure affaire de sa vie. Après la mort d’Henri III, le dernier Valois qui l’avait courageusement désigné comme son successeur, il avait dû conquérir son royaume à la pointe de l’épée. D’autant plus durement qu’il était protestant et que les guerres de Religion faisaient encore rage. Il ne s’était converti que devant Paris[5] mais sur le plan financier la banque Médicis ne lui avait jamais fait défaut. Depuis Laurent le Magnifique et Louis XI, l’amitié liant Florence à la France avait perduré, cimentée par le mariage d’Henri II avec Catherine de Médicis et celui de Ferdinand avec Christine. En outre, la dot de Marie avait de quoi faire rêver un monarque impécunieux : 600 000 écus alors qu’il en devait déjà les deux tiers au grand-duc de Toscane ! Mais tout s’était arrangé au mieux et, en 1600, Marie partit pour Paris, escortée d’une suite imposante, avec un véritable trésor. Même la galère qui la portait était incrustée de pierres précieuses ! On devine l’effet sur les Marseillais et la traînée de poudre qui précéda la nouvelle reine au long de son chemin ! On annonçait une nouvelle de reine de Saba. Elle fut follement acclamée.

Tout cela Lorenza le savait comme le reste du pays, les murs d’un couvent étant plus perméables que l’on ne pourrait le supposer. Elle avait d’ailleurs assisté au mariage par procuration au Duomo[6]. Elle n’était à cette époque âgée que de neuf ans mais le faste déployé l’avait impressionnée. Sa marraine devenait une grande reine et voilà que maintenant on voulait la renvoyer comme une servante qui a cessé de plaire ? C’était intolérable et elle le dit, ajoutant que cela n’arriverait pas parce que le pape ne le permettrait pas ! Ferdinand sourit :

— Je ne crois pas que ses foudres pourraient arrêter Henri. Il s’est fait catholique du bout des lèvres et il n’y a pas si longtemps qu’un roi d’Angleterre, Henri VIII, a plongé son royaume dans le schisme afin de se débarrasser de son épouse, Catherine d’Aragon, pour convoler avec une jolie fille de sa cour, Anne Boleyn, qui lui avait mis le feu au sang !

— Et le roi de France a le feu au sang ?

— C’est chez lui un état permanent. On ne compte plus ses maîtresses et il leur permet trop souvent d’exercer sur lui une influence déplaisante. Avant d’épouser Marie, il était passionnément épris d’une très belle jeune fille, Gabrielle d’Estrées, qui lui a donné trois enfants, reconnus, et dont il aurait légalisé la situation si elle n’était morte fort opportunément la veille de la célébration du mariage.

— Par le poignard ?

— Non, un accouchement difficile et le poison... Henri l’a beaucoup pleurée... jusqu’à ce qu’il en rencontre une autre : Henriette d’Entragues dont il a fait une marquise de Verneuil, moins belle peut-être mais plus séduisante parce que bourrée d’esprit et sachant le manier avec une habileté diabolique. Il lui avait même signé une promesse de mariage – alors que les pourparlers d’union avec ma nièce étaient déjà engagés ! – si elle lui donnait un fils dans l’année. Par bonheur, l’enfant n’a pas vécu et Henri a épousé Marie. Depuis, il ne cesse d’aller de l’une à l’autre et les deux femmes se haïssent ouvertement. Marie accable Henri de scènes épouvantables oubliant un peu trop souvent qu’il est le Roi et le ministre Sully passe son temps à jouer les bons offices et à les réconcilier mais, cette fois, Marie a dépassé les bornes et Henri veut s’en débarrasser. On vient de me faire savoir qu’il a écrit au pape en ce sens. Voilà où nous en sommes !

Le grand-duc ayant terminé l’exposé de la situation, un silence s’ensuivit que Lorenza employa à assimiler ce qu’elle venait entendre. Enfin, elle se risqua :

— Monseigneur, je suis flattée de la confiance que Votre Altesse me témoigne en me racontant ces faits mais je ne vois pas en quoi je pourrais le servir ? A moins que...

Elle ne put réprimer une grimace qui en disait plus long qu’un discours et Ferdinand éclata de rire :

— Si tu t’imagines que je veux t’envoyer séduire le roi de France, tu te trompes, Lorenza mia. Je respecte le sang qui nous est commun !...

A ce moment, les portes s’ouvrirent à deux battants pour livrer passage à la grande-duchesse visiblement préoccupée. Ferdinand fronça le sourcil mais n’en alla pas moins à sa rencontre, lui offrit la main et la mena à son fauteuil. Christine l’en remercia d’un léger sourire :

— Pardonnez-moi cette intrusion, mon seigneur époux, mais j’apprends que vous avez fait mander Lorenza. Vous savez qu’elle m’est chère et...

— ... et j’aurais dû vous inviter à l’accompagner ! Soyez sans crainte, je ne lui ai encore rien dit de très important sinon les raisons pour lesquelles nous pouvons craindre une rupture de nos bonnes relations avec la France.

— Et le retour de cette chère Marie, reprit Christine qui ne devait pas apprécier particulièrement la reine de France si l’on en jugeait l’expression peu enthousiaste qu’elle ne parvenait pas à dissimuler. Ce sera notre tour de vivre l’enfer et peut-être faudrait-il songer à une résidence... un peu éloignée ?

Le grand-duc se mit à rire :

— Je n’ai pas plus envie que vous de la voir revenir mais nous pensons avoir trouvé un moyen, Giovanetti et moi... si toutefois Lorenza veut bien s’y prêter ? ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille.

— S’il ne s’agit pas d’essayer de séduire le Roi, fit celle-ci, toujours méfiante.

— Dans un sens, si, mais pas comme tu l’entends. En deux mots, je voudrais te marier au fils du marquis Hector de Sarrance qui est peut-être son plus ancien compagnon de guerre, un fidèle ami et son conseiller le plus écouté avec son ministre Sully. Or, jusqu’à présent, la reine Marie et Sarrance sont à couteaux tirés : toujours ce fichu caractère ! Et c’est dommage parce que le gentilhomme déteste la marquise de Verneuil...

— Et vous estimez qu’en unissant Lorenza à son fils...

— En mariant la filleule de Marie à son fils ! Rectifia Ferdinand. Oui, je suis persuadé – et Giovanetti aussi – que Sarrance ne pourrait faire autrement que plaider la cause de la souveraine auprès de son époux... Et cela avec d’autant plus d’allégresse que l’argent compte énormément pour lui !

— Il est pauvre ? demanda Christine.

— Pas tout à fait, bien que le Roi ne soit guère généreux envers ses amis. Mais avare, oui ! Ta fortune, Lorenza, a de quoi faire rêver !

— Et vous voulez que j’épouse le fils d’un tel homme ? protesta la jeune fille. S’il ressemble à son père...

— Non. Absolument pas ! Je le crois digne de toi, Lorenza : jeune, beau, vaillant, fier et d’une compagnie des plus agréables d’après notre ambassadeur... Je pense sincèrement que tu pourrais être heureuse tout en sauvant de la honte ta marraine et notre alliance ! Enfin... ce pourrait être salutaire d’oublier ce détail, précisa-t-il en reprenant la dague au lys rutilant. Cet assassin veut que Lorenza et sa fortune restent à Florence. La comtesse de Sarrance devenue française mais dont notre banque continuera à gérer la majeure part des biens, l’intéressera moins !

— Vous êtes gracieux, vous ! répliqua la grande-duchesse. Elle est assez belle pour inciter n’importe quel homme à la folie !

— Sans nul doute mais les passions s’éteignent avec le temps. Pas celle de l’or. Voilà, Lorenza, tu as en main les données du problème. Si tu ne souhaites pas un autre destin, veux-tu te dévouer au service de Florence... et, je te le répète, avoir une chance d’être heureuse ?

Heureuse ? La jeune fille ne pensait pas que ce fût encore possible mais la perspective d’horizons différents et d’une vie nouvelle éveillait sa curiosité et l’éventualité de ne pas finir ses jours entre les quatre murs d’un couvent la tentait. Après tout, c’était une réponse valable aux questions qu’elle ne cessait de se poser. Elle accepta :

— A une condition, cependant, si Votre Altesse veut bien me le permettre...

Ferdinand releva un sourcil. Il n’aimait pas beaucoup les conditions :

— Laquelle ?

— Je voudrais emporter cet objet, fit-elle en désignant la dague aux rubis. Il me semble que là où je vais, je pourrais en avoir besoin...

— La cour de France n’est pas un coupe-gorge ! s’exclama Christine, peinée...

— Loin de moi cette idée, Madonna ! Il y a des armes dans chacune de nos demeures mais si je réclame celle-ci, qui me faisait horreur avant mon consentement, c’est parce que j’ai le sentiment que le sang de Vittorio me protégera.