— Qui les a tués ?… Le savez-vous ?…

— Non… Pas encore ! Mais je trouverai !…

Déjà on se jetait sur lui. Trois « records » de la Police – redingote élimée, castors râpés et gourdins torsadés – s’emparaient de lui et l’entraînaient en dépit de la défense vigoureuse qu’il opposait. Hortense, figée au milieu du chemin, l’entendit crier encore :

— Cherchez haut !… Très haut… et prenez garde à vous ! Vous êtes trop riche !…

Un coup de gourdin l’assomma et il disparut complètement, englouti sous la marée noire de ses gardiens. Autour d’elle, Hortense entendit des voix qui s’exclamaient : « C’est une honte !… Un vrai scandale !… Pauvre petite !… C’est sûrement un libéral… Un de ces fous de l’opposition… Le Roi est trop faible. »

La main ferme de la Mère générale reprit son bras.

— Venez, mon enfant !… Tout ceci est odieux ! Presque machinalement, Hortense laissa tomber ses fleurs au fond du caveau où les deux cercueils s’alignaient côte à côte. La pensée lui vint que, peut-être, son père et sa mère étaient heureux à cette même minute puisqu’ils étaient réunis à jamais. Et soudain, elle n’eut plus envie de pleurer. Avec un dernier signe de croix, elle se détourna de la fosse que l’on allait refermer, chercha son mouchoir et se moucha vigoureusement après avoir quitté la main qui la soutenait depuis le début. Derrière elle la foule s’était refermée et la regardait, chuchotante, alléchée par ce qui venait de se passer. Elle entrevit des yeux luisants, des ébauches de sourires gourmands. Tous ces gens l’épiaient, guettant les réactions de sa douleur… Ces gens parmi lesquels se cachait peut-être l’assassin de ses parents. Car, à présent, elle en était sûre : on les avait tués. La dénonciation violente de l’inconnu rejoignait trop le cauchemar de l’autre nuit, le mauvais rêve qui prenait, à cet instant, figure d’avertissement… Restait à trouver le loup meurtrier. Qui pouvait-il être ?

Une soudaine colère l’envahit avec le besoin de quitter ce rôle de victime pour affirmer une personnalité propre, celle même de son père qu’elle sentait subitement bouillonner dans son sang. Relevant à deux mains le grand voile de crêpe qui lui tombait devant la figure, elle le rejeta sur son dos, découvrant un jeune visage encore plus nu d’avoir été lavé par les larmes. Son regard, noir de mépris, balaya toutes ces têtes, toutes ces silhouettes. Puis, la tête haute, le menton fièrement relevé, elle marcha vers cette masse confuse qui s’ouvrit précipitamment devant elle comme une mer houleuse sous l’étrave d’une frégate…

Voile au vent d’hiver, suivie de la Mère générale silencieuse mais dont les yeux bleus brillaient d’une petite flamme amusée, elle rejoignit sa voiture, rencontra le regard, à la fois stupéfait et ravi, du vieux cocher.

— Ramenez-moi à la maison, Mauger !

Mais déjà Louis Vernet se précipitait.

— C’est impossible, Mademoiselle, chuchota-t-il, le Préfet de Police a fait apposer les scellés sur l’hôtel. Vous ne pourriez y entrer. Il faut attendre que l’enquête soit achevée…

— L’enquête ? Quelle enquête ? N’a-t-on pas clamé partout que mon père s’était suicidé après avoir tué ma mère ? Alors, pourquoi une enquête ? A moins que ce jeune homme inconnu que l’on a arrêté tout à l’heure n’ait raison ?…

Sa voix avait sonné, haute et claire comme un défi. Le murmure qui suivit lui apprit qu’elle avait été entendue mais, à présent, Mère Madeleine-Sophie reprenait la situation en mains.

— Il vous faut rester encore quelque temps chez nous, Hortense. Il vous faut attendre qu’un conseil de famille se constitue puisque, malheureusement, vous êtes encore mineure.

— Conseil de famille ? Quelle famille ? Je n’en ai pas…

— Vous savez bien que si. Allons, venez. Il fait un froid horrible. Ayez pitié de mes rhumatismes, ajouta-t-elle plus bas avec un demi-sourire.

Hortense prit sa main, la baisa.

— Pardonnez-moi, dit-elle en aidant la religieuse à monter en voiture.

— Je vous ramène au Sacré-Cœur, Mademoiselle Hortense ? demanda Mauger, une pointe de déception dans la voix.

— Oui. En attendant. Mais, sois sans crainte, tout restera en place à la maison. Pour toi tout au moins !

La portière claqua derrière elle. Mauger fit tourner la voiture, et, sans attendre d’avoir atteint la porte du cimetière, mit ses chevaux irlandais au trot pour redescendre vers le cœur de Paris.

— Vous allez avoir un tuteur selon toute vraisemblance, dit Mère Madeleine-Sophie au bout d’un moment. Peut-être ne vous permettra-t-il pas de conserver le train de maison de vos parents ?

— Entre le train de maison et Mauger il y a un monde, ma Mère ! Quant à ce tuteur, je ne vois pas bien qui il pourrait être.

— Mais… votre oncle. Il est votre plus proche parent.

— Je n’ai jamais rencontré d’oncle, ma Mère. Celui qui a renié sa sœur ne peut pas être de ma famille. Je serais fort étonnée, d’autre part, que mon père n’ait pas mis ordre à ses affaires ni prévu le cas de sa disparition soudaine. Je suis certaine qu’il a tout décidé pour moi depuis longtemps…

— Pour vous… et pour votre mère, je pense. Il n’imaginait sans doute pas qu’elle ferait, avec lui, le grand voyage vers Dieu. Cela pose certainement des problèmes de droit…

— Vous ne croyez pas non plus qu’il ait commis ce double crime, n’est-ce pas ? murmura Hortense avec une soudaine passion.

L’étroit visage aux yeux méditatifs se tourna vers la portière, derrière la glace de laquelle défilaient les arbres dépouillés et les maisons mouillées.

— J’ai peu rencontré votre père, dit la Mère générale au bout d’un instant, mais je crois l’avoir bien jugé. C’était l’un de ces hommes qui ne reculent devant aucun obstacle, aucune épreuve. Dur pour les autres peut-être mais certainement encore plus dur pour lui-même… Le geste de l’autre nuit dénoncerait un faible, un instable. En mon âme et conscience, je crois…

— Qu’on les a tués, comme l’a dit ce garçon ? Au fait, sait-on qui il est ?

La religieuse sourit.

— Moi, en tout cas je ne le sais pas. Je fréquente peu les milieux politiques, vous savez ! Quant à savoir au juste ce qui s’est passé… je crois que Dieu seul pourrait le dire.

— Il faudra pourtant bien que je sache un jour…

En rentrant rue de Varenne, les deux femmes trouvèrent la maison sens dessus dessous. C’était en effet le jour de la visite traditionnelle de Madame la Dauphine… et du fameux goûter. L’atmosphère était à l’agitation et l’on ne pouvait traverser une pièce ou un couloir sans se heurter à quelqu’un transportant du linge, de la vaisselle ou des vases pleins d’eau pour les fleurs.

Peu désireuse de participer en quoi que ce soit à une fête à laquelle, bien entendu, elle ne paraîtrait pas, Hortense choisit le jardin. Elle en aimait l’ordonnance noble, les broderies jumelles des deux parterres dessinées au petit buis que le jardinier emplissait suivant les saisons de primevères, de giroflées, de petits dahlias, de reines-marguerites ou de chrysanthèmes. Elle aimait les longues allées ombragées de platanes qui rejoignaient, au bout du jardin, sur la rue de Babylone, l’école gratuite ouverte par la Mère Madeleine-Sophie pour les fillettes pauvres du quartier[6]. Elle s’y sentait chez elle, surtout auprès de certain gros massif, appuyé contre un mur et que le jardinier enveloppait de paille à la saison froide. Il donnait l’été de larges feuilles charnues et ces énormes boules de fleurs roses qu’aimait tant sa marraine dont, comme elle-même, elles portaient le nom. Ce n’était pas qu’elle admirât particulièrement les hortensias qui étaient sans parfum, elle leur préférait les roses, mais leur masse imposante avait quelque chose de solide et de rassurant. Même lorsque, comme en ce moment, les minces tiges dénudées s’habillaient de paillons jaunes.

Les bras croisés sous son fichu de laine noire, Hortense descendit le large degré qui, de la terrasse, menait au jardin, et se dirigea vers les hortensias. Une exclamation de contrariété lui échappa : un groupe de pensionnaires lancées dans une conversation animée encombrait l’allée.

Hortense faillit changer de direction mais elles l’avaient aperçue et, à présent, la regardaient avec des demi-sourires et des chuchotements qui n’annonçaient rien de bon. Il y avait là les plus irréductibles parmi les filles d’émigrés : Adélaïde de Coucy, Jeanne de Chaniac, Louise et Eugénie de Fresnoy, Françoise d’Aulnay, toutes celles pour qui la fille du banquier représentait l’ennemie, l’héritière d’une grande fortune doublée d’une insupportable roturière qui n’avait même pas la pudeur de cacher ses affections bonapartistes.

Changer de chemin eût été une honte pour Hortense. Quelque chose comme amener son pavillon en face de l’ennemi sans attendre le premier coup de canon. Comme tout à l’heure au cimetière, elle décida de faire face et, sans rien changer à son allure, marcha vers le groupe. Peut-être que, devant son deuil, il s’ouvrirait comme tout à l’heure la foule ?…

Mais il n’en fut rien. Les filles demeurèrent bien soudées, petit bastion gris sur lequel tranchaient les rubans bleus de la Première Classe et les couleurs différentes des chevelures. Elles la regardaient venir. Ce fut Adélaïde de Coucy qui ouvrit le feu :

— Que venez-vous chercher par ici ? Le jardin est assez grand. Allez vous promener ailleurs !

— C’est par ici que j’aime à me promener. Pourquoi irais-je ailleurs ?

— Parce que vous nous dérangez.

— Moi, vous ne me dérangez pas…

— Nous voulons bien le croire, lança la voix haut perchée d’Eugénie de Fresnoy. Il est inespéré pour une fille de peu de vivre quotidiennement auprès de la meilleure noblesse de France. Cela pourra vous servir plus tard mais je doute qu’à présent vous puissiez faire le moindre chemin dans le monde. Le vrai, en tout cas !