Il y a des mots qu’il faut bien finir par prononcer mais dont la cruauté paraît tellement insensée que l’on ne peut en assimiler le sens. Hortense ne comprit pas tout de suite ce qui lui arrivait… Comment concevoir clairement une chose aussi abominable ? Ses parents… son père… sa mère… morts tous les deux ?… Comment surtout imaginer le drame de cette dernière nuit ? Au retour d’un bal, le banquier avait tué sa femme et s’était ensuite donné la mort…

Et soudain, elle prit conscience de la réalité, en même temps que lui revenait le souvenir de son cauchemar. A nouveau, elle entendit hurler les loups, elle revit l’homme et la femme qui fuyaient à travers les arbres ténébreux, les bêtes monstrueuses qui les poursuivaient, celle qui les écrasa… La vision fut si nette qu’elle voulut courir à leur secours, s’élança les bras tendus pour repousser la meute hurlante… Puis tout devint noir et, avec un cri désespéré, elle s’abattit sur le parquet…

Quand elle reprit connaissance, rappelée à la vie par la brûlure des sels d’ammoniaque, elle vit qu’elle était couchée dans l’un des lits de l’infirmerie. Mère Madeleine-Sophie était à son chevet et prenait, des mains de la sœur infirmière, une compresse froide pour remplacer celle, déjà chaude, qui recouvrait son front…

— Je suis… malade ? Souffla-t-elle.

— Non. Pas vraiment… du moins je l’espère. Vous vous êtes seulement évanouie…

— Évanouie ? Moi ?… Je ne me suis jamais… évanouie ?…

— Si, hélas…

Brusquement, la mémoire lui revint avec la conscience claire du drame qui s’était abattu sur elle. Ses yeux noisette piqués d’or se posèrent sur le visage de la Mère générale qu’entourait entièrement la coiffe blanche tuyautée où s’épinglait le voile noir.

— Mon père… ma mère ?… Mais pourquoi ? Pourquoi ?

Elle répéta le mot encore et encore. La question torturante se formait et se reformait derrière son front, se succédant à elle-même comme ces arbres que l’on voit défiler d’une portière de voiture. Mais à cette question, Mère Madeleine-Sophie ne pouvait répondre. Elle savait seulement ce que Louis Vernet lui avait appris. Et d’ailleurs que pouvait-elle savoir de plus ? Il eût fallu mieux connaître cet homme, cette femme dont elle savait peu de chose sinon la haute position sociale et la générosité envers le couvent. Comment deviner ce qui s’était passé entre eux ? Quelles paroles avaient été échangées ? Quel fait, quelle phrase avaient déclenché le geste meurtrier ?…

D’après Louis Vernet, rien dans le comportement d’Henri Granier de Berny ne pouvait laisser supposer, la veille au soir, la moindre tendance au désespoir ou à la colère. Le banquier et sa femme devaient se rendre à un bal donné chez le duc Decazes et si Granier n’aimait guère les bals qu’il jugeait assommants, il ne refusait jamais d’y accompagner sa femme qui, elle, en raffolait. D’après le portier, ils étaient rentrés vers deux heures du matin, étaient montés, comme d’habitude, jusqu’au boudoir de la jeune femme pour y prendre un dernier rafraîchissement avant d’aller dormir. Le double coup de feu avait éclaté environ vingt minutes plus tard…

— Je ne sais rien de plus, soupira Mère Madeleine-Sophie. Quant à expliquer, personne en ce monde ne le pourrait, ma pauvre enfant. C’est le secret des âmes et Dieu seul en est le maître…

Elle parla encore longtemps et sa voix douce endormait peu à peu la douleur cuisante. Pourtant, Hortense n’entendait pas vraiment ce qu’elle disait. C’était trop grand, trop haut pour sa souffrance terrestre ! La Mère générale invoquait la Passion du Sauveur, la Très Sainte Obéissance et l’abandon à la volonté de Dieu. Mais Dieu était trop loin, trop haut pour une enfant de dix-sept ans poussée brutalement hors de l’inconsciente insouciance de l’adolescence et jetée dans l’horreur. Le Ciel s’était fermé. Il allait falloir vivre dans les ténèbres extérieures…

— Ma Mère, dit enfin Hortense d’une voix qui lui parut curieusement étrangère, je désire rentrer chez moi et je vous supplie de m’y faire reconduire. Il faut… oui, il faut que je sache !

— Ne me demandez pas cela ! M. Vernet m’a dit le bouleversement qui a suivi le drame. La maison est aux mains des hommes de loi. Vous ne savez pas ce que c’est. Moi qui ai vécu la Terreur, je le sais. Partout vous vous heurteriez à des gens, à des mots, à des gestes, à des spectacles qui ne sauraient que vous blesser. Vous êtes trop jeune pour affronter pareille épreuve…

— Mais eux… mes parents ? Je voudrais au moins les revoir !…

La Mère générale hocha la tête. Cela non plus n’était pas possible. L’hôtel de Berny était gardé par la police, d’ordre du Roi. Les scellés y seraient posés plus tard. Hortense ne pourrait y rentrer et c’était peut-être mieux ainsi. Au moins conserverait-elle une image vivante de ceux qu’elle aimait. Pourquoi vouloir confronter un souvenir chaleureux avec une réalité brutale ? Et puis, il y avait tout le reste : le monde, les bavardages, les journaux, la curiosité sans pudeur et la malveillance. De tout cela, les murs du Sacré-Cœur garderaient Hortense. Au moins y aurait-elle la paix et la possibilité de prier pour ses parents…

— Je vous accompagnerai moi-même aux funérailles. Ensuite nous verrons ce qu’il conviendra de faire. Il vous reste, m’a-t-on dit, de la famille du côté de votre mère ?

— Oui. Maman avait un frère aîné : le marquis de Lauzargues. Mais il vit loin d’ici et je crois qu’ils étaient brouillés. Elle n’en parlait jamais… Il n’est rien pour moi !

— Ne préjugez pas de l’avenir. Il vous sera peut-être un jour un appui, un secours… Pour l’instant, il faut seulement songer à vous reposer, à dormir. Demain nous entendrons la messe ensemble…

Elle sortit après avoir posé un baiser sur le front de la jeune fille, la laissant à la garde de la sœur infirmière après avoir donné à voix basse quelques instructions. Nantie d’une infusion calmante, Hortense sombra dans un sommeil sans rêves et n’en sortit que pour s’enfoncer dans un silence qui lui parut sans limites.

Autour d’elle les pas se feutraient, les voix baissaient, les conversations devenaient chuchotements et les autres pensionnaires s’écartaient. C’était comme si elle était subitement devenue quelque chose de fragile ou de dangereux… Plongée dans cette atmosphère ouatée, gardée par les voiles noirs des religieuses, elle se retrouvait face à face avec elle-même et s’efforçait de comprendre ce qui lui arrivait.

Pour cela, elle rappelait à son souvenir toutes les images qui lui restaient de ses parents, les examinait, les confrontait. C’est alors qu’elle s’aperçut d’une chose étrange, impensable mais pourtant réelle : ils étaient pour elle presque des inconnus dans leur vérité d’homme et de femme… Elle ne savait rien d’eux…, ou si peu ! Des bribes, bien sûr – et combien précises –, mais entre elles de grandes plages blanches…

Son père ? Un Dauphinois puissant, noir de poil, dur de cuir, aussi solide que les rochers de ses montagnes natales. Sans même avoir besoin de fermer les yeux, Hortense pouvait retracer les traits de son visage où les yeux dorés, vifs et pétillants – ses yeux à elle ! – mettaient une note de gaieté. Ce qui frappait le plus, chez lui, en dehors de sa haute taille et de sa carrure, c’étaient ses mains. Elles étaient blanches, fines, étroites, délicates même comme des fleurs de liseron accrochées au tronc d’un chêne rugueux. L’intelligence était à l’image de l’homme : immense, presque démesurée mais avec d’étranges délicatesses et des subtilités inattendues. Un sens de l’honneur intransigeant, rare dans les milieux des manieurs d’argent, une extrême générosité jointe à une extrême discrétion, tel était Henri Granier, tel il avait toujours été, ce fils de petit aubergiste grenoblois parti de rien et qui, cependant, avait su édifier l’une des premières fortunes de France.

Quand il avait quitté son pays, à dix-sept ans, il n’avait d’autres biens que son courage et sa volonté. C’étaient alors les heures les plus noires de la Révolution. Le Roi venait de mourir sur l’échafaud. La Reine n’allait pas tarder à le suivre et, après elle, le meilleur du sang de France. Mais, à cette époque, le sort des souverains intéressait peu Henri. Ils lui étaient aussi lointains que le soleil et la lune. Encore le soleil le chauffait-il le jour et la lune l’éclairait-elle la nuit. Ce qui attirait le jeune homme à Paris, c’était un monde qu’il devinait en gestation, c’était le besoin forcené de s’affirmer, de réussir. Au milieu de cette apocalypse, il avait su victorieusement se tailler une part de lion.

Sa fortune, Granier la devait d’abord à lui-même puis à Napoléon qu’il avait servi avec une fidélité totale, un dévouement absolu. Non parce qu’il était le maître mais parce que l’homme lui semblait digne d’être servi. Et Napoléon avait donné la puissance à la banque Granier tout en érigeant en baronnie la terre de Berny que son fondateur avait acquise. En échange, la banque Granier avait soutenu l’Empereur jusqu’à l’ultime embarquement pour Sainte-Hélène, et l’Empire tant qu’il avait existé.

L’une était sans doute plus solide que l’autre puisque l’empire était mort alors que la banque vivait toujours, trop importante pour ne pas courir sur sa vitesse acquise.

Les Bourbons, à peine débarqués avec leurs bagages usés et leurs idées de l’autre siècle, avaient eu besoin d’argent, et plus encore la France qui devait faire face à l’énorme rançon extorquée par les vainqueurs du César corse. Henri Granier en avait payé une partie. Non pour les nouveaux maîtres qui n’obtenaient de lui qu’un respect de commande et le dédaignaient presque ouvertement. Ils n’étaient pour lui que des Pygmées perdus dans les bottes d’un géant et jamais, après Waterloo, on ne l’avait vu aux Tuileries en dépit des prières de sa femme.