— Qu’appelez-vous le monde ?

— Celui des gens bien nés dont l’origine ne se cherche pas dans le ruisseau. Celui des gens qui ne s’entretuent pas entre mari et femme…

Hortense devint blême. Sous le fichu de laine ses poings se serrèrent…

— Vous insultez mes parents ! Je vous ordonne de retirer immédiatement ce que vous venez de dire !

La jeune pimbêche se mit à rire, immédiatement imitée par ses compagnes.

— Vous m’ordonnez ? Vous que l’on va bientôt montrer du doigt ?… Je ne retirerai rien car c’est ce que nous pensons toutes. Et j’aimerais savoir comment vous pourriez nous en empêcher !

Oubliant toute prudence, Hortense allait se jeter sur elle quand une voix froide se fit entendre.

— Restez tranquille, Hortense ! Je crois que je vais me charger de cela !

Personne n’avait vu ni entendu venir Félicia Orsini qui débouchait d’une allée balançant au bout de ses doigts un exemplaire de la Petite Logique du Père Loriquet qui était le maître-livre de la maison, mais que d’ordinaire elle avait quelque tendance à mépriser. Délibérément, elle se plaça entre le groupe des jeunes furies et la victime désignée. Comme un serpent qui attaque, sa main jaillit et, par deux fois, s’abattit sur les joues rondes de l’héritière des Aulnay avec une force telle que les larmes jaillirent.

— Qui en veut ? ironisa la Romaine en considérant d’un œil narquois le groupe abasourdi, Mademoiselle de Coucy, peut-être ? Ou cette chère Mademoiselle de Chaniac qui n’hésite jamais à dénoncer ses camarades dans l’espoir de se faire bien considérer de Mère de Gramont ? Espoir toujours déçu, d’ailleurs. On ne mange pas de ce pain-là chez les Gramont.

Adélaïde de Coucy récupéra la première.

— Quelle mouche vous pique, princesse ? Voilà une étrange idée de vous faire le champion de cette fille ? Nul n’ignore ici que vous la détestez.

— Je ne crois pas vous en avoir jamais fait confidence. En tout cas, je ne vous permets pas de préjuger de mes sentiments.

— C’est le secret de Polichinelle, ricana Jeanne de Chaniac.

— Il vous plaît de le dire. Mais pour vous éviter de vous poser des questions et de vous livrer à votre habituelle entreprise d’espionnage, je veux bien vous dire ceci : la grandeur de la catastrophe qui vient de frapper Mademoiselle de Berny devrait inciter toute âme bien née à lui porter, au moins, compassion et respect. Mais apparemment, aucune de vous n’est bien née ! conclut Félicia en glissant son bras sous celui d’Hortence qui, elle, n’était pas encore revenue de sa surprise.

— Faisons quelques pas, reprit la jeune fille tandis que le groupe reprenait, sans demander son reste, le chemin de la maison. Tout à coup, elle se mit à rire :

— Vous semblez abasourdie. L’êtes-vous vraiment ?

— On le serait à moins. Je croyais que vous me détestiez.

— Pas vraiment. Je dirais plutôt que vous m’agaciez avec votre supériorité…

— Ma supériorité ? Où la prenez-vous ? Tout de même pas dans ma noblesse… adolescente ?

— Non. Dans une circonstance où vous n’êtes pour rien : vous êtes la filleule de l’empereur Napoléon. Moi, je ne suis que celle du cardinal Pallavicini. Il y a un monde. Et ce monde, il est de votre côté…

— L’Empereur est mort, dit Hortense tristement. Le monde qu’il avait créé est mort avec lui.

— Non, car il est entré désormais dans la légende. Ne confondez pas les quelques serviteurs renégats qui, par intérêt, ont été s’agenouiller aux pieds des vieux Bourbons poussifs, avec l’immense armée de ceux qui rêvent encore de lui…

— Je n’aurais jamais cru entendre une princesse Orsini s’exprimer ainsi…

— Parce que vous ne savez rien de nous ! riposta Félicia non sans hauteur. Depuis le XVIe siècle une branche de ma famille est établie en Corse. Le fondateur s’appelait Napoléon… Votre empereur, il nous appartient plus qu’à vous, même s’il a aimé la France par-dessus toutes choses ! En outre, il nous a débarrassés des Autrichiens. Ce sont de ces choses que l’on n’oublie pas…

Le tintement d’une cloche arrêta la lente promenade des deux jeunes filles.

— Le déjeuner ! dit Félicia. Il faut rentrer. Mais… auparavant je tiens à vous dire combien je suis désolée de ce drame qui s’est abattu sur vous et qui vous éprouve si cruellement… Et je veux vous dire aussi… n’en veuillez pas à votre père de ce qu’il a fait. L’amour est un sentiment terrible qui a fait dans ma propre famille de tels ravages…

— Je lui en veux d’autant moins que j’ai acquis aujourd’hui même la certitude qu’il n’a pas tué ma mère et ne s’est pas suicidé…

Tout en retournant vers la maison, elle raconta rapidement la scène qui s’était déroulée au cimetière du Nord. Félicia l’écoutait passionnément.

— Ce jeune homme, dit-elle enfin, avez-vous pu savoir son nom ?

— Personne ne semblait le connaître. D’ailleurs, il parlait avec un léger accent étranger comme le vôtre ! J’ai pensé un instant qu’il pouvait être italien…

— On n’est pas italien, hélas, fit la jeune Romaine avec amertume. On est romain, vénitien, romagnol, napolitain… Au fait, comment était-il ? Pouvez-vous le décrire ?

Hortense s’efforça de rendre un portrait aussi fidèle que possible mais, à mesure qu’elle parlait, elle constatait avec étonnement que Félicia devenait pâle et que ses yeux se chargeaient de nuages…

— Ce n’est pas lui ? Murmura-t-elle pour elle-même plus que pour sa compagne. Ce ne peut pas être lui ?… Pourtant, il est si fou !…

— Le connaîtriez-vous ? Qui est-ce ?…

Elle ne devait pas recevoir de réponse. Une surveillante se précipitait vers elles pour les faire presser. Quant à Félicia, le seuil à peine franchi, elle s’élança en courant vers l’escalier et disparut dans les profondeurs de la maison. Elle ne parut pas au réfectoire où d’ailleurs, en prévision du grand goûter, on ne servait qu’un repas léger et vite avalé à l’issue duquel les élèves reçurent l’ordre d’aller se préparer pour la visite royale de l’après-midi.

Hortense, alors, se mit à la recherche de Félicia, ne la trouva nulle part et finit par s’enquérir d’elle auprès de la sœur Bailly qui était la maîtresse de leur classe. Elle apprit ainsi que sa compagne avait demandé une permission extraordinaire de sortie et qu’une religieuse venait de l’accompagner chez la comtesse Orlando, l’une de ses cousines qui habitait Paris et qui était sa correspondante ordinaire. On ne savait quand elle rentrerait.

— Vous n’êtes pas en tenue, Hortense ? ajouta sœur Bailly. Le port de l’uniforme et même celui du ruban de votre classe ne sont pas incompatibles avec le deuil…

— Je sais, ma mère, mais notre Mère générale a bien voulu me dispenser de paraître devant Madame. Je me rendais de ce pas à la chapelle où je resterai tout le temps de sa visite…

En fait, Hortense n’aimait guère la chapelle qu’elle trouvait trop dorée et trop riche. L’autel – cadeau personnel du roi Louis XVIII – était surmonté d’une « gloire » – cadeau personnel de celui qui n’était pas encore le roi Charles X – que la jeune fille jugeait d’un goût contestable et, en outre, peu propice au recueillement. Ce n’était pas noble, c’était ostentatoire. Néanmoins, en ce jour de deuil pour elle-même, de fête pour le couvent, c’était le seul endroit où elle pût être certaine de trouver silence et solitude, car elle avait besoin de l’un comme de l’autre. Ne fût-ce que pour réfléchir à la curieuse attitude de Félicia Orsini. Peut-être, après tout, l’étrange fille, tellement imprévisible dans ses comportements successifs, connaissait-elle le perturbateur du cimetière Nord ? C’était du moins ce que laissaient supposer les quelques paroles qu’elle avait laissées échapper avant de s’enfuir. Car c’était à cela que ressemblait son départ : une fuite. Mais vers où ? Vers quoi ?…

Autant de questions auxquelles Hortense était incapable d’apporter une réponse. Elle finit par y renoncer, s’efforça de s’absorber dans la prière pour ne plus entendre les bruits de l’extérieur : l’arrivée fracassante des voitures de la Cour, les acclamations des pensionnaires à l’entrée de l’auguste visiteuse. Le regard fixé sur la petite lampe rouge qui brillait au pied de l’autel, marque de la Présence divine, elle s’ensevelit dans le souvenir de ses parents, implorant le Seigneur de leur accorder la douceur de la vie éternelle, la paix qu’ils avaient si peu connue sur cette terre, et de ne pas permettre que ce crime odieux demeurât impuni.

Si la vengeance n’appartient qu’à Vous, Dieu Tout-Puissant, accordez-moi la faveur d’en être l’instrument…

Elle pria longtemps puis, vaincue enfin par tout ce qu’elle venait de vivre, elle se laissa tomber sur un banc et sanglota éperdument, la tête enfouie dans ses mains. Ce fut en cet état que la trouva Mère de Gramont.

— Il faut sécher vos larmes, mon enfant, et venir vous rafraîchir rapidement le visage. Madame la Dauphine vous demande…

— Moi ? Mais pourquoi ?

— Je ne me suis pas permis de le lui demander. Elle désire vous parler…

Un instant plus tard, recoiffée et le visage lavé à grande eau, Hortense était introduite dans le parloir de la Mère générale et exécutait les trois révérences protocolaires devant celle qui l’y attendait.

A qui la voyait pour la première fois, il était difficile de faire admettre que Marie-Thérèse, Dauphine de France et duchesse d’Angoulême, pût être la fille de ce miracle de charme, de grâce et d’élégance qu’avait été la Reine martyre. Et surtout le même personnage que l’enfant blonde, timide et réservée mais infiniment gracieuse et séduisante, que sa mère avait surnommée « Mousseline-la-Sérieuse » et qui, au Temple, avait su charmer ses geôliers eux-mêmes. Des bruits couraient. On chuchotait qu’il ne s’agissait pas de la même femme, qu’il y avait eu substitution, au moment de la remise à l’Autriche. On murmurait que si elle était fort attachée au souvenir de son père, Madame l’était moins à celui de sa mère et beaucoup moins encore à celui de son frère, le petit roi prisonnier du Temple. On disait beaucoup de choses sous le manteau mais ce manteau avait des trous si gros qu’il multipliait les bruits plus qu’il ne les retenait…