— J’avais toutes les raisons de penser qu’il s’agissait de mon frère, Gianfranco Orsini. Si vous le voulez bien, Hortense, nous remettrons ce récit à plus tard. Sachez seulement qu’en arrivant chez la comtesse Orlando je l’ai trouvée en train d’écrire à Mère Madeleine-Sophie pour demander mon retour immédiat.
— Une coïncidence ?
— Absolue. Ce sont de ces choses qui arrivent. Mais celle-là était particulièrement désagréable : mon père réclamait mon retour à Rome. Et avant même d’avoir eu le temps de me reconnaître, on me faisait monter en voiture à destination du palais familial. La berline de voyage était déjà attelée dans la cour de l’hôtel. Je n’ai même pas eu le loisir de m’occuper un seul instant de mon frère qui d’ailleurs devait être en prison…
— Mais pourquoi ce retour si rapide ? Un deuil familial peut-être ?
— Non. Mon père avait décidé de me marier. Deux mois plus tard, j’épousais Angelo Morosini, j’habitais un palais sur le Grand Canal à Venise… et j’étais heureuse.
— Si vite ? Vous connaissiez donc votre futur époux ?
— Je l’ai vu pour la première fois lors de la signature du contrat de mariage. Mais je l’ai aimé immédiatement. Il était… tout ce qu’une femme comme moi rêve d’épouser : noble, brave, généreux, avec un cœur épris de liberté. Il était beau aussi… et il m’aimait autant que je l’aimais.
Hortense retint son souffle. La belle voix chaude venait de se briser sur ce qui ressemblait fort à un sanglot. Un brusque silence envahit l’étroit et soyeux espace qui enfermait les deux femmes. C’était comme si Félicia hésitait au bord des mots, comme si elle en redoutait une souffrance. Et, de fait, ce qu’elle avait encore à dire était affreux.
— Six mois après notre mariage, Angelo était assassiné. Les Autrichiens l’ont fusillé contre le mur de l’Arsenal pour incitation à la révolte.
L’exclamation horrifiée d’Hortense ne fut suivie d’aucune autre parole. Elle sentait qu’il n’y avait vraiment rien à dire et que cette douleur était de celles qui ne veulent pas de consolation. Elle se contenta de chercher la main de son amie parmi les plis de faille rouge et de la serrer. Curieusement, celle-ci répondit, s’accrocha comme fait la main d’un enfant qui a besoin d’aide. Et Hortense comprit que Félicia, l’orgueilleuse, l’insolente Félicia, portait au cœur une blessure qui, peut-être, ne se refermerait plus jamais.
Un long moment, elles restèrent ainsi, la main dans la main, sans bouger, unies comme elles ne l’avaient jamais été. La voiture poursuivait son chemin. Elle avait laissé derrière elle l’église de la Madeleine encore en chantier avec ses colonnes coiffées d’un toit de tôle, fantôme de temple romain au milieu d’un terrain vague. Et aussi la place Louis-XV[1]. On s’engageait sur le pont Louis-XVI[2] et Hortense put contempler le large ruban moiré de la Seine qui reflétait les lumières des Tuileries et celles des maisons du quai Voltaire. Les barges et chalands arrêtés pour la nuit y mettaient de grosses taches noires et mates. Là-bas, au fond, se profilaient les tours de Notre-Dame et les poivrières de la Conciergerie. Ce Paris nocturne était décidément très beau.
Cependant, Félicia avait dominé son émotion. Détachant doucement sa main, elle tira un petit mouchoir et s’y moucha avec juste un petit peu trop d’énergie. Puis reprit son récit :
— Avec l’aide de trois de mes serviteurs qui m’ont d’ailleurs suivie jusqu’ici, j’ai pu fuir Venise à temps. J’allais être arrêtée moi aussi. J’ai réussi à emporter mes bijoux, de l’argent, quelques bibelots précieux. Rentrer à Rome ne m’eût servi de rien. Il me fallait Paris car ce que je voulais, ce que je veux toujours, c’est me venger. Il me fallait revenir en France.
— Je ne comprends vraiment pas pourquoi ? N’est-ce pas de l’Autriche que vous voulez tirer vengeance ?
— Si fait, mais l’Autriche, songez-y Hortense, garde par-devers elle un prisonnier infiniment précieux pour la France, infiniment dangereux s’il venait à prendre le large.
— Le roi de Rome ?
— Oui, celui que l’on a affublé de ce titre grotesque pour un prince français : duc de Reichstadt. Quand il sera devenu Napoléon II, il représentera la plus sûre vengeance que l’on puisse exercer contre son geôlier. Metternich en mourra de fureur… Et moi je suis venue ici parce qu’avant de l’arracher à sa prison il convient d’y faire place nette.
— Cela veut-il dire que… vous conspirez, Félicia ?
— Pourquoi pas ? s’exclama celle-ci, tout son enjouement revenu. Aimez-vous à ce point les Bourbons ? Moi, ma chère, je les hais. N’oubliez pas qu’ils ont jeté mon frère dans leurs prisons. En outre ils ne vont pas à la France. Cette vieille monarchie percluse et égrotante qui s’efforce de recouvrir, de sa face mal plâtrée et de ses rides, l’effigie de bronze de l’Empereur me soulève le cœur. Pour se maintenir au pouvoir, elle emploie les plus vils moyens de basse police et d’oppression mais elle est en train de pourrir. Néanmoins, comme tous les détritus, elle a besoin d’un bon coup de balai pour l’envoyer à l’égout.
Instinctivement, Hortense reprit la main de sa compagne tandis que son regard inquiet se fixait sur le siège du cocher.
— Moins haut, je vous en prie ! murmura-t-elle. Vous dites des choses terribles ! Et d’une telle imprudence !
Cette fois, Félicia se mit à rire et, se penchant, posa un baiser léger sur la joue d’Hortense :
— C’est Gaetano qui vous fait peur ? Cela vient de ce que vous ne le connaissez pas. Sachez qu’avec Livia, ma femme de chambre, et Timour, mon intendant, ils composent cette trilogie de serviteurs à qui je dois d’être restée libre. Ainsi, nous pouvons parler dans cette voiture aussi sûrement que dans mon boudoir. A présent, si mon hospitalité vous fait peur, vous n’aurez pas grand chemin à faire pour retrouver l’aile tutélaire de Mère Madeleine-Sophie : j’habite rue de Babylone, entre son école pour jeunes filles pauvres et la caserne des gardes suisses.
— Vous n’imaginez pas cela, je pense ? Moi aussi j’ai à me plaindre du régime actuel, du Roi et même de toute la famille royale. C’est seulement votre coup de balai qui…
Un brusque arrêt de la voiture lui coupa la parole tandis que le cocher réclamait à grands cris qu’on lui fit place. Félicia se pencha à la portière :
— Que se passe-t-il, Gaetano ?
— Madame ma comtesse peut voir : la rue est bouchée par un attroupement. Je crois qu’on est en train d’arrêter quelqu’un.
Un cordon de police tenait, en effet, toute la largeur de la rue du Bac. Il y avait aussi une voiture cellulaire dont la portière ouverte attendait quelqu’un. Deux hommes à figures rébarbatives, longues redingotes et chapeaux castors, portaient les torches qui éclairaient l’entrée d’une maison bourgeoise. Regroupés derrière la voiture, quelques passants tendaient le cou pour voir et, aux fenêtres des maisons avoisinantes, on distinguait des têtes coiffées de bonnets de coton à pompons ou de batiste à rubans. Un vague murmure planait sur toute la scène, fait d’attente et de crainte.
Ce qui suivit fut bref. De la maison on sortit trois hommes et une femme pauvrement vêtus, les mains liées derrière le dos. On les jeta dans la voiture en les y entassant avec une hâte brutale. Au cri de douleur que poussa la femme répondit le vibrant : « Vive la Liberté ! A mort les Bourbons ! » hurlé par les trois hommes. Leur colère gagna la petite foule qui murmura. Trois policiers, le gourdin haut, fondirent alors sur elle et la dispersèrent brutalement tandis que le fourgon démarrait, arrachant des étincelles aux pavés. Un instant plus tard, le passage était libre et Félicia qui était restée penchée à la portière se rassit.
— Voilà ! soupira-t-elle. Il en est ainsi presque chaque nuit car on ose de moins en moins arrêter en plein jour. Vous avez entendu ces gens qui regardaient ? Ils murmuraient parce qu’ils n’étaient pas en force. Le jour où ils le seront, croyez-moi, ils mordront.
Comme s’il avait hâte de s’éloigner de ce lieu tragique, Gaetano mit ses chevaux au galop. Aussi bien, il n’y avait plus âme qui vive. Et quelques instants plus tard, la voiture pénétrait dans la cour d’un petit hôtel derrière les toits duquel on apercevait les arbres d’un jardin.
— Vous voilà chez vous pour aussi longtemps qu’il vous plaira d’y rester, dit Félicia.
— Vous êtes bien certaine que je ne vous gênerai pas ? J’ai peur de vous être une charge supplémentaire. Peut-être même un danger ? Je suis toujours aussi mal avec la Cour…
— Donc vous êtes toujours aussi intéressante, ma chère enfant, et doublement la bienvenue. D’ailleurs, vous n’avez plus aucun moyen de vous enfuir. Le cher San Severo ne doit-il pas vous faire porter quelque chose ici demain ?
— Oui. De l’argent. J’ai l’impression qu’il ne souhaite pas que je me rende à la banque de mon père. Cependant je dois me méfier aussi d’un jugement téméraire. C’est l’un de mes défauts, hélas…
— Avec San Severo cela relève plutôt de la prémonition. En dépit d’une grande naissance et de hautes alliances, je n’aurais, si j’étais vous, aucune confiance en lui. Mais entrons ! Demain il fera jour…
Comme les deux femmes pénétraient dans un élégant vestibule où, derrière un portique d’ordre toscan, se déployait la gracieuse volute d’une montée d’escalier enrichie d’une rampe en fer forgé aux enroulements de rocaille, un homme vêtu d’un habit de livrée noir dépourvu de galons arriva en courant.
— Tu rentres déjà, Madame la Comtesse ? s’écria-t-il d’une voix de basse-taille qui semblait sortir des profondeurs mêmes de la terre. Une voix qui allait bien avec son style plus qu’original. C’était en effet un homme aussi grand et aussi large qu’une armoire. En outre, son crâne rasé et sa figure plate ornée d’une paire de longues et fines moustaches à la mongole ne rappelaient en rien à l’image que l’on pouvait se faire d’un serviteur de bonne maison. Ce personnage ressemblait plutôt au génie de la lampe d’Aladin…
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