Le tutoiement dont il usait devait être habituel pour Félicia. Elle se mit à rire et répondit sur le même mode.

— Tu devrais être content puisque tu n’aimes pas que j’aille chez le prince San Severo.

— Tu sais ce que j’en pense, maîtresse ! C’est un homme mauvais, dangereux. Je le crois capable de tout !

— Mais quand même pas d’égorger une de ses invitées en plein milieu de son salon. En outre, cette fois, j’ai eu raison de ne pas t’écouter puisque j’ai trouvé chez lui une amie d’autrefois. Va dire à Livia qu’elle prépare tout de suite une chambre pour Mme la comtesse de Lauzargues…

Puis, tandis que l’étrange serviteur s’inclinait avec une grâce inattendue :

— Je vous présente Timour, mon majordome, dit Félicia. Mon cher Angelo auquel il était totalement dévoué l’a ramené, voici cinq ans, des bords de la mer Caspienne. A présent, il est pour moi le meilleur des gardes du corps.

— Un garde qu’on n’emmène pas quand on va dans les mauvais lieux, grogna le Turc[3] l’œil en bataille.

— Tu sais très bien pourquoi. La dernière fois, ma chère, il a rossé si copieusement l’un des valets du prince que ce malheureux est resté plié en deux pendant trois semaines.

— Il le méritait ! C’est une bête brute !

— Tout cela parce qu’en m’aidant à ôter mon manteau il a fait un faux mouvement et m’a légèrement bousculée. Le prince n’ayant pas apprécié le traitement infligé à son valet, j’ai pris le parti de laisser Timour ici quand je vais chez lui. A présent, laisse-nous ! Quand tu auras prévenu Livia, tu nous feras porter une collation dans mon boudoir. Mme de Lauzargues arrive d’un long voyage…

Le majordome effectua une sortie digne d’un empereur, tandis que les deux femmes commençaient à gravir, bras dessus bras dessous, le grand escalier de pierre.

Ce fut en arrivant à l’étage que, soudain, le cœur d’Hortense creva. L’angoisse et le chagrin causés par les derniers jours à Lauzargues s’unirent à l’extrême fatigue du trop long voyage et aux cruelles déceptions de l’arrivée. Elle éclata en sanglots…

CHAPITRE II

« UNA CARBONARA… »

En voyant Hortense quitter son bras, chercher l’air comme si elle étouffait puis s’effondrer en larmes sur la rampe palière, Félicia ne perdit pas de temps. Elle prit son amie à bras-le-corps, l’arracha de la rampe où elle risquait de basculer et la porta presque dans une petite pièce tendue de velours vert dont elle ouvrit la porte d’un coup de pied. Là, elle la fit étendre sur une méridienne, entreprit de la débarrasser de son chapeau et de son voile qui, entortillé autour de son cou, menaçait de l’étrangler, ouvrit son manteau, le col de sa robe et finalement courut se pendre à un cordon de sonnette. Cela fait, elle revint s’asseoir auprès d’elle et prit dans les siennes ses mains glacées pour tenter de les réchauffer… Quelques secondes plus tard, une petite femme brune et maigre, coiffée d’un soupçon de mousseline, entrait en coup de vent dans un grand bruit de jupons et de tablier blanc amidonnés.

— Va me chercher de l’eau de Cologne, des sels et de l’eau fraîche, ordonna Félicia, puis reviens m’aider à délacer la comtesse…

— Encore une comtesse ! Où donc avez-vous trouvé celle-ci, Madona ? Elle est jolie, d’ailleurs, mais bien pâle ? Comment peut-on être malheureuse avec pareille figure ?

— Tu lui feras part de tes considérations esthétiques plus tard, Livia ! Pour le moment, elle a surtout besoin d’aide. Fais ce que je te dis !

Elle achevait à peine de parler que la petite femme lui mettait dans les mains un verre d’eau et entreprenait de bassiner d’eau de Cologne les tempes d’Hortense qu’elle débarrassa ensuite de son manteau avant de l’envelopper dans un grand cachemire moelleux.

— On la déshabillera plus tard ! Pour le moment, il faut la réchauffer. Pauvrette ! Si jeune… et déjà si malheureuse !

— Je suis tout aussi jeune, ronchonna Félicia, et presque aussi malheureuse ! Mais moi tu ne me plains pas.

— Vous, Eccellenza ? Vous êtes aussi difficile à démolir que le géant Atlas. Je vais voir ce que votre Turc fait avec son plateau.

Elle disparut dans le même tourbillon de robe noire et de jupons blancs, tandis qu’Hortense progressivement se calmait. Les sanglots s’apaisèrent et elle put boire, sans s’étrangler, quelques gorgées d’eau fraîche. Mais, privée de ses forces, elle ne réussit pas à se redresser et resta à demi étendue sur la chaise longue, la tête appuyée sur un coussin. Elle eut, pour son amie, un regard contrit en s’efforçant de trouver un sourire :

— J’ai peur de m’être couverte… de ridicule.

— C’est à présent que vous allez l’être si vous entreprenez d’offrir je ne sais quelles excuses parfaitement hors de saison. Mais je ne me féliciterai jamais assez d’être allée ce soir chez San Severo…

Changeant brusquement de ton, elle pencha vers Hortense son profil d’impératrice romaine :

— Cela a été si dur ? demanda-t-elle gravement.

— Plus encore que vous n’imaginez, Félicia… Je me demande même si vous allez me croire et si vous n’allez pas me prendre pour une folle. Mon histoire est pleine… de cris… de fureur, d’horreurs… d’amour aussi, bien sûr, mais l’invraisemblable l’emporte, je crois.

— Essayez toujours ! Auparavant, vous allez vous restaurer et peut-être prendre enfin un peu de repos ?

Timour entrait, en effet, chargé d’un immense plateau bosselé de tant de couvercles d’argent qu’il ressemblait à une mosquée. Une longue bouteille posée au milieu jouait assez bien le minaret. Il déposa le tout sur une console, tira un guéridon près de la chaise longue, dressa un couvert pour deux en quelques secondes puis, soulevant le premier couvercle, libéra les effluves d’un odorant bouillon. C’était peu de chose, un simple petit plaisir de la vie, mais Hortense y trouva un rien de réconfort. Ce parfum lui rappelait ceux que l’on respirait dans la cuisine de Godivelle, à Lauzargues, et il lui sembla tout à coup sentir à nouveau près d’elle la présence rassurante de la vieille cuisinière. C’était comme si les humbles choses de la vie quotidienne lui faisaient un signe encourageant.

— Je crois que si je bois un peu de ce bouillon j’aurai assez de force pour tout vous dire dès ce soir. Après tout, Félicia, vous avez le droit de savoir quel genre de femme vous accueillez chez vous.

— Est-ce que je ne le sais pas depuis longtemps ?

— Non. Ces deux années nous ont changées l’une et l’autre. Vous moins que moi, je le reconnais. Mais sur l’une comme sur l’autre, l’amour et le malheur sont passés et c’est cela qui change tout.

Soudain Félicia baissa la voix, comme si la seule évocation de l’Amour était lourde de dangers et réclamait le secret :

— Avez-vous donc aimé, vous aussi ?

— J’aime encore et ne cesserai jamais d’aimer. Pourtant… il se peut que vous me méprisiez, vous si fière de votre nom et de vos origines, lorsque j’aurai parlé.

— Vous ne me ferez pas croire que votre cœur pourrait déchoir. Je vous ai mené la vie dure, jadis. Je vous ai dit un jour pourquoi. Aussi ne m’envoyez plus à la tête mes hautes origines. J’ai fini par comprendre que vous me valiez largement.

— Sans doute, mais vous, vous avez aimé selon votre rang, dans le mariage et dans l’honneur.

— J’ai eu de la chance. Pas vous ?

— Mon mari n’a jamais été mon époux. Celui que j’aime est du même sang mais bâtard. Il vit comme un sauvage au creux d’une gorge boisée gardée par les loups. Les loups qui lui obéissent et dont il est le maître… comme il est le mien.

Un éclair de flamme traversa le regard noir de la Romaine. Elle eut un demi-sourire qui lui prêta un charme étrange, un peu mystérieux. Un sourire qui s’adressait peut-être davantage à elle-même qu’à Hortense.

— Racontez ! dit-elle seulement[4].

La nuit était avancée quand enfin les deux jeunes femmes se décidèrent à laisser la place au sommeil mais ni l’une ni l’autre n’en avait vraiment envie. Durant des heures elles avaient été prisonnières d’une sorte de charme et ce charme les avait unies comme ne l’avaient jamais fait les années de couvent vécues cependant côte à côte mais séparées par tant d’incompréhension et par toute cette passion que l’extrême jeunesse met en toutes choses.

Dans l’élégant salon parisien, Hortense fit surgir pour un moment le sauvage décor de la planèze et de la gorge solitaire d’où jaillissait Lauzargues. Elle le fit avec des mots simples mais plus simples encore lorsque la haute silhouette de Jean de la Nuit vint s’inscrire dans le paysage. Pour le décrire, elle laissa simplement parler son cœur et ce cœur trouvait tout seul les images.

Fascinée, Félicia entendit résonner dans son âme la voix passionnée de son amie, cette quasi-inconnue qui lui était devenue brusquement aussi proche qu’une sœur. Et quand, enfin, Hortense un peu honteuse de sa propre ardeur lui demanda si elle n’était pas choquée par les confidences d’un amour adultère, la Romaine se contenta de hausser les épaules :

— Chez nous, les Orsini, les bâtards ont parfois compté bien plus que les fils légitimes. Ils étaient souvent plus beaux, plus forts, plus habiles. Plus vaillants aussi quelquefois… ou plus infâmes mais aucun n’a été indifférent. Je crois qu’à votre place j’aurais subi la même magie. Ce Jean est un homme et, depuis la chute de l’Empire, la race m’en semble en décadence.

Ce fut le mot de la fin. Les deux jeunes femmes regagnèrent chacune leur lit avec du rêve dans les yeux. Le cœur d’Hortense avait débordé dans celui de son amie, ravivant des souvenirs ou de secrètes aspirations. Il y avait de l’amazone dans cette femme si essentiellement femme et cette amazone avait vibré. Les gens de Lauzargues faisaient à présent partie de son univers.