Sans attendre la réponse, San Severo s’élançait vers la porte, poussé par une hâte dont Hortense ne sut pas très bien si c’était celle de rejoindre au plus tôt ses invités ou celle d’être débarrassé d’elle. Il disparut avant qu’elle eût le temps de lui faire remarquer qu’un simple coup de sonnette aurait suffi sans doute et qu’il était bien inutile qu’il se dérangeât lui-même. Au temps d’Henri Granier il y avait toujours au moins deux valets prêts à répondre à son appel quelles que fussent les circonstances. Mais, après tout, le prince tenait peut-être à ménager les jambes et les oreilles de ses gens. Et puis, elle-même se sentait si lasse qu’au fond tout cela n’avait plus la moindre importance. Tout ce qu’elle souhaitait à présent, c’était une présence amie et aucune ne serait plus réconfortante, plus bénéfique, plus douce que celle de Mère Madeleine-Sophie. Et puis… un lit !

Quelques instants plus tard, le prince reparaissait.

— La voiture sera là dans une minute, fit-il en se frottant les mains en un geste de satisfaction parfaitement incongru chez un grand seigneur et qui choqua Hortense. Demain, je passerai moi-même prendre de vos nouvelles et vous porter ce que je vous ai promis…

— Comprenez-moi bien, vous aussi ! dit Hortense froidement. Je ne vous demande pas l’aumône. J’entends obtenir ce qui m’appartient par droit de naissance. Je n’ai pas, en effet, l’intention de passer ma vie au couvent. Il faudra que je songe à trouver, pour moi et mon fils, un logis convenable puisque cette maison est occupée. A moins que votre bail de location ne tire à sa fin ? Ce que je préférerais de beaucoup.

La figure brune du prince prit une légère teinte brique.

— Vous ne retournerez pas en Auvergne ?

Apparemment c’était cette solution-là qui recueillait tous ses suffrages et Hortense faillit sourire de cette naïveté grossière.

— Pas pour le moment.

Un valet annonça que la voiture était avancée et de ce fait coupa court à l’entretien. Cérémonieusement, le prince raccompagna sa visiteuse jusqu’au grand vestibule. L’ariette de Mozart avait fait place à un lieder de Schubert qui était alors fort à la mode, et qui servait de musique de fond au murmure policé des conversations et au tintement des cristaux. Par les hautes fenêtres du vestibule Hortense aperçut non pas une mais deux voitures. L’une dans laquelle un valet plaçait son bagage, l’autre, un landau superbe verni noir et jaune, dont un autre valet était en train de distraire, avec mille précautions, une dame en grand apparat.

— Ah, mon Dieu ! La voilà enfin ! s’exclama le prince. Voulez-vous m’excuser un instant, comtesse ?

Et de se précipiter vers la nouvelle venue avec tout un luxe d’exclamations où la bienvenue se mêlait à une bruyante admiration. La dame en valait d’ailleurs la peine. Hortense put apprécier à sa juste valeur un immense manteau de faille pourpre sur une très belle robe de satin gris pâle. Des fusées de « paradis » aux deux nuances couronnaient la chevelure noire et lustrée de la dame qui se défendait en riant des compliments hyperboliques de son hôte. Bien loin de s’excuser de son retard, elle déclara qu’elle s’était attardée au Jardin des Plantes pour voir le repas de la girafe.

— La girafe ! s’écria San Severo en s’efforçant de trouver la chose amusante. Quand donc, ma chère, très chère comtesse, cesserez-vous de me tourmenter, moi qui suis votre esclave ?

— Quand vous cesserez de m’inviter. Que voulez-vous, mon cher, il faut vraiment n’avoir rien de mieux à faire pour venir chez vous.

Elle riait, mais Hortense, réfugiée par discrétion derrière un énorme vase antique débordant d’iris noirs et de lilas blanc, avait déjà reconnu cette voix, ce rire, ce visage… Elle quitta son abri parfumé et s’avança dans la lumière. Le rire de la dame s’arrêta net et ses yeux s’agrandirent.

— Est-ce que je rêve ? Hortense ? Hortense ici ?

— Mais oui, Félicia, c’est bien moi. Et, apparemment, c’est bien vous aussi.

La même fougue juvénile jeta les deux jeunes femmes dans les bras l’une de l’autre sous l’œil rond de leur hôte. La simarre cardinalice enveloppa le modeste manteau de drap noir et Hortense sentit son cœur se réchauffer sous l’étreinte de son ancienne compagne du Sacré-Cœur. Félicia retrouvée ! La princesse Félicia Orsini qui avait été son ennemie des années durant et qui pourtant, à l’instant du malheur, s’était révélée son plus vigoureux défenseur ! Félicia dont, tant de fois, dans la solitude de Lauzargues, elle avait évoqué avec nostalgie le caractère intraitable et la silhouette altière ! Et voilà qu’elles se retrouvaient face à face par une sorte de magie incompréhensible ! Hortense eut le sentiment qu’elle allait être un peu moins malheureuse.

La première, Félicia retrouva son souffle

— Mais que faites-vous ici ? Je vous croyais en Auvergne ?

— J’en suis arrivée tout à l’heure et je pensais venir m’installer ici, dans l’ancienne demeure de mes parents. J’ignorais qu’on en eût disposé.

— Et, naturellement, vous partiez ? Où donc alliez-vous comme cela ?

— Je comptais demander l’hospitalité de notre ancien couvent…

— J’ai bien proposé à madame de prendre logis chez moi… risqua San Severo qui commençait à se sentir oublié. – Mal lui en prit : Félicia le foudroya de l’un de ces regards dont elle semblait avoir conservé le secret.

— Chez vous ? Sans femme pour la recevoir ? Vous perdez l’esprit, mon pauvre Fernando ! Où avez-vous pris votre éducation ? Chez les lazzaroni de Naples ?

— Mais que vouliez-vous que je fasse ?

— La courtoisie exigeait que vous rendiez immédiatement à madame… au fait comment vous appelez-vous à présent, Hortense ?

— Lauzargues. J’ai épousé mon cousin Étienne… et je l’ai perdu peu après notre mariage. Je suis veuve, Félicia !

— Tiens ! Comme moi ! fit distraitement la jeune femme. Mais revenons à vous, Fernando. Je disais donc qu’il eût été élégant de votre part de rendre sa maison à Mme de Lauzargues et d’aller coucher à l’hôtel !

— Vous n’y pensez pas, comtesse ! Oubliez-vous que j’ai une soirée ? Il est même grand temps que nous allions rejoindre mes invités. Je mets madame en voiture et…

— Que nous allions rejoindre ? Parlez pour vous, mon cher ! Moi j’ai retrouvé mon amie Hortense et je la garde. Et puisque vous n’avez pas su lui offrir une hospitalité qu’elle pût accepter, je l’emmène ! Faites donc revenir ma voiture, s’il vous plaît !

Du coup, Hortense crut que San Severo allait se mettre à pleurer.

— Vous voulez partir tout de suite, alors que l’on vous attend ?

— Qui ? tous vos chers amis du ministère Polignac ? Monbel, Guernon-Ranville, La Bourdonnais ? Toutes ces nullités ? Mon cher Fernando, vous devriez être enchanté que je reparte car vous savez très bien que je ne les rencontre que pour le seul plaisir de leur dire des choses désagréables. Pour une fois, vous passerez une bonne soirée !

— Mais j’aime à vous avoir chez moi, Félicia cars…

— Vous avez tort !

— C’est une joie si profonde et si rare…

— C’est un service que je vous rends ! Vous savez bien que je suis toujours bonapartiste ! Venez, Hortense, vous devez avoir grand besoin de repos.

— Mais enfin, notre whist ?

— Remerciez le ciel, vous savez bien que je ne vous vaux rien !… Venez, Hortense, vous devez être épuisée.

Toujours suivies du prince qui ressemblait de plus en plus à une poule affolée, les deux femmes gagnèrent le péristyle. Mais, au moment de monter en voiture, Félicia s’arrêta un instant pour considérer sévèrement le véhicule qui avait été préparé pour Hortense.

— Est-ce là votre équipage, Fernando ? Je n’y vois ni vos armes ni d’ailleurs votre cocher ? Il me semble que vous eussiez pu faire plus d’honneur à Mme de Lauzargues.

— Le moindre détail échappe-t-il jamais à votre œil, chère comtesse ? soupira San Severo. Si vous voulez tout savoir, mon Luigi est malade. Quant à cette voiture, elle est neuve. On n’a pas encore pris le temps de l’armorier. Je vous baise les mains, mesdames.

Il se reculait de quelques pas après avoir aidé les deux femmes à monter. Hortense se pencha à la portière :

— N’oubliez pas ce que vous m’avez promis, prince. Il me serait agréable de le recevoir au plus tôt.

Il s’inclina :

— Je le ferai porter dès demain rue de Babylone, chez la comtesse Morosini.

— Je ne sais pas ce que c’est mais n’y manquez pas ! lança Félicia à la cantonade tandis que l’attelage démarrait. Ouf ! ajouta-t-elle en se laissant aller contre le capiton de satin blanc où son fier profil dessina aussitôt un camée, non seulement j’ai la joie de vous retrouver mais j’échappe à une soirée ennuyeuse.

— Pourquoi y alliez-vous, alors ?

— Parce que je suis joueuse, ma chère, joueuse de toutes les manières et il arrive que l’on joue chez San Severo un jeu d’enfer.

— Voulez-vous dire, fit Hortense choquée, que ce prince a fait de ma maison un tripot ?

— Le mot est peut-être un peu fort. On y joue entre soi, entre gens de bonne compagnie… enfin, en principe. Mais parlez-moi de vous. Qu’êtes-vous devenue depuis ce dernier jour où nous nous sommes vues ?

— C’est une longue et sombre histoire que je vous conterai à loisir. Mais, au Sacré-Cœur, vous avez dû en apprendre quelques bribes lorsque vous êtes rentrée ?

— Le malheur, c’est que je ne suis jamais rentrée. Vous vous rappelez que je suis partie, un peu brusquement d’ailleurs, et sous un vague prétexte ?

— En effet, vous deviez, si je me souviens bien, rentrer d’urgence chez votre cousine et correspondante à Paris, la comtesse Orlando, mais j’ai pensé que votre départ soudain pouvait avoir quelque rapport avec l’étrange incident créé par ce jeune homme inconnu lors des funérailles de mes parents. Vous m’avez laissée très intriguée car justement, cet inconnu, vous sembliez le connaître.