- Il est en poste à Londres. Il est normal qu'il ne fasse que toucher terre ici pour une raison ou pour une autre. Mais toi-même, qui parles si bien, pourquoi n'émigres-tu pas ?

- Cela pourrait se faire. Vergniaud m'y pousse.

- Vergniaud? Le Girondin? L'homme qui a soutenu les émeutiers du 20 et à qui la famille royale est redevable de quatre heures d'angoisse et d'insultes? Qu'as-tu de commun avec ce genre d'individu? s'écria Josse sans songer à dissimuler son dégoût.

Tilly chassa d'une pichenette une poussière hypothétique sur son jabot et soupira :

- Que veux-tu? Il m'aime bien. Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs, mais c'est difficile, tu sais, d'empêcher les gens de vous aimer. Cela dit, je ne suis pas pressé de boucler mes bagages. J'ai trop peu d'importance pour que l'on s'inquiète de moi. Et puis... la vie parisienne offre encore bien des agréments à qui sait les trouver. Ainsi, ce soir...

- C'est vrai, tu voulais m'emmener souper? Où cela?

- Au Palais-Royal...

- Chez le duc Philippe qui ne sera bientôt plus que Philippe tout court ?

- Tout de même pas. Chez Mme de Sainte-Amaranthe. Elle a la meilleure table de Paris et sa fille Emilie est peut-être la plus jolie femme de la ville... après, bien sûr, Mme de Pontallec, ajouta-t-il en offrant à Anne-Laure un étincelant sourire et un regard si appuyé qu'il la fit rougir. Josse fronça les sourcils :

- Vous devriez aller prendre du repos, ma chère, fit-il avec une douceur inhabituelle. Ce voyage a dû vous exténuer et Tilly vous excusera. A moins qu'il ne préfère s'excuser lui-même ! ajouta-t-il sévèrement. Puis, sans laisser au jeune homme le temps de répondre, il prit la main de sa femme pour la reconduire à la porte qu'il ouvrit devant elle. Mais, au moment où elle allait franchir le seuil, il la retint et posa un baiser sur son front :

- Dormez ! murmura-t-il. Le sommeil apaise la douleur...

Stupéfiée par une attitude si nouvelle, Anne-Laure fit quelques pas dans la galerie sur laquelle ouvraient les chambres, s'arrêta, revint même sur ses pas et resta là, juste assez près, pour entendre la voix sèche de son époux qui articulait :

- Le ton de la galanterie ne saurait convenir à Mme de Pontallec et moins encore l'évocation des Sainte-Amaranthe. Ce ne sont rien d'autre que des filles!

Un instant encore la jeune femme s'attarda, désorientée par l'étrange comportement de Josse en ces derniers instants. Était-ce le même homme qui l'avait laissée partir pour une dangereuse randonnée avec tant de froide indifférence ? L'homme dont Jaouen prétendait qu'il avait reçu l'ordre de la tuer ? Oh, comme elle avait bien fait de refuser d'y croire et d'attribuer à la jalousie une si horrible révélation ! Elle était certaine qu'un jour le cour de son époux s'adoucirait et le miracle venait peut-être de se produire. Elle avait tant besoin d'amour que cette fugitive marque de tendresse lui apportait un merveilleux apaisement. Et comme les illusions sont toujours prêtes à repousser chez un être jeune, elle se prit à penser qu'avec les jours sombres vécus par le royaume, leur vie pourrait changer, que Josse ne quitterait plus l'hôtel familial pour rejoindre le logis de garçon qu'il trouvait si commode, et que si la nuit définitive venait s'abattre sur eux, ils y entreraient ensemble... à moins qu'il ne choisisse d'émigrer ? Auquel cas elle le suivrait avec joie, et au bout du monde s'il le désirait.

Lentement, elle reprit le chemin de sa chambre. Au passage, la glace d'un trumeau complétant une console lui renvoya son image et machinalement elle s'en rapprocha. Ce Tilly venait de laisser entendre qu'elle était jolie et c'était bien la première fois qu'elle recevait un compliment si direct. C'était sans doute l'une de ces fadaises de courtisan, mais il ne l'aurait peut-être pas osée sans un petit fond de vérité. Il est vrai que, dans son entourage et jusqu'à présent, personne ne lui avait laissé supposer qu'elle pût avoir le moindre agrément physique. Jusqu'à ce que Jaouen ose lui avouer qu'il l'aimait et tente de la détourner de son chemin naturel.

Le miroir lui renvoya une longue silhouette dont la robe noire accentuait la minceur, un visage pâle qui venait de perdre ses dernières rondeurs d'enfance, une cascade de cheveux blonds plus cendrés encore que d'habitude grâce aux poussières des chemins et, sous des sourcils bien dessinés, des yeux noirs assez inattendus dans ce visage blond. Anne-Laure se regarda avec curiosité comme si elle se voyait pour la première fois mais, sur sa figure, il y avait trop de fatigue, trop de traces de chagrin pour qu'elle révise le jugement qu'elle portait sur elle-même jusqu'à présent. Pour être belle il aurait fallu d'abord qu'elle ait les yeux bleus. Ces prunelles trop sombres étaient une erreur de la nature due à une aïeule espagnole - les liaisons commerciales entre Saint-Malo et l'Espagne ont toujours été étroites - et, surtout, il aurait fallu qu'elle soit un peu heureuse ! Chacun sait que cela embellit, le bonheur! Alors il fallait bien en revenir à attribuer les compliments de Tilly à un excès de politesse. De toute façon, cela n'avait plus beaucoup d'importance...

Avec un haussement d'épaules, elle se détourna et gagna sa chambre. Elle y trouva Bina, sa camériste, déjà occupée à défaire son sac de voyage, et vit avec étonnement que, tout en rangeant linge et menus objets de toilette, elle pleurait comme une fontaine avec de grands reniflements de gamine. Sa maîtresse s'émut de ce chagrin inattendu : elle et Bina avaient le même âge et se connaissaient depuis toujours puisque celle-ci était la fille de Mathurine, la femme de chambre de Mme de Laudren. Au moment du mariage elle était passée tout naturellement au service d'Anne-Laure bien qu'elle soit loin d'être une perle : étourdie, passablement maladroite, un peu trop portée sur le bavardage, elle compensait ces défauts par une perpétuelle belle humeur et une véritable ardeur au travail qui en faisaient quelqu'un d'agréable à côtoyer... Jolie fille, d'ailleurs, blonde aux yeux bleus, elle était enchantée d'avoir quitté sa Bretagne et de servir à Paris, une ville qui lui semblait offrir mille possibilités de réussite.

Elle avait adoré la petite Céline et, alors que la jeune mère, foudroyée de douleur, ne parvenait pas à verser une larme pour dégonfler son cour, Bina en versait un véritable déluge au point de s'attirer une remarque acerbe du marquis dont elle avait d'ailleurs une peur bleue. Cependant, et contrairement à l'usage, Anne-Laure ne l'avait pas emmenée dans son douloureux pèlerinage. Les réactions de Bina étaient trop imprévisibles et les rencontres que l'on pouvait faire trop dangereuses.

Aussi, la retrouvant en train de pleurer dans son linge, crut-elle que Bina pleurait toujours l'absence de sa petite fille.

- Tu n'es pas raisonnable, Bina, lui dit-elle. Notre petit ange est au ciel maintenant. Elle est retournée chez nous, près de l'étang où Conan et Barbe veilleront bien sur elle...

- Je suis bien contente, hoqueta la jeune fille sans la moindre logique, mais ce n'est pas sur elle que je pleure...

- Sur quoi alors ?

- Mademoiselle Anne-Laure devrait dire sur qui?... et se laissant tomber sur une chauffeuse, elle se mit à sangloter de plus belle.

Anne-Laure poussa un soupir en pensant qu'il était heureux que Josse ne l'entende pas - sa voiture venait de quitter l'hôtel - car, intransigeant sur les usages et les marques de respect, il ne supportait pas d'entendre Bina appeler ainsi sa maîtresse, mais, en bonne Bretonne entêtée et plus rusée qu'intelligente, celle-ci n'arrivait pas à user du " Madame la marquise " qui lui paraissait un titre trop formidable pour quelqu'un d'aussi jeune. Elle se contentait de rester muette quand le maître était là...

Beaucoup moins à cheval que lui sur le décorum, Anne-Laure n'avait pas le courage de réprimander sa camériste. Elle tira un tabouret auprès de la " chauffeuse " et s'y assit :

- Dis-moi la raison de ton chagrin, fit-elle avec douceur. Si je peux t'aider ?

- Oh non, Mademoiselle Anne-Laure... vous ne pouvez rien du tout. C'est... c'est à cause de Joël...

- Jaouen?...

- Y en a point d'autre chez nous. Et maintenant il n'y en a plus du tout ! II... il est parti ! Et de pleurer de plus belle !

- Comment cela parti? Nous venons juste d'arriver ?

- C'est ce que je lui ai dit mais il ne m'a même pas écoutée. Il est allé droit chez M. le marquis, mais celui-ci a répondu qu'il n'avait pas de temps pour lui et le verrait demain.

- Et Jaouen est parti tout de même ?

- Oui. Il a seulement laissé un mot de billet pour Mademoiselle Anne-Laure. Je devais le remettre quand nous serions toutes seules...

- Eh bien donne !

Bina sortit de son corsage un billet cacheté tout froissé qu'elle avait dû tourner et retourner entre ses doigts, dévorée par la curiosité, mais le sceau sans gravure était large, solide et tenait bon. Elle s'arrangea alors pour essayer de lire par-dessus l'épaule de sa maîtresse qui, la connaissant, s'écarta. Il lui suffit d'ailleurs d'un coup d'oil pour lire le texte on ne peut plus bref!

" Méfiez-vous ! "

Dérisoire en vérité ! Et ridicule de faire tout ce mystère pour si peu ! Elle alla brûler le papier à la flamme d'une bougie avant de l'envoyer finir dans la cheminée. Décidément, ce garçon devait être fou et sa conduite, en tout cas, parfaitement incompréhensible! Voilà un homme qui prétendait avoir reçu l'ordre de la faire disparaître mais qui ne pouvait s'y résoudre parce qu'il l'aimait et qui, à peine de retour au logis, prenait la poudre d'escampette en laissant seulement derrière lui cet avertissement stupide ? S'il l'avait vraiment aimée, n'aurait-il pas dû rester, au contraire, pour la protéger? Allons, elle avait eu raison de ne pas croire à ces folies. Si Josse s'était montré surpris et même mécontent de son retour c'était tout simplement parce qu'il pensait qu'elle resterait là-bas, peut-être pour longtemps ! Et Jaouen en avait menti, sans autre but que lui faire quitter son époux et le chemin du devoir. Restait Bina qui recommençait à pleurer :