- Et qu'y ferai-je... quelques jours?

- Pas plus de cinq ou six, je le promets! Le temps pour moi d'aller à Paris, de régler mes comptes avec Monsieur le marquis et je reviens vous chercher pour vous emmener où vous voudrez, je le jure !

- Qu'entendez-vous par régler vos comptes ? Le tuer?

- Je ne suis pas un assassin ! J'entends le défier, l'épée ou le pistolet à la main. Le meilleur gagnera parce que, à ces jeux, je suis plus fort et plus habile que lui. Nous nous sommes souvent affrontés quand nous étions enfants...

- Seulement vous ne l'êtes plus et il ne se battra pas avec un domestique.

Le mot le souffleta :

- Un homme est ce qu'est son âme! Je n'ai jamais été un domestique et, de toute façon, votre mari m'a donné son dernier ordre. Si vous m'obligez à vous ramener, je ne serai plus là pour veiller sur vous, sachez-le !

- Vous voulez vous en aller?

- Oui. Après ce que je vous ai appris, je ne peux plus rester avec Josse de Pontallec. On dit que les princes allemands veulent venir au secours du Roi. La France va avoir besoin de soldats. J'irai me battre et il adviendra de moi ce que pourra. Pourtant, avant que nous cessions cette conversation qui sera sans doute la dernière, je vous demande de vous souvenir de ceci : le jour où vous aurez besoin d'un refuge et où vous ne saurez plus où diriger vos pas, pensez à ma petite maison de Cancale. Elle s'appelle le Clos Marguerite et sera toujours prête à vous recevoir : il suffira d'en demander la clef à celle qui la garde, ma cousine Nanori Guénec qui habite à côté. Vous vous souviendrez : le Clos Marguerite? Nanon Guénec?

Des paupières et de la tête elle acquiesça. Elle eut aussi un petit sourire. La générosité de cet homme forçait sa sympathie mais, en même temps, l'amour qu'il avait avoué et qu'elle sentait sincère la rassurait un peu en ce qui concernait Josse. Jaouen devait en être fort jaloux. Il avait dû noircir le tableau pour tenter de l'écarter à jamais de son époux. Peut-être même s'agissait-il d'une plaisanterie prise trop au tragique : Josse était très capable de ce genre de choses. Il était égoïste et inconstant, cela ne faisait aucun doute, mais de là à vouloir la tuer ? Il ne pouvait pas être aussi mauvais que cela...

Elle retourna lentement vers la voiture sans que Jaouen essaie de la retenir. Elle y monta et il referma sur elle la portière, détacha les chevaux, sauta en voltige sur son siège et fit claquer son fouet. L'attelage s'enleva, emportant la voiture. Avec un soupir de lassitude, Anne-Laure se laissa aller contre les coussins et ferma les yeux. Elle avait l'impression bizarre d'être en train de perdre quelque chose d'essentiel, quelque chose qu'elle ne retrouverait jamais et qui appartenait à l'enfance : les illusions qu'elle avait su protéger jusque-là contre vents et marées. Elles resteraient accrochées, en lambeaux, aux arbres de la chère forêt et personne n'y pouvait rien.

Elle en eut soudain la conscience si aiguë que ses nerfs, tendus à l'extrême depuis des jours, la lâchèrent brusquement. Elle éclata en sanglots violents déchaînant une véritable cataracte de larmes. Elle pleura, pleura, pleura jusqu'au bout des forces qui lui restaient encore et finit par glisser, évanouie, sur le tapis de sol...

Ce fut là que Jaouen la découvrit au premier relais, heureusement peu éloigné. Effrayé, il se hâta de l'étendre sur la banquette, de bassiner ses tempes avec de l'eau prise à la pompe, de lui faire respirer des sels et bientôt la jeune femme revint à elle, mais l'homme n'eut d'elle qu'un regard incertain, un soupir et un :

- Sommes-nous arrivés?

- Non... Pas encore.

- Alors continuons!...

Ayant dit, elle referma les yeux, se pelotonna comme un chat et s'endormit. Jaouen, alors, chercha une couverture, l'en couvrit, la borda et coinça l'épais tissu avec un coffre et des sacs de voyage afin d'être sûr que la jeune femme ne tomberait pas.

Tandis que les garçons du relais changeaient l'attelage, il resta auprès d'elle, réfléchissant, luttant contre l'envie de l'emmener malgré elle auprès de sa mère. Il savait qu'en agissant ainsi il provoquerait sa colère, qu'elle possédait l'entêtement d'une bonne Bretonne et que, de toute façon, il ne saurait jamais aller contre sa volonté, dût cette volonté les conduire l'un et l'autre au désastre. Il contempla un moment le mince visage endormi dans la masse des cheveux blonds échappés au capuchon noir, si touchant avec ses traces de larmes et les cernes bleuâtres marquant les yeux clos. Puis il prit l'une des jolies mains, y appuya ses lèvres un bref instant avant de la remettre en place. S'assurant encore qu'elle était bien installée, il descendit pour payer le relais et avaler d'un trait la bolée de cidre qu'une servante lui offrait avec un sourire auquel il ne répondit pas. Puis, remontant sur son siège, il lança sa voiture sur la route de Rennes en s'efforçant d'éviter les ornières autant que faire se pouvait... Le chemin jusqu'à Paris était suffisamment long pour lui donner le temps de la réflexion sur ce qu'il convenait de faire à présent.

Et surtout, il restait peut-être une petite chance que, reposée, calmée, Mme de Pontallec accepte de changer d'avis et de direction. Aux portes de Paris et même plus loin encore, Jaouen resterait prêt à faire demi-tour et à l'emmener là où elle en déciderait...

Au même moment, à Paris, le peuple des deux grands faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau s'assemblait à l'appel de ses meneurs favoris comme le brasseur Santerre, le grand homme de Saint-Antoine, dans la fraîcheur d'un petit matin ensoleillé promettant une belle journée. On se préparait -c'était du moins le prétexte officiel - à se rendre en cortège à l'Assemblée pour célébrer l'anniversaire du Serment du Jeu de Paume. Mais, bientôt, ce peuple joyeux où il y avait beaucoup de femmes et d'enfants se laisserait gagner par la fièvre de l'émeute. Des bruits parcouraient la foule comme des risées sur la mer : le Roi avait renvoyé les ministres jacobins pour en prendre d'autres plus dévoués à sa cause; il refusait de signer le décret de proscription des prêtres réfractaires. Il avait même refusé, au jour de la Fête-Dieu, d'accueillir la procession menée par les prêtres " jureurs " de Saint-Germain-l'Auxerrois qui avait été la paroisse des rois de France durant des siècles. En outre, Louis XVI s'opposait catégoriquement au rassemblement près de Paris d'un camp de vingt-cinq mille hommes dont il craignait les excès.

Le temps était superbe. Il faisait l'une de ces belles journées ensoleillées qui promettent la chaleur. C'est elle qui, tout à l'heure, chaufferait les esprits jusqu'à un brutal débordement de haine et à l'envahissement du " château "...

Pour le moment, la résidence royale était encore tranquille sous la protection de la Garde nationale, et, pour le Roi et sa famille, celle des Suisses et de la Garde constitutionnelle, qui déguisait depuis quinze jours les gardes du corps dont l'Assemblée avait exigé le licenciement. Dans son appartement, la reine Marie-Antoinette était à sa toilette au milieu de ses femmes et, dans son antichambre, le marquis de Pontallec attendait d'être admis en compagnie du vieux duc de Nivernais et de quelques rares fidèles. Dans les jardins les oiseaux chantaient, les rosés, les lys et les giroflées embaumaient, cependant qu'au-dessus de la Seine deux mouettes aventureuses cherchaient pâture.

Quelques instants encore et l'émeute ferait éclater cette image paisible sous sa vague de violence...

On était le 20 juin 1792...

CHAPITRE II

UN PORTEUR D'EAU

Trois jours plus tard, Josse de Pontallec debout devant un miroir examinait d'un oil critique la très soigneuse toilette qu'il venait de faire pour aller souper à l'ambassade de Suède. Une ambassade privée d'ailleurs de son titulaire, le baron de Staël-Holstein ayant été rappelé par son roi depuis février dernier à cause de sa femme, née Germaine Necker, dont le tort était de montrer trop de sympathie aux idées nouvelles. Pas autrement troublée pour autant, celle-ci faisait à présent les honneurs des beaux salons de la rue du Bac. C'était, en effet, une jeune femme d'une grande indépendance d'esprit, peu attachée au lien conjugal et qui, riche de surcroît - son père le banquier suisse Necker avait été ministre des Finances du roi Louis XVI -, appréciait surtout dans son époux le rang social et le titre d'ambassadrice qu'elle lui devait. Pour le reste, elle ne voyait aucune raison d'aller geler au nord de l'Europe quand la vie à Paris pouvait être encore si agréable.

Les foucades de Mme de Staël et son esprit étincelant amusaient fort l'époux d'Anne-Laure. En outre, il ne lui déplaisait pas d'avoir pris pied dans un milieu peu suspect d'indulgence envers la politique des Tuileries, tout en restant suffisamment attaché au principe royal pour souhaiter le salut du Roi et de sa famille. Enfin, c'était chez la baronne qu'il avait rencontré pour la première fois l'une des habituées de la maison, la ravissante Charlotte de Sinceny, une jeune veuve plus riche de beauté que d'écus, qui fréquentait volontiers une maison où la fortune demeurait solide en dépit des difficultés du temps.

Très vite, Mme de Sinceny avait jeté son dévolu sur Josse de Pontallec. Non seulement il était extrêmement séduisant, mais on savait que la fortune maritime et terrienne de sa femme n'était pas de celles que l'on dilapide facilement. De son côté, le marquis éprouvait pour la belle veuve l'un de ces caprices violents qui se changent parfois en passion. S'il n'en était pas encore là, il s'avouait volontiers qu'il n'en était pas loin. L'expérience vécue le jour où Charlotte était devenue sa maîtresse restait inoubliable. Même pour lui car peu de femmes joignaient à des appas si somptueux une science amoureuse aussi subtile que raffinée, capable d'éviter à un homme les déboires de la lassitude. Aussi Josse savait-il que, pour garder une telle femme, il était capable de folies. Surtout s'il réussissait à s'approprier les biens d'Anne-Laure... Ce qui ne tarderait plus guère.