Personnage hors du commun que ce Louis Philippe Jules Barbon (il devait à son parrain ambassadeur de Venise ce prénom frisant le ridicule) Mancini-Mazarini. Il était le petit-fils du séduisant Philippe Mancini qui avait été le neveu chéri du cardinal Mazarin et le frère de la belle Marie pour laquelle le jeune Louis XIV voulait refuser l'Infante. Son titre de duc de Nivernais, il le devait à son père Philippe Jules François duc de Nevers qui, pour des raisons obscures, lui avait fait abandon - alors qu'il n'avait que quatorze ans ! - de ses droits et privilèges sur le duché tout en conservant le titre de duc de Nevers. Devenu donc duc de Nivernais, le jeune " Barbon " s'en était accommodé si bien qu'à la mort de son père survenue en 1769, à l'âge avancé de quatre-vingt-douze ans, il ne jugea pas utile de changer en Nevers un nom si connu. Il resta Nivernais comme devant.

Marié jeune à Hélène Angélique Phélipeaux de Pontchartrain, il en avait eu trois enfants : un fils qu'il avait eu l'inguérissable douleur de perdre adolescent à la suite d'un " mal gangreneux à la gorge ", et deux filles. Fin, cultivé, collectionneur impénitent comme il convenait à un Mazarin, ami de la marquise de Pompadour et assez apprécié de Louis XV pour être nommé ambassadeur par trois fois - à Rome, Berlin et Londres -, il faillit devenir gouverneur du Dauphin, futur Louis XVI, mais refusa le poste : la mort de son fils lui laissait peu de goût pour l'éducation d'un jeune garçon. Il n'en demeura pas moins fidèlement attaché au jeune Prince.

Sa femme étant morte d'une longue maladie en 1782, il se remaria quelques mois plus tard avec la veuve du marquis de Rochefort... et la perdit au bout de trois mois! Louis XVI, alors, en fit un ministre d'État afin que ses qualités de diplomate et de politique ne sombrent pas dans la douleur. Et un bon ministre : par ses conseils il contribua largement à des mesures apaisantes pour le peuple. A Nevers, il avait même installé une Assemblée provinciale bien avant les États généraux dont il jugea d'ailleurs la réunion prématurée. Constatant par la suite que la politique s'engageait dans une situation sans issue, il donna sa démission en annonçant à ses amis :

- Ce qui nous attend, à présent, c'est la prison ou la mort !

Ce qui ne l'empêcha pas de refuser l'émigration et de se rendre chaque matin, fidèlement, au lever du Roi. En cette année 1792, il était âgé de soixante-seize ans... C'est auprès de lui qu'Anne-Laure se rendit quelques heures plus tard.

Avec une sollicitude inattendue, Josse lui avait laissé le cabriolet dont il se servait d'habitude lorsqu'il n'allait pas à cheval. C'était, avec la berline de voyage, la seule voiture qui restait à l'écurie. On n'avait plus de cochers dignes de ce nom, rien qu'un jeune palefrenier, Sylvain, qui s'en tirait bien. C'était donc avec lui qu'Anne-Laure et Bina se rendirent chez celui que l'on commençait à appeler le citoyen Nivernais et qui n'était plus duc que chez le Roi.

Avec beaucoup d'habileté et afin de rester à ce poste d'honneur auprès du souverain auquel il tenait par-dessus tout, le vieux seigneur, sans aller jusqu'à hurler avec les loups, avait jugé plus sage de donner des gages aux nouveaux gouvernants. Ainsi et bien que privé d'une bonne partie de ses revenus par la fameuse " nuit du 4 août ", il signait désormais Mancini-Mazarini et donnait des preuves de bonne volonté en argent (40 000 livres de contribution patriotique, 200 livres pour frais de guerre, 3 000 livres pour l'emprunt fait par la section de son quartier, etc.). Il avait fait don de son château ducal à la ville de Nevers et offrait, par exemple, un drapeau à la garde nationale de la commune de Saint-Ouen dont il possédait toujours le magnifique château jadis construit par Le Pautre. Moyennant quoi, les nouveaux maîtres le laissaient mener sa vie à sa guise tout en le surveillant du coin de l'oil.

Pour la rapide voiture qui amenait sa visiteuse, le chemin n'était pas long de la rue de Bellechasse à la rue de Tournon où le duc habitait toujours le grand et superbe hôtel qui avait été celui de Concini, l'aventurier florentin dont la sottise de Marie de Médicis avait fait un maréchal d'Ancre et que le jeune Louis XIII avait fait " exécuter " par son capitaine des Gardes. Mais on mit pourtant un certain temps à le parcourir. Le peuple n'avait jamais aimé les cabriolets, trop rapides, et Sylvain s'appliqua donc à mener doucement son cheval afin de ne pas encourir le mécontentement des passants. Même à cette allure sage, l'élégant équipage attirait plus de regards courroucés qu'amicaux :

- Je me demande si Madame la marquise n'aurait pas mieux fait de prendre un fiacre, soupira-t-il, quand un caillou eut ricoché sur sa caisse vernie. Il y en a de plus en plus dans Paris maintenant pour remplacer les voitures particulières qu'on ne va plus pouvoir sortir.

- M. le marquis sort avec celle-ci tous les jours et il ne lui en est encore rien arrivé, bougonna Bina. Ça ne serait pas que tu aurais peur, Sylvain ?

- Pas plus qu'un autre mais, par les temps qui courent, moins on se fait remarquer et mieux ça vaut.

Anne-Laure ne se mêla pas au débat. Peu habituée à prêter attention à ce qui n'était pas son univers clos, elle ne pouvait s'empêcher, cependant, de remarquer combien la rue avait changé. De joyeuse et animée, surtout aux abords du marché Saint-Germain, elle était devenue sombre et presque silencieuse. Beaucoup de boutiques gardaient leurs volets clos à la suite du chômage entraîné par la fermeture des hôtels particuliers et des couvents. C'étaient surtout celles des orfèvres, des perruquiers, des coiffeurs, des marchandes de mode ou de colifichets, des pâtissiers, des traiteurs et de tous ceux qui touchaient plus ou moins au luxe d'antan. Des groupes désouvrés, composés surtout d'hommes en " carmagnole " [i] et pantalons rayés, erraient au hasard ou se groupaient sous les ormes de la petite place Saint-Sulpice ménagée entre l'église aux portes closes, aux cloches muettes et les hauts murs du séminaire vide. Quelques femmes aussi en cotillon plat, fichu croisé sur la poitrine et grand bonnet à bavolet piqué d'une cocarde, se mêlaient à eux ou restaient entre elles. Tous ces gens avaient l'air d'attendre quelque chose. Mais quoi?

Après avoir longé le chevet de l'église, la voiture tourna dans la rue de Tournon qu'elle remonta en direction du Luxembourg avant de s'apprêter à franchir le portail grand ouvert du vaste hôtel construit à la fin du règne d'Henri IV.

A la surprise de Sylvain, un garde national, la pipe à la bouche, qui montait là une faction nonchalante, lui barra le passage :

- Et où tu prétends aller comme ça, mon gars, mâchonna-t-il.

- Ça se voit, je crois ? J'amène une visite pour Monsi... pour le citoyen Nivernais. Et toi, qu'est-ce que tu fais là? Il ne lui est rien arrivé de fâcheux j'espère ?

- Fâcheux? Quand on est là pour veiller sur lui? Tu veux rire?... J'explique, ajouta l'homme en tirant enfin sa pipe éteinte de sa bouche. Le citoyen Nivernais il est pas bête du tout. Il a compris qu'en offrant un poste à la Garde nationale, il serait gardé du même coup. Et en plus il nous entretient. Pas mal d'ailleurs ! C'est un brave petit vieux. On l'aime bien...

- Nous aussi, répliqua Sylvain. Même qu'il y a, dans la voiture une d... une citoyenne qui vient prendre de ses nouvelles et qui voudrait bien le voir...

- Moi j'ai rien contre. Pour c'qui est des nouvelles, il va plutôt bien mais pour c'qui est de le voir il est pas là !

- Comment pas là ? intervint Mme de Pontallec. Mais il est malade !

Le factionnaire partit d'un bon gros rire :

- Malade ? Eh ben ! pour un malade il galopait drôlement vite tout à l'heure quand on est venu le chercher.

Une brusque angoisse serra la gorge de la jeune femme. Tout de suite, elle imagina le pire :

- Sauriez-vous me dire qui est venu le chercher?

Elle s'attendait qu'on lui réponde " les section-naires " du quartier et s'impatienta en voyant qu'au lieu de lui répondre, l'homme rallumait tranquillement sa pipe :

- Je vous en prie, dites-moi qui est venu ?

En réponse, il lui envoya un coup d'oil rigolard et souffla un long jet de fumée :

- Allons, faut pas vous affoler comme ça, citoyenne! L'est pas allé bien loin : juste là-bas, d'l'autre côté d' la rue. C't' un " officieux " qu'est venu d'la part de... Oh, ben tenez ! Le v'ia qui s'en revient.

En effet, Anne-Laure qui était descendue de voiture aperçut, traversant d'un pas vif la rue de Tournon selon une longue diagonale, une silhouette noire couronnée d'un tricorne à l'ancienne mode posé sur une perruque poudrée et qui agitait une canne au-dessus de sa tête en signe d'allégresse. M. de Nivernais courait presque en rejoignant la jeune femme :

- Vous voilà donc de retour, ma chère petite ! Dieu en soit loué !... J'étais d'une inquiétude à votre sujet !

- Vous étiez bien le seul, mon cher duc ! Josse, lui, n'était pas inquiet le moins du monde et...

- Holà, holà, holà ! intervint le factionnaire. Les ci-devant ducs, marquis et tout le saint-frusquin, ça a plus cours dans les rues ! Pour les simagrées, vaut mieux faire ça à l'intérieur.

Nivernais eut un sourire qui fit pétiller ses yeux sombres et lui rendit ses vingt ans. A soixante-seize ans, il jouissait d'une excellente santé et gardait, en dépit de quelques rides, un beau visage aux traits fins -chez les Mancini la beauté se transmettait d'une génération à l'autre -dont le front haut et dégagé annonçait l'intelligence; les chagrins avaient estompé, adouci l'expression de hauteur naturelle.

- Vous avez tout à fait raison, Septime, mon ami ! Venez, ma chère !

Et, glissant familièrement son bras sous celui de sa visiteuse, il l'entraîna vers l'entrée de sa demeure où celle-ci s'aperçut avec surprise qu'il n'occupait plus que quelques pièces au seuil desquelles un serviteur, presque aussi âgé que son maître, le débarrassa de son chapeau, de ses gants et de sa canne.