En revenant du Temple, Pitou était sombre. Il avait appris que le jour de Noël, Louis XVI avait rédigé son testament aussitôt remis au Conseil du Temple. Quelques pages lourdes de piété, de charité, de renoncement et de grandeur qui donnèrent cependant à rire à certains de ceux qui les lurent. N'écrivait-il pas : " Je recommande à mon fils, s'il avait le malheur de devenir roi... " ?
- On s'arrangera, dit quelqu'un, pour que ce malheur ne lui arrive pas !
Les yeux durs et les poings serrés, Batz écouta ce rapport.
- On dirait, conclut Pitou, que le Roi s'attend à une sentence de mort...
- Ceux qui vont mourir ont parfois de ces presciences. C'est à nous d'agir dès à présent comme si ce malheur devait arriver.
Au soir de la Saint-Sylvestre, se réunirent autour de la table ceux qui étaient à la fois les amis les plus proches de Batz et ses agents les plus sûrs : Pitou, Devaux, le marquis de La Guiche, le banquier Benoist d'Angers, le comte de Sartiges, Bal-thazar Roussel, jeune rentier de vingt-quatre ans habitant rue Sainte-Anne et possédant de grands biens, que le goût de l'aventure et une véritable admiration attachaient à Batz, les deux frères de Lézardière, Pierre-Jacques Lemaître, l'imprimeur Pothier de Lille, et enfin, plus inattendu, l'ancien épicier Cortey, chef de la force armée de la section Le Peletier, qui commandait parfois la garde du Temple. Deux femmes seulement, Marie et Laura, au milieu de cette assemblée d'hommes élégants faisaient les honneurs et l'ornement de la table somptueusement servie.
Quand le dernier coup de minuit eut sonné à la grande pendule de parquet vers laquelle tous les yeux étaient tournés, Jean de Batz se leva, une flûte de Champagne à la main :
- A cette année qui commence, messieurs, mais d'abord au Roi !
Tous se levèrent d'un même mouvement et d'une même voix répétèrent : " Au Roi ! " Batz poursuivit:
- Que Dieu le protège et le garde en nous permettant de l'arracher à ses bourreaux, ainsi que la Reine et son auguste famille, et pour que régnent à nouveau sur la terre de France la Justice et le Droit, la Paix et la Liberté !
On trinqua, on but puis chacun reprit sa place. Seul, le baron resta debout :
- Le 15 de ce mois de janvier, la Convention procédera au vote nominal pour statuer sur le sort qu'elle réserve à Louis XVI. Tenez-vous prêts, au cas où elle voterait la mort, à réunir tous ceux qui veulent se dévouer dans le sous-sol de la maison que vous connaissez tous, rue de la Tombe-Issoire, afin d'achever la mise au point du plan de sauvetage que j'élabore en ce moment. Le rendez-vous sera à dix heures du soir, le 17 janvier, et le mot de passe vous sera communiqué en temps utile... Oui, monsieur Lemaître ? ajouta-t-il pour celui qui venait de lever la main.
- Il n'y a pas assez longtemps que je suis avec vous. Je ne connais pas cette maison.
- Devaux vous l'indiquera. Messieurs, je vous souhaite à tous une bonne et heureuse année !
Il fit alors le tour de la table pour aller embrasser Marie dont les yeux tendres ne le quittaient pas.
- Bonne année, mon cour! Vous êtes ce que j'ai de plus cher au monde !
Trop émue pour répondre, elle lui rendit son baiser avec des larmes aux yeux. Puis il se tourna vers Laura, prit sa main et la baisa :
- Bonne année à vous aussi, chère Laura! Le plus joli de mes soldats de l'ombre.
- Le plus dévoué aussi... Dieu vous protège pour le bien de tous !
Elle avait répondu avec une parfaite sérénité apparente; pourtant ce fut à cet instant précis qu'elle prit conscience de l'amour qu'elle lui portait. Peut-être à cause de cette envie brûlante qu'il la prenne elle aussi dans ses bras pour lui donner un baiser, un vrai! Pas une consolante caresse comme celui de l'autre soir lorsque Marie l'avait ramenée à Charonne!... Un amour dont elle savait à présent qu'il l'habiterait jusqu'à la fin de sa vie, sans jamais obtenir de lui autre chose que l'estime et l'amitié. Il était voué au Roi et il aimait Marie. C'était plus que suffisant pour emplir ce cour ardent !... Elle se jura alors qu'il n'en saurait jamais rien. Sauf à l'heure suprême, si le bonheur lui était donné de mourir avec lui...
En se détournant pour accueillir les voux des autres conjurés, elle rencontra le regard d'Ange Pitou fixé sur elle avec une intensité qui la fit rougir. Se pourrait-il qu'il l'eût devinée? Il était son ami et elle pensa qu'il la connaissait bien, alors elle voulut le rassurer. D'un geste spontané, elle lui tendit ses deux mains :
- Voulez-vous m'embrasser, cher Pitou... pour mieux sceller nos voux de bonne année ?
Elle éprouva alors de la joie parce que, en approchant son visage de celui du jeune journaliste, elle le vit rayonner... Au moins, ce soir, elle aurait fait un heureux !
- Messieurs, ils ont voté la mort !
Aucune fêlure dans le bronze de cette voix que renvoyèrent à l'infini les échos de la carrière désaffectée. Debout sur une grosse pierre, Batz laissa son regard errer sur tous ces visages levés vers lui. Ses amis avaient bien travaillé car ils étaient environ cinq cents à l'avoir rejoint dans la maison de la rue de la Tombe-Issoire dont les caves offraient une ouverture sur les anciennes carrières de Mont-souris.
Le murmure qui parcourut l'assemblée s'amplifiant jusqu'au grondement, il l'apaisa d'un geste de la main.
- Nous manquons de temps pour l'indignation, messieurs. Il nous faut agir à présent car non seulement ils ont voté la mort mais sans sursis. Le Roi sera exécuté dans trois jours : le 21 au matin.
- Cela ne nous laisse guère de temps, lança Cortey, l'ancien épicier. Les hommes de la section Le Peletier ne seront pas de garde au Temple avant une semaine...
- Aussi ne tenterons-nous rien au Temple. Nous enlèverons le Roi sur le chemin de l'échafaud. Je m'attendais à ce verdict et mes dispositions sont prises !
Sous la lumière jaune des quelques lanternes posées ça et là, Batz vit scintiller les regards de ces hommes avides de livrer combat. Le commissaire Lepitre que Pitou avait récupéré leva la main et dit:
- Il faudra aussi enlever le confesseur. Sa Majesté a demandé le secours de l'abbé Edgeworth de Firmont qui habite 483, rue du Bac, ce qui lui fait courir un grand danger. Si on enlève le Roi et qu'on laisse l'abbé, il sera écharpé... mais peut-être n'acceptera-t-il pas...
- Oh si, il acceptera! dit l'un des hommes du premier rang. Je connais l'abbé de Firmont qui était le directeur de conscience de Madame Elisabeth. C'est un homme admirable, d'une foi et d'un courage exceptionnels...
- Soyez certains que j'y avais songé, dit Batz. A présent il nous faut prendre nos dispositions...
- Un instant, lança une voix forte venue des profondeurs de la caverne. Je voudrais, moi, en savoir davantage. Qui a voté la mort ?
- La sentence a été rendue à une voix de majorité... celle du duc d'Orléans. Il a dit : " Uniquement préoccupé de mon devoir, convaincu que tous ceux qui ont attenté ou qui attenteront par la suite à la souveraineté du peuple méritent la mort, je vote pour la mort ! "
Un silence fait de stupeur et d'horreur incrédule s'étendit sur tous ces hommes prêts à risquer leur vie. Il était le même que celui qui s'étendit sur la Convention, dont Batz entendait encore l'écho dans sa mémoire. Il y avait eu ensuite un murmure d'horreur et personne, même chez les enragés de la Montagne, n'applaudit celui qui trahissait ainsi sa caste et son sang, et puis des huées. Blême, le citoyen Philippe Égalité était descendu de la tribune en titubant....
- Une seule voix, fit avec amertume le marquis de La Guiche, et il fallait que ce soit celle-là ! Il avait pourtant promis à ses proches de s'abstenir....
- Il mourait de peur. Comme beaucoup d'autres. Chaque vote demandant l'exil ou la prison à vie était accueilli par des menaces de mort! Depuis trois jours, la Convention vote sous les poignards !
Trois jours en effet. Il avait fallu trois jours pour répondre aux trois questions posées. Louis est-il coupable ? Le jugement sera-t-il soumis à la ratification du peuple dans son ensemble (autrement dit au référendum!) et enfin, quel châtiment doit-il recevoir ?
Batz avait assisté à la dernière séance, les deux autres lui ayant été rapportées fidèlement par son amie Lalie. Il y était allé sous son aspect habituel, suprêmement élégant en frac noir, gilet et cravate blancs, culotte noire et bottes à l'écuyère. Il voulait voir mais aussi être vu de ceux, comme Thomas Paine, qui devraient lui répondre de leur vote. L'Américain avait eu un sourire et un haussement d'épaules mais il avait demandé l'exil : " Tuez le roi, dit-il, mais pas l'homme! Vous n'en avez pas le droit. " Chose étrange, des femmes l'avaient applaudi. Ces mêmes femmes qui avaient pour Batz des regards complaisants...
Car il y en avait beaucoup. Pendant ces journées tragiques, la Convention s'était muée en salle de spectacle. " ... le fond de la salle était transformé en loges où des dames, dans le plus charmant négligé, mangeaient des glaces, des oranges, buvaient des liqueurs. On allait les saluer. On revenait. Les huissiers faisaient le rôle des ouvreuses à l'Opéra. On les voyait à chaque instant ouvrir les portes des tribunes de réserve et y introduire galamment les maîtresses du duc d'Orléans caparaçonnées de rubans tricolores [xvii]. " Mais tout ce déballage indécent avait fini par disparaître, occulté par le drame en 749 tableaux qui se jouait à la tribune où défilaient tous ces visages sombres, inquiets, tendus, dont la bouche s'ouvrait trop souvent sur le mot fatal : la mort! Le seul mot que voulaient entendre les troupes de Marat et des extrémistes qui gardaient les portes de la salle... Une surprise pourtant : Manuel, procureur de la Commune, l'un de ceux du 10 août, l'homme qui avait enfermé la famille royale à la tour du Temple et qui venait presque chaque jour s'assurer qu'elle y était toujours, vota pour le bannissement. Il tenta même de subtiliser certains bulletins - on votait par écrit en même temps qu'oralement - défavorables à l'accusé... et faillit pour cela se faire écharper...
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