A présent qu'elle y reposait, sa mère se sentit un peu moins malheureuse. Autour d'elle, la nuit était semblable à toutes celles de jadis au temps d'été : aussi bleue, aussi étoilée. La forêt toujours aussi dense et aussi parfumée. Autour de Komer blessé comme autour de Komer intact, elle semblait vouloir prendre ce château dans ses bras pour bercer sa souffrance...

Une main ferme la tira brusquement en arrière, la sortant de sa rêverie :

- Faites excuse, Madame la marquise, mais vous me sembliez bien partie pour aller droit dans l'étang ! dit le vieux Conan.

La jeune femme vit alors qu'elle s'était dirigée vers le lac et qu'entre ses pieds et l'eau sombre, ne restait qu'une étroite bande de terre. Elle réussit alors à sourire au bon visage inquiet.

- Je ne le voulais pas, Conan, et je vous demande pardon. Pourtant ce ne serait peut-être pas si mal d'aller à la recherche du palais de Viviane. Souvenez-vous! Mon cher parrain le décrivait si bien quand j'étais petite !

- Sans doute, mais la mort qu'on se donne à soi-même n'est pas le bon chemin pour s'y rendre. Pas plus qu'au Paradis ! Vous n'y retrouveriez pas la petite Céline et ce serait un grand péché !

Le péché, Anne-Laure s'en souciait peu. Même au couvent, elle n'avait jamais été dévote, mais faire de la peine à ce vieil ami était trop injuste.

- N'ayez pas peur! Je ne ferai jamais cela. Je vous le promets.

- A la bonne heure ! Venez plutôt vous réconforter chez nous. Barbe est rentrée pour activer le feu et vous préparer quelque chose de chaud et aussi un bon lit. Votre cocher pourra dormir dans l'étable.

- Merci, mais puisque je ne peux plus habiter ma maison, il vaut mieux que nous repartions tout de suite. La nuit s'achèvera bientôt et je ne veux pas vous compromettre...

- On n'a rien à craindre de ceux d'ici et vous non plus. On vous y a toujours aimée...

- Je sais et je ne vous cache pas que j'espérais rester; ce n'est plus possible et, si ma présence était connue, vous pourriez avoir à en souffrir. Quand les choses changent, les gens changent aussi...

- Nous sommes vieux, Barbe et moi. Qu'est-ce qu'on pourrait bien redouter à nos âges ?

- On ne sait jamais et j'ai besoin que vous restiez en vie pour garder ce que j'avais de plus précieux.

Tout en parlant, le vieil homme et la jeune femme remontaient vers les murs couverts de lierre de l'ancienne enceinte sous laquelle on avait dissimulé la voiture. Une grande ombre s'en détacha et vint à eux :

- Si Madame la marquise le veut nous pouvons repartir, dit Joël Jaouen. Les chevaux sont assez reposés pour gagner sans peine le prochain relais...

- Ça va bien pour les chevaux, reprocha Conan, mais songe un peu à ta maîtresse, garçon ! Elle n'a pas pris un instant de repos, elle !

- C'est que le jour va bientôt se lever et qu'il ne fait pas bon s'attarder ici...

- Nous partons, Jaouen! soupira Anne-Laure. Le temps d'embrasser ma chère Barbe. Mais je reviendrai, ajouta-t-elle en prenant le vieil homme dans ses bras, et, si Dieu le veut, je rebâtirai ma maison...

C'étaient tout juste les mots qu'il fallait dire. Un moment plus tard, lestée de bénédictions, de souhaits de bon voyage et de quelques provisions pour la route, Mme de Pontallec remontait en voiture, jetant un dernier regard à la petite chapelle.

- Nous veillerons bien sur elle, assura Barbe qui saisit ce regard au passage.

Le ciel commençait à pâlir quand la berline s'engagea sous le couvert de la forêt. La tête appuyée aux coussins, Anne-Laure s'efforçait de ne pas penser, de regarder seulement défiler les grands arbres qu'elle aimait. Elle avait tellement espéré rester là! Au moins jusqu'à la fin de ces troubles dont jusqu'à présent elle ne se souciait guère. Et voilà que son cher asile n'existait plus ! Quelle tristesse!...

Par la vitre ouverte, les senteurs fraîches du sous-bois envahissaient la voiture et avivaient les regrets de la jeune femme. Il était dur de quitter ce beau pays pour retourner au cour de la fournaise parisienne. Un instant, elle caressa l'idée d'aller à Saint-Malo près de sa mère, et pour en recevoir quel accueil? Personne ne pouvait prédire à l'avance l'humeur de Marie-Pierre de Laudren et si elle était à l'orage, Anne-Laure savait qu'elle ne le supporterait pas. Alors autant rentrer !

Et puis, soudain, elle pensa à son époux, découvrit en elle une soudaine envie de le revoir. Après tout, il venait lui aussi de cette terre bretonne que tous deux aimaient... Il en avait la dureté mais aussi la force et, s'il ne rendait pas à sa femme l'amour encore si chaud qu'elle retrouvait sous sa douleur, il n'en était pas moins " son " mari ; s'il ne partageait pas ses plaisirs avec elle, il consentirait peut-être à courir avec elle les dangers des temps nouveaux. Qui pouvait dire, même, si les épreuves à venir ne les rapprocheraient pas ?

Anne-Laure ferma les yeux pour mieux savourer cette pensée douce et consolante mais, soudain, la voiture ralentit, s'arrêta. La jeune femme ouvrit les yeux, se pencha à la portière et vit que l'on était toujours dans la forêt.

- Que se passe-t-il ? Nous avons un incident ? Descendu de son siège, Jaouen vint au marchepied :

- Aucun, Dieu merci! Simplement... je voudrais parler à Madame la marquise sans que l'on puisse nous entendre et, pour cela, l'endroit me paraît bon.

- Me parler ? Mais de quoi ?

- Madame le saura si elle veut bien descendre et venir avec moi jusqu'à ce tronc d'arbre abattu qui est là-bas. Ce que j'ai à dire est assez difficile ; en m'accompagnant elle me faciliterait les choses. J'ajoute qu'il s'agit d'une affaire grave.

- A ce point?

Elle n'hésita qu'à peine. L'attelage était arrêté auprès d'une petite clairière où coulait une source. L'endroit était charmant, plein de chants d'oiseaux et enveloppé par l'aurore d'une divine lumière.

- Allons! dit-elle. Après tout nous ne sommes pas si pressés!...

Jaouen ouvrit la portière, offrit sa main pour aider la jeune femme à descendre et la conduisit jusqu'à un tronc moussu où il la fit asseoir après s'être assuré qu'elle ne risquait pas de se salir. Il y eut alors un silence qui laissa la parole aux bruits de la forêt. Pour la première fois depuis qu'elle le connaissait, Mme de Pontallec examina le serviteur de son mari.

Jusqu' à leur départ commun, il était pour elle à peine plus qu'un étranger. Frère de lait de Josse, il ne l'avait jamais quitté, le suivant à Versailles depuis le château paternel avec des fonctions variées qui avaient été celles d'un petit valet puis d'une sorte de secrétaire et enfin de confident. Il ne faisait que de rares apparitions rue de Belle-chasse et Anne-Laure n'avait jamais accordé beaucoup d'attention à ce garçon silencieux qui était l'ombre de Josse.

A mieux le regarder dans cette solitude au milieu des bois où il prenait un vrai relief, elle vit que c'était un homme de haute taille dont l'allure n'était pas dépourvue d'une certaine noblesse. Il y avait aussi de l'intelligence dans le visage aux traits accusés qui s'ordonnaient autour d'un nez assez fort et de deux yeux d'un gris nuageux abrités sous d'épais sourcils bruns.

Conscient de cet examen, Joël Jaouen ne disait rien. Il se tenait debout devant Anne-Laure, son chapeau à la main, sans gêne mais sans effronterie, attendant simplement qu'elle parle.

- Eh bien, soupira-t-elle enfin. Je vous écoute. Qu'avez-vous à me dire?

- Puis-je me permettre de poser une... ou plutôt deux questions ?

- Faites!

- Où allons-nous? Et... pourquoi y allons-nous?

- Mais... nous allons à Paris, bien sûr!

- Alors je répète : pourquoi y allons-nous? Pourquoi Madame la marquise veut-elle retourner dans cette ville dont elle n'a rien de bon à attendre? Madame ne semble pas s'en être vraiment aperçue, mais la Révolution existe et ne fait même que commencer. Le pouvoir royal n'est déjà plus qu'un souvenir, les églises sont vides, les couvents ferment et, bientôt, les hommes de bonne volonté qui ont voulu la liberté et le bonheur du peuple seront submergés par la lie qui commence à remonter des bas-fonds. Une foule de gens sans aveu s'apprête à la curée et d'autres y arrivent par toutes les routes de France. Paris bouillonne et Paris explosera. Alors, vous qui êtes sortie de cet enfer, n'y rentrez pas !

Mme de Pontallec ne chercha pas à cacher son étonnement :

- Vous semblez bien renseigné? D'où tenez-vous ces nouvelles terrifiantes?

- De partout. Je regarde, j'écoute, je lis les gazettes, j'entends les bruits de la rue et il m'arrive d'entrer dans les cafés. Nous allons vers une catastrophe sans précédent pour la noblesse... et j'ose supplier Madame la marquise de rester en Bretagne !

- La croyez-vous plus sûre après ce que nous venons de voir? Et puis, où voulez-vous que j'aille puisque Komer est inhabitable? A Pontallec? En admettant qu'il soit encore debout, je n'aime pas ce château. Il est habité par trop de légendes sinistres pour que les révolutionnaires laissent passer une si belle occasion d'en tirer une exemplaire vengeance...

- Alors La Laudrenais? Ou, mieux encore, à Saint-Malo même auprès de Madame votre mère.

- La Laudrenais est fermée. Ma mère y va rarement. Quant à notre maison de la ville, ma mère ne m'y accueillerait pas volontiers. Elle me renverrait sans hésiter à mon époux et elle aurait raison. Je vous remercie, Jaouen, de vous soucier de mon bien-être mais ma place est auprès de votre maître. Surtout si les temps se font difficiles. Aussi je crois avoir répondu à vos questions et nous pouvons repartir.

Elle se leva en secouant ses jupes où s'attachaient des brindilles, mais lui se dressa devant elle, barrant le passage.