Le roi était alors à Tyr chez son Chancelier, mais il revint à francs étriers, rappelé par Hugues de Tibériade, l’époux de la sœur d’Helvis qui faisait alors office de gouverneur mais ne pouvait prendre la décision de chasser les « croisés » sans l’aveu du roi. Il tint cependant à celui-ci un langage plein d’énergie :

— Je connais bien ces gens-là. Avec eux, il faut employer la manière forte : ils ne connaissent qu’elle !

En foi de quoi on appela la population aux armes tandis que l’on mettait femmes et enfants à l’abri dans la Citadelle que tenaient depuis toujours les Hospitaliers, mais on n’eut pas à en venir aux mains : les chefs des indésirables « croisés », ayant compris qu’ils allaient se faire écharper, se hâtèrent de les faire sortir de la ville et d’installer leur camp dans la campagne, autour du château de Montfort qui avait appartenu un temps à Jocelin de Courtenay(37).

Malheureusement, la déclaration de croisade de l’empereur Henri VI avait résonné un peu trop fort aux oreilles du nouveau sultan, Malik al-Adil, frère de Saladin. Se jugeant défié, celui-ci envoya un corps expéditionnaire piller Jaffa. Il fallait reprendre les combats !

Henri n’hésita pas et rassembla des troupes pour les envoyer au secours de sa ville.

N’ayant pas l’intention de les mener lui-même, il voulut les passer en revue avant leur départ et ordonna qu’elles défilassent devant son palais. Il se plaça alors à une fenêtre haute, que ne défendait aucun balcon, pour répondre joyeusement aux acclamations des soldats et de la foule. Pourquoi fallut-il qu’à cet instant on lui annonçât une délégation de Pisans, qu’il se retournât pour la voir entrer et lui intimer d’attendre ? En voulant revenir à sa précédente position, il perdit l’équilibre, bascula et vint se fracasser devant ses gardes épouvantés…

Le chagrin d’Isabelle fut violent, bien plus même qu’elle ne l’eût imaginé. Elle se jeta en larmes sur le corps de son époux en le suppliant de revenir, de ne pas l’abandonner. Il lui avait donné quatre années de sérénité et d’une sorte de bonheur tranquille qu’elle ne retrouverait jamais. Il faudrait de nouveau souffrir, subir…

Le corps d’Henri ne reposait pas depuis vingt-quatre heures dans la crypte de la cathédrale Sainte-Croix qu’elle se retrouvait confrontée à son destin. Un destin incarné cette fois par les Maîtres du Temple et de l’Hôpital : Gilbert Erail et Geoffroy du Donjon, le Patriarche Aimery Le Moine, le Chancelier Josse de Tyr et les principaux barons du royaume. Leur discours était aussi clair qu’accablant : la reine devait reprendre époux et sur l’heure ! Le royaume ne pouvait se passer d’un roi énergique en ce temps où la guerre menaçait à nouveau. Elle était reine et la couronne passait avant tout, même avant sa très légitime douleur !

Ce fut un moment terrible. Jamais Isabelle n’avait ressenti à ce degré le poids de la royauté. Elle n’avait plus le droit d’être une femme. Rien qu’une sorte d’être hybride faisant corps avec le trône, à qui l’on déniait jusqu’à l’ombre d’un sentiment.

Son regard bleu pâli par les larmes fit le tour des visages fermés, résolus qui ne voyaient en elle que le cercle d’or et de pierreries posé sur ses voiles de deuil. Deux d’entre eux seulement laissaient deviner un peu de compassion : le cher Balian, bien entendu, et Hugues de Tibériade.

— Je suppose, dit-elle d’une voix qu’elle s’efforçait de raffermir, que votre choix est arrêté, messeigneurs ?

Le Patriarche allait répondre mais Tibériade le devança :

— J’ose proposer à la reine mon frère Guillaume qui est sage, réfléchi, vaillant et preux chevalier. Fort attaché en outre à la terre que nous aimons tous… ainsi qu’à votre personne, noble Isabelle !

— Vous oubliez, mon ami, répondit la jeune femme, qu’il est fiancé à ma sœur Marguerite et que Marguerite l’aime. Je n’accepterai jamais de briser un amour, de faire trois malheureux quand une seule suffit à votre exigence à tous. Alors, qui d’autre ? ajouta-t-elle avec lassitude.

— Le nouveau roi de Chypre, qui est aussi notre ancien Connétable, proposa le Patriarche. L’épouser serait réunir les deux royaumes et il a toutes les qualités d’un grand souverain.

En effet, depuis la mort de Guy de Lusignan survenue trois ans plus tôt, Amaury, son frère, lui avait succédé.

La réponse d’Isabelle fut un cri d’indignation :

— Vous voulez que moi, j’épouse l’ancien amant d’Agnès de Courtenay ? L’homme qui avait osé s’élever contre mon seigneur époux ? Suis-je donc à vos yeux un simple objet que l’on peut jeter dans n’importe quel lit ? Je suis lasse de me marier, vous entendez ? Lasse… et écœurée ! On m’a démariée du gentil Onfroi de Toron pour me livrer à Conrad de Montferrat qui a été assassiné, puis mariée contre notre gré à tous deux au noble comte de Champagne, mon époux regretté, et voilà qu’à présent…

Le grand Templier sortit du rang et s’avança vers elle. Déjà âgé mais plein de noblesse, de vaillance et de sagesse, Gilbert Erail, par ses vertus, avait rendu au Temple un peu de son éclat perdu. Sur son beau visage énergique, Isabelle lut la compassion et sa parole fut d’une grande douceur quand il s’adressa à elle dans l’espoir d’atténuer les rigueurs de la raison d’État.

— Le roi Amaury a envoyé des émissaires. Il demande que la reine de Jérusalem accepte de donner sa main au roi de Chypre, réunissant ainsi deux États proches et qui, dès lors, seraient indissolubles. Il faut laisser le passé s’effacer des mémoires et vos loyaux sujets vous portent trop d’affection pour ne pas vous soutenir dans cette épreuve… malheureusement nécessaire ! Réfléchissez, madame !

Isabelle garda le silence puis murmura, se parlant à elle-même plus qu’aux autres :

— Le roi Amaury Ier ! Comme mon père vénéré ! Comme si le temps revenait en arrière ! Quelle dérision !

— Amaury Ier pour Chypre, madame ! Le roi de Jérusalem ne peut être qu’Amaury II, corrigea doucement Josse de Tyr. L’histoire ne revient jamais en arrière !

— Croyez-vous, monseigneur ? Je voudrais pourtant qu’il en soit ainsi… au moins une fois !

Le Conseil dispersé, Isabelle pria son beau-père de demeurer près d’elle. Cependant, elle resta silencieuse quelques minutes, puis, comme n’osant interrompre sa méditation, il l’interrogeait du regard, elle ordonna :

— Allez chercher Thibaut… par grâce ! J’ai besoin de lui !

— Isabelle ! À quoi pensez-vous ? Songez à ce qu’il est, en dépit de l’affection que nous lui portons tous : un Templier qui a rejeté ses vœux, renégat au Christ peut-être ? Vous ne pouvez l’épouser !

— Qui parle de l’épouser ? murmura Isabelle avec une profonde lassitude. Je vous demande de l’aller chercher. Je veux le voir, vous comprenez ? Je le veux ! Et cela avant que Lusignan ne vienne ici ! Sinon… je refuse de l’épouser !

Il n’eut pas le temps d’ajouter une parole : Isabelle secouée de sanglots venait de quitter la salle en courant.

Comprenant qu’il n’y avait rien d’autre à faire, Balian se mit en devoir de lui obéir…


C’était la veille de l’arrivée de Lusignan. Il était tard et le palais dormait, fatigué par les préparatifs des festivités du lendemain, quand Balian d’Ibelin y pénétra suivi d’un chevalier enveloppé d’un grand manteau noir. Une entrée sans rien d’extraordinaire et aucun garde ne leva seulement le sourcil quand il gagna le logis de la reine. Depuis la mort d’Henri, c’était vers elle que convergeaient messagers, envoyés, conseillers ou requêtes à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit… Dans la salle précédant la chambre royale où se tenaient dans la journée les dames de parage ou de suite, il ne trouva que sa fille Helvis et s’en étonna, mais avec un bref sourire elle lui apprit que, depuis son départ, elle passait toutes ses nuits auprès d’Isabelle… pour qu’elle se sente moins seule. Son époux avait trop à faire à Sidon pour s’y opposer. À Thibaut qu’elle avait reconnu du premier coup d’œil, elle murmura :

— Encore un peu de temps et il eût été trop tard, sire chevalier.

Nous n’avons pas perdu une seule seconde, soupira Balian, mais au retour, un vent contraire s’est levé et il s’en est fallu de peu que nous n’arrivions que demain…

— Venez ! Elle n’a que trop attendu !

Prenant Thibaut par la main, elle l’entraîna à sa suite dans la chambre où elle ne resta qu’un instant, tout juste le temps de dire :

— Le voici enfin, Isabelle !

Puis elle se retira, les laissant seuls dans la pièce somptueuse adoucie de tapis, où de grands cierges de cire rouge brûlaient en crépitant dans de hauts chandeliers d’argent, mais laissaient dans l’ombre le vaste lit à fines colonnettes habillé de brocart blanc et rouge. Isabelle, les cheveux dénoués sur son ample dalmatique blanche que les flammes moiraient, était à demi étendue sur les coussins d’une bancelle placée près de la délicate ogive ciselée de la fenêtre où un rosier pourpre s’épanouissait dans un grand pot de terre. En voyant paraître celui qu’elle attendait, elle se leva mais resta là, debout dans les plis neigeux de sa robe dont luisaient les cassures, à le regarder comme si ce regard devait être le dernier.

Lui s’était arrêté, émerveillé de la découvrir plus belle encore que dans les rêves qui tant de fois la lui avaient livrée. Jamais femme n’avait brillé d’un si doux éclat, même si les cernes bleutés de ses grands yeux révélaient des douleurs rendant cette icône de chair plus humaine, plus désirable encore. Lentement il rejeta son manteau, mit un genou en terre et les bras étendus attendit sans qu’aucun mot vînt troubler l’enchantement…

Cet instant magique, tous deux l’avaient vécu des centaines de fois au cours des années de séparation. Ils n’avaient pas besoin de mots pour expliquer ce qu’ils en espéraient. Thibaut savait pourquoi Isabelle l’appelait et, tandis que le bateau le ramenait vers elle, il avait confié au vent chaque mot de sa prière d’amour, sachant qu’elle les avait entendus et qu’il serait exaucé…