— Mets ça quand tu auras fini afin que la couverture puisse sécher. Puis couche-toi ! Tu en as grand besoin…

Renaud ne se le fit pas dire deux fois. Cependant, avant de s’étendre, il s’agenouilla devant la modeste croix de bois noir, pendue à la muraille entre des bouquets d’herbes sèches, pour remercier Dieu d’avoir placé sur sa route obscure la lumière du refuge. Debout, derrière lui, Thibaut priait aussi et prolongea sa prière bien après que le garçon se fut lové dans la paille avec un soupir de bien-être. Ensuite il remit deux ou trois bûches sur le feu, s’assit à nouveau sur une pierre de l’âtre et entra en méditation.

Il pensait bien qu’un jour le garçon viendrait à lui et que ce jour n’était pas éloigné puisqu’il venait d’avoir dix-huit ans, mais pas de cette manière. Pas comme une bête épuisée, traquée par le chasseur, la faim, l’hiver ! Quant à ce qu’il était advenu d’Olin des Courtils et de dame Alais, sa douce et patiente épouse, cela n’avait de nom dans aucune langue chrétienne. Depuis longtemps, il est vrai, lui-même ne gardait plus la moindre illusion sur les ravages que la cupidité et la corruption pouvaient opérer dans l’âme humaine : il les avait, de ses yeux, vues détruire un royaume, le plus sanctifié des royaumes de la terre, celui de Jérusalem. Mais que ces deux démons se fussent emparés d’un homme, d’un bailli dépêché par le roi Louis qu’en dépit de sa jeunesse on disait déjà saint, au point de lui faire oublier les plus élémentaires lois divines et jusqu’à la simple prudence envers la justice royale, cela dépassait l’entendement. Cela aurait dû tout au moins faire réfléchir ce bailli, mais la tentation était peut-être trop forte de se croire maître réel de la puissante et riche comtée dont le seigneur titulaire était absent au point d’avoir vu le jour dans la pourpre impériale de Constantinople. Et pas ici !…

Étrange famille en vérité que ces Courtenay – dont il était lui-même un mince rameau ! – sur lesquels agissait si fort la magie de l’aventure et des terres lointaines. L’ancêtre Athon, fils d’un capitaine apparenté aux comtes de Sens, ne s’encombrait pas de scrupules religieux et se tailla son premier fief de Courtenay dans les terres de la grande abbaye de Ferrières. Il y bâtit un fort château et, avec le concours d’une « haute dame » dont l’histoire n’a pas retenu le nom parce qu’il l’avait peut-être bien oublié lui-même, commença la famille : un fils d’abord et quelques filles puis quatre petits-fils dont deux quittèrent la tour paternelle pour n’y plus revenir. Tandis que Milon, l’aîné, recevait l’héritage et se consacrait à l’agrandir, le second, Jocelin, prit la croix en 1101 et suivit son ami Etienne de Blois en Palestine où il se mit au service de son cousin Baudouin du Bourg, parti plus tôt avec Godefroi de Bouillon, et devenu comte d’Edesse aux frontières de l’Arménie et des terres infidèles. Admirable image de la chevalerie dans ce qu’elle avait de plus noble et de plus pur, Jocelin, beau comme un dieu au demeurant ainsi que le seraient ses descendants, reçut la riche terre de Turbessel, sur la rive occidentale de l’Euphrate. L’ascension de Baudouin du Bourg au trône de Jérusalem sous le vocable de Baudouin II valut à Jocelin la comtée d’Edesse tout entière. Avec l’aide d’une princesse arménienne il y implanta le nom de Courtenay qui allait emplir de son bruit tout le pays entre les deux fleuves et la Méditerranée. Pas pour son bien malheureusement, car le second Jocelin de Courtenay ne vaudrait pas son père et moins encore le petit-fils Jocelin III.

Mais il y avait alors beau temps qu’en France, la seigneurie du Gâtinais à laquelle s’ajoutaient Montargis, Châteaurenard et beaucoup d’autres avaient changé de main.

Le troisième petit-fils d’Athon, Geoffroy, s’en alla lui aussi en Terre Sainte mais beaucoup plus tard que Jocelin : en 1139. Ce fut pour y trouver la mort sous les murs de Montferrand, une forteresse de la comtée de Tripoli que tenait alors l’émir Zengi. Le château fut délivré mais toute l’armée pleura la mort de Geoffroy le preux.

Le dernier des quatre frères, Renaud, n’eut qu’une fille et Milon, l’aîné, n’ayant pas laissé de descendance, cette fille, Elisabeth, se retrouva investie de tout l’héritage familial, ce qui n’était pas peu dire. Au point de tenter le roi Louis VI le Gros qui demanda pour Pierre de France, son septième fils, la main d’Elisabeth. Le mariage eut lieu et le prince Pierre, obéissant alors à une coutume fort répandue – où, quand un cadet de famille, même royale, épousait une héritière, il s’intégrait tout entier dans ce qui devenait son bien –, prit le nom de Pierre de Courtenay et fit abandon de l’écu aux fleurs de lys pour celui aux besants d’or qu’il allait mener beaucoup plus loin qu’il ne l’imaginait. Jusqu’en Palestine lui aussi, où, en 1180, il se rendit avec le comte de Champagne pour aider à desserrer l’étau dont Saladin commençait à étrangler le royaume franc de Jérusalem.

Après avoir mis ordre à ses affaires et intronisé Elisabeth comme dame et maîtresse en toutes choses, il s’en alla vers son destin, laissant derrière lui une magnifique progéniture : sept fils et six filles qu’il ne revit jamais. La mort le prit quelques mois plus tard, alors qu’il défendait le grand château tout neuf du Gué de Jacob dont les pierres blanches offensaient la vue du Sultan…

Pendant ce temps le pré carré de Courtenay s’agrandissait encore. Titré comte d’Auxerre dès sa naissance, le fils de Pierre de France, Pierre II de Courtenay, devenait par un premier mariage avec Agnès de Nevers comte de Nevers et de Tonnerre et, neuf ans plus tard, marquis de Namur par la grâce d’un second mariage avec Yolande de Hainaut. Cependant que son frère Renaud, bientôt rebaptisé Reginald, suivait en Angleterre la reine Aliénor répudiée par Louis VII qui s’en allait porter à Henri II Plantagenêt presque la moitié de la France. Reginald y épousa une noble dame grâce à laquelle ses descendants devinrent comtes de Devon, pairs d’Angleterre et baronnets d’Irlande (2). Mais revenons à Pierre II.

À celui-là, les jeux de l’Histoire réservaient un sort peu ordinaire mais, à tout prendre, absolument digne d’un prince du sang de France puisque à la suite d’une croisade détournée par les Vénitiens il allait se retrouver empereur de Constantinople.

Depuis, la prestigieuse couronne était restée dans la famille avec des fortunes diverses et, à l’heure où Thibaut rappelait ses souvenirs, elle y était toujours, à ce détail près que le dernier empereur Courtenay était en Occident depuis des mois afin de conclure des accords dont il avait le plus grand besoin pour raffermir un trône singulièrement branlant.


Le feu n’était plus que braises rouges et, le froid se glissant jusqu’à lui, l’ermite sentit un frisson qui le tira de la rêverie où il s’était enfoncé. Toujours toussant, il alla chercher un fagot de branchettes et quelques bûches, mais attendit d’avoir retrouvé sa respiration pour souffler dans le tube de fer dont il se servait pour attiser le feu. Il souffrait beaucoup avec l’impression que, dans sa poitrine, quelque chose se déchirait et que son cœur allait exploser ; mais enfin, tout se calma, une flamme monta joyeusement, puis une autre, et le vieil homme resta là un moment à se réchauffer avant d’aller s’agenouiller devant le crucifix où il s’abîma dans une ardente prière. Il savait que la mort approchait à grands pas, mais il ne voulait pas qu’elle le prenne avant que l’enfant venu se réfugier auprès de lui sût tout ce qu’il devait savoir sur ce qu’avait été sa vie à lui et les secrets qu’elle tenait cachés. Que Renaud eût été chassé de la terre des Courtils prenait à ses yeux les couleurs d’un ordre divin plus que d’une criminelle injustice. De toute façon, Renaud devait partir et peut-être serait-il moins malheureux en apprenant qu’Olin et Alais n’étaient pas ses vrais parents, qu’il avait vu le jour lui aussi au-delà des mers, dans cette terre lointaine à la sainteté lacérée par trop d’ambitions, trop de vils calculs, trop de sang aussi… et que sa mère était une belle et douce princesse victime d’un amour défendu. Oui, le temps était venu et il s’agissait de bien employer celui que la clémence divine accordait encore à son humble serviteur Thibaut.

Sa prière achevée, il sortit pour tirer de l’eau au puits dissimulé dans les broussailles. Le temps s’adoucissait. Il avait neigé vers la fin de la nuit et les traces de pas du fugitif, s’il en restait, ne se voyaient plus. Ce dont Thibaut remercia Dieu. Puis il alla chercher quelques légumes dans sa petite réserve ainsi qu’un morceau de lard, présent d’un bûcheron que, à l’automne dernier, il avait guéri d’une vilaine blessure à la jambe. Les gens de la forêt n’avaient pas peur de lui. Ils savaient qu’il connaissait les plantes et venaient volontiers. Tout au contraire de ceux des campagnes à qui faisaient peur la grande forêt et ses mystères.

Muni de tout cela, Thibaut nettoya les raves, le chou sauvage et mit la soupe à tremper. L’enfant – curieux que dans son cœur il ne pût l’appeler autrement en dépit d’une virilité déjà affirmée ! –, l’enfant aurait faim quand il s’éveillerait…

Un long moment, il le regarda dormir, attendri de retrouver sous la crasse et la barbe naissante quelques signes évoquant la part de sang grec de la mère : le nez surtout, si droit, prolongeant exactement la ligne du haut front intelligent que les volutes de cheveux blonds emmêlés et sales raccourcissaient à peine. Le reste appartenait au père : les yeux si noirs, un peu étirés vers les tempes sous les sourcils droits, la bouche nettement ourlée mais sans épaisseur excessive, une bouche dont on devinait qu’elle souriait volontiers. La mâchoire enfin, fermement dessinée dans la droite ligne d’un menton volontaire, annonçait l’énergie. Pourtant l’enfance n’était pas encore tout à fait effacée : la douceur de la peau ivoirine et des lèvres lui appartenait et aussi cette larme arrêtée dans le cerne de l’œil.