S’il ne trouvait pas très vite de quoi se sustenter, le résultat risquait d’être aussi désastreux que si on l’avait pendu, mais beaucoup plus long à venir… Cependant il se reprocha aussitôt ces idées noires. Si Dieu lui avait permis d’échapper au gibet, il ne l’abandonnerait pas dans sa quête pour la vie. Et tout en reprenant sa marche qu’il étaya d’une branche presque lisse trouvée à terre, il eut soudain l’impression que quelque chose le poussait en avant. Son ange gardien peut-être ?… Ou encore l’âme de sa pauvre mère que les soldats du bailli avaient assommée au seuil de leur maison quand ils étaient venus s’emparer de lui en l’accusant d’un meurtre qu’il n’avait pas commis ? À cette pensée les larmes lui montèrent aux yeux et il s’en étonna : il avait tant pleuré sur elle dans sa prison qu’il ne devait plus lui en rester une seule à verser…

Le froid se faisait plus vif et d’un revers du bras il essuya sa figure de crainte que les pleurs n’y gèlent. En outre, ils lui brouillaient la vue et il n’y faisait déjà pas si clair ! Il avait rejoint un ruisseau qu’il décida de suivre en pensant qu’il devait bien mener quelque part…

Soudain, à travers le treillage serré des troncs d’arbres le fugitif crut voir briller quelque chose : une faible lumière qui pouvait être celle d’une chandelle et, tout naturellement, il se dirigea vers ce menu signe de vie comme les Mages vers l’Étoile dans la nuit de Bethléem. Elle disparut pourtant sous la densité accrue des bois et parce que le ru s’offrait le luxe d’un méandre. À cause de ce caprice, pourtant, le jeune homme sut de quoi il s’approchait. Le souvenir lui revint de ce jour d’automne, il y avait… oh, plus de dix ans que son père l’avait mené ici en lui recommandant le silence et le secret – ce qui avait fait frissonner l’enfant de plaisir. Jamais encore, lorsque son père l’emmenait, on n’était allé si loin de la maison puisque l’on en était parti la veille. Ce dont le petit s’était émerveillé d’autant que l’on n’avait fait halte dans aucune auberge : le cheval portait avec eux ce qu’il fallait.

De questions, il n’en avait posé aucune, sachant bien qu’elles ne seraient pas reçues. Il s’était contenté d’attendre, avec la joie secrète, l’orgueil aussi, d’être jugé digne d’approcher un mystère. L’arrivée ne l’avait pas déçu et il espérait de tout son cœur qu’il en serait de même aujourd’hui.

Quand le rideau d’arbres et de buissons enfin s’écarta, révélant une clairière, la vieille tour à demi ruinée fut devant lui et, si le jeune homme frissonna une fois encore, ce fut de joie parce que la petite flamme de tout à l’heure brûlait derrière une étroite fenêtre. Cela devait vouloir dire que le vieil homme vivait toujours et qu’il allait le secourir. Le besoin s’en faisait sentir si cruellement qu’il repoussait la méfiance qu’éprouve une bête traquée. Après tout même si quelqu’un d’autre habitait à présent la tour oubliée, même s’il se trouvait en face d’un ennemi, il ne lui restait plus grand-chose à perdre…

Quelques marches inégales menaient à la porte basse. Il se colla contre son bois rude, anticipant pour son corps transi la bonne chaleur qui devait régner de l’autre côté puis, après une dernière hésitation, toqua d’un doigt si gourd qu’il ne fit guère de bruit. Alors il recommença, mettant ce qui lui restait de forces dans son poing. Une voix profonde lui répondit :

— Qui va là ?

— Un malheureux… qui implore secours !

Le vantail s’ouvrit aussitôt révélant, découpée dans la lumière, une haute silhouette en robe de bure noire, un crâne chauve où glissait un reflet jaune, une longue barbe blanche. La silhouette se voûtait et l’homme s’appuyait à présent sur une béquille mais le fugitif sut que c’était le même qu’autrefois.

— Sire Thibaut, pria-t-il, ayez pitié de moi !

— Tu me connais ? Qui es-tu ?

— Renaud des Courtils. Mon défunt père, jadis, m’a mené ici…

— Entre ! Entre vite !

Quittant le chambranle où il se soutenait, le jeune homme se jeta à genoux près de l’âtre central où brûlaient quelques bûches au point que le vieillard crut qu’il allait prendre le feu dans ses bras. Il n’était plus guère vêtu que de haillons trempés et tremblait si fort que ses dents claquaient.

— D’où viens-tu en cet état ? S’inquiéta celui qu’il avait appelé sire Thibaut. Où est ton père ?

— Mort… à la Saint-Hilaire, il y a un mois. Un flux de ventre qui l’a vidé comme un sac de son troué. Ça a été le premier de nos malheurs. Le bailli du roi a voulu s’emparer de notre héritage sous le prétexte d’argent que mon père lui aurait emprunté. Ce qui est faux !

— Tu n’as pas besoin de le dire. Jamais ton père n’a dû un liard à qui que ce soit. Mais ôte ces hardes trempées et enveloppe-toi là-dedans ! ajouta-t-il en tendant à son hôte un morceau de couverture tiré d’un coffre en bois grossier. Je vais te frictionner pendant que tu me diras la suite.

— Oh ! Ce sera vite fait : le bailli est venu chez nous, aux Courtils, pour nous en chasser. Un de ses hommes a tué ma mère qui s’opposait à lui en le maudissant et moi on m’a jeté en prison après m’avoir désarmé…

— Pour avoir voulu défendre ton bien ?

— Non, ricana Renaud avec amertume. Pour avoir tué ma mère et volé une agrafe de manteau au bailli, et qu’on a trouvée dans mon matelas sans que je sache comment elle y était venue.

— Ce n’est pas difficile à deviner : l’un de ces misérables, le bailli lui-même peut-être, l’y a mise. Ensuite ?

— La prison… et puis, hier au matin, la potence… dont j’ai eu la chance extrême de pouvoir me sauver.

— La potence ? Mais enfin ton père était prud’homme et franc compagnon. Il avait des amis ? Et personne ne s’est venu mettre à la traverse des desseins du bailli ? Tout de même, la corde pour qui a du sang noble !

Renaud haussa des épaules encore frissonnantes sous la laine bourrue qui les réchauffait :

— La peur règne à Châteaurenard d’où beaucoup s’en sont partis pour la croisade… ou pour rejoindre l’empereur.

Le vieil homme alla chercher dans un coin une marmite à demi pleine qu’il mit à chauffer sur la grille de fer disposée au-dessus du foyer, après quoi, dans une huche, il prit un chanteau de pain noir dont il tailla une large tranche avant de la tendre au garçon :

— Mange ça en attendant la soupe. Tu dois mourir de faim…

C’était peu dire ! Renaud se saisit du pain offert et y mordit à pleines dents. Armé d’une longue cuillère pour touiller le contenu de la marmite, le vieux Thibaut vint s’asseoir auprès de lui sur les blocs de pierre disposés autour du feu et soupira :

— La croisade ! C’était belle chose au temps du valeureux Godefroi et des princes de Tarente ! Belle chose aussi au temps où le royaume franc était grand aux mains de Baudouin et autres Amaury, comme ce roi trop tôt disparu qui m’a tenu sur les fonts baptismaux… Mais que de désastres en terre de France ! Les seigneurs partent pour un temps indéfini, laissant leurs fiefs aux mains des femmes dans le meilleur cas, et à condition qu’elles soient capables et gardent auprès d’elles un fils pour les aider. Sinon, on gage le fief à un cousin, à un voisin que l’on croit honnête ou encore au roi afin d’en obtenir des subsides pour l’expédition. Et que font ces gens à qui l’on a donné mandat ? Ils envoient d’autres gens à eux, un bailli qui pressure le peuple d’autant plus que son maître entend toucher de gros revenus et qu’isolé dans son coin, il peut s’assurer à lui-même une fortune. Et si, pour les pauvres gens, c’est le début des temps mauvais, pour le grand fief c’est celui de la décomposition…

— N’êtes-vous pas allé vous-même à la croisade, messire ? C’est du moins ce que disait mon père… et aussi que vous étiez…

Gêné par les mots qui lui venaient, le jeune homme préféra se consacrer tout entier à son morceau de pain et ce fut le vieillard qui acheva la phrase :

— … un frère que le Temple a rejeté pour avoir manqué gravement à la règle de l’ordre, et dont les âmes simples d’alentour ont fait un Templier maudit. Ce dont je suis redevable d’une grande solitude et d’une paix profonde tant on craint les maléfices que j’ai pu rapporter de là-bas ! De là-bas qui était mon pays. Car, sache-le comme le savait ton père, je ne suis jamais parti en croisade : je suis né là-bas.

— Né là-bas ? Vous voulez dire… en Terre Sainte ?

Le ton admiratif arracha au vieil homme un petit rire qui s’acheva en une quinte de toux, laquelle lui empourpra la figure et ne se calma qu’après quelques gorgées d’eau prises à la cruche. Une figure qui ressemblait à une coquille de noix tant elle était brune et ridée, mais les yeux gris où perlaient les larmes restaient clairs et vigilants.

— Vous êtes malade, messire ? S’inquiéta Renaud, impressionné par la violence de l’accès. Peut-être faudrait-il un mire (1) ?

— Aucun n’accepterait de s’approcher de ma tour perdue et j’en sais plus qu’eux sur l’art de soigner les maux des hommes. C’est pourquoi je sais qu’un jour, proche je pense, cette toux m’emportera. Mais, puisque, grâce à Dieu, l’heure n’en est pas encore venue, ajouta-t-il avec un sourire, revenons à ce dont nous devisions… Je disais…

— … que vous avez vu le jour sur la terre même où naquit le Seigneur Christ.

— Pas tout à fait. Je suis né à Antioche, la puissante cité du nord, sur le fleuve Oronte, à cent cinquante lieues de Jérusalem et plus loin encore de Bethléem où le Sauveur vit le jour… Mais nous parlerons plus tard. Tu es exténué et la soupe est chaude. Mange, puis tu dormiras !


Tandis que le jeune homme dévorait l’écuellée d’épais magma de raves et de fèves, le vieil homme alla chercher dans une petite resserre une botte de paille qu’il disposa sur le sol – son lit à lui se composait d’une planche nue, d’une couverture et d’un boudin de paille comme oreiller –, après quoi il prit dans le coffre une chemise de grosse toile et une cotte de laine bourrue qu’il lui tendit :