— Dans ce cas, que n’avez-vous pris Damas. Et Alep ?
— Alep est tacitement notre alliée, ma mère, puisqu’elle compte sur nous pour barrer la route à Saladin, faire reconnaître les droits du jeune Al-Salih, et maintenir ainsi la division de l’Islam. Quant à Damas, il y faudrait une armée plus puissante que je n’en puis réunir. Peut-être au printemps si le contingent de croisés envoyés d’Europe est important. Le temps ramènera sans doute Saladin mais Damas, elle, sera épuisée par les privations. Et nous n’en sommes pas là, grâce à Dieu.
— Qu’allez-vous faire ?
— Laisser faire les choses… et aussi le comte de Tripoli. Mon cousin Raymond a regagné son fief après le dernier combat et ne restera pas inactif. C’est un fin politique et…
Une soudaine poussée de colère fit flamboyer le visage et les yeux d’Agnès.
— Ce traître ! Vous continuez à vous en remettre à lui ? Je me demande bien pourquoi. Vous êtes roi, que je sache, et il n’est plus régent !
Baudouin connaissait bien la vieille haine que sa mère vouait à Raymond, celle-là même qu’elle vouait aux grands barons qui avaient forcé Amaury Ier à la répudier pour devenir roi. Avec peut-être un peu plus d’intensité qu’aux autres : lorsqu’il était régent, elle avait tenté de le séduire mais il était resté immuablement fidèle à son épouse, la belle Echive de Tibériade. Naturellement le roi n’en montra rien :
— Il demeure notre plus puissant baron et sa connaissance des affaires le rend précieux. Cela dit, nous en reparlerons plus tard. Laissez-moi à présent saluer ma sœur !
Auprès d’Agnès, mais un peu en retrait, se tenait en effet Sibylle, sa fille aînée. Une blonde jeune fille de dix-sept ans, très belle aussi quoique d’une beauté différente. Plus blonde, plus déliée. D’Agnès elle tenait ses yeux bleus et ses lèvres pulpeuses, mais la coupe du visage, le petit menton rond et têtu, le pli obstiné de la bouche, elle les devait à son père, ce qui laissait supposer qu’elle était bien la fille d’Amaury Ier. Une question qui pouvait prêter au doute avec une femme comme Agnès. Infiniment gracieuse au demeurant, Sibylle possédait un corps souple et mince, encore un peu adolescent mais dont l’épanouissement s’annonçait et qu’elle savait déjà mouvoir avec cet art qui allume le regard des hommes et que sa mère pratiquait à un si haut degré. En résumé, une très séduisante jeune fille à ceci près que les beaux yeux regardaient rarement en face et que le sourire moqueur pouvait être déplaisant.
Thibaut de Courtenay observait la scène avec un peu d’agacement. Il n’aimait pas Agnès, sa tante cependant, pas beaucoup plus sa cousine Sibylle, et déplorait que Baudouin leur demeurât attaché. Ces deux femmes ne méritaient pas sa tendresse. Elles étaient, si différentes d’Elisabeth ! La sœur d’Agnès et sa mère adoptive à lui Thibaut à présent retirée chez les dames de Béthanie, couvent fortifié élevé sur un contrefort du mont des Oliviers sous le vocable de Saint-Lazare par la feue reine Mélisende, épouse de Foulques Ier (d’Anjou), qui en épousant la fille de Baudouin II avait remplacé le sang de Godefroi de Bouillon par celui des Plantagenêt. La jeune sœur de Mélisende, Yvette, en était l’abbesse. C’était le refuge normal des femmes de la famille. Sibylle y avait été élevée sans y acquérir grande culture : elle était beaucoup trop paresseuse pour encombrer de grec, de science ou d’autres fariboles un esprit tourné exclusivement vers la toilette et les plaisirs.
Depuis peu une autre princesse l’y remplaçait : elle s’appelait Isabelle, elle avait huit ans et elle était la demi-sœur de Baudouin, fille de la princesse byzantine Marie Comnène, épousée par Amaury Ier après la répudiation d’Agnès. Elle était aussi la plus adorable petite fille que l’on puisse voir et Thibaut sentait des frissons courir le long de son dos chaque fois qu’il évoquait la mignonne silhouette qui se redressait si fièrement sous le poids des épaisses nattes brun doré, le délicieux visage aux traits si purs éclairé par les yeux mêmes de son frère : prunelles d’azur clair où le ciel semblait se refléter. Bien loin des langueurs précoces de Sibylle, elle avait la gaieté, la pétulance et l’espièglerie d’un lutin et faisait retentir la sainte maison de ses galopades et de ses fous rires. Baudouin l’adorait et Thibaut plus encore depuis le jour où, à cinq ans, elle avait réussi à se hisser sur le destrier moreau de son père et où il l’avait vue partir à fond de train sur le dos du cheval soudain emballé sous les cris des palefreniers. Thibaut sautant sur le premier coursier venu s’était lancé à sa poursuite et avait réussi à arracher Isabelle à sa périlleuse position, laissant la royale monture se calmer d’elle-même. Il n’avait alors que treize ans et c’était un exploit dont on l’avait félicité, mais ce qui comptait pour lui c’était l’impression de bonheur intense ressentie quand il avait recueilli Isabelle dans ses bras et qu’elle s’était pelotonnée contre lui en tremblant comme un oiseau effrayé. Elle n’avait pas émis un son, mais elle était toute blanche et son petit cœur battait la chamade. Il l’avait couverte de baisers et de caresses pour la rassurer et elle s’était apaisée tandis qu’au pas ils revenaient vers la porte de David. Quand il l’avait remise à sa gouvernante affolée, il avait eu l’impression qu’on lui enlevait une part de lui-même.
Les trois ans écoulés n’avaient fait que renforcer ce sentiment d’autant plus fort qu’à la mort du roi, la reine Marie s’était réfugiée avec sa fille dans son fief de Naplouse pour échapper aux fureurs d’Agnès qui la haïssait et était revenue en force s’installer au palais dès l’instant où son fils devenait roi. Heureux de retrouver sa mère, Baudouin l’avait accueillie mais c’était avec les honneurs royaux que Marie avait gagné son beau domaine en compagnie de sa petite Isabelle. Bien qu’il les aimât toutes les deux, le jeune roi s’était fié en cela au conseil de Guillaume de Tyr, son ancien précepteur, qui, sachant de quoi Agnès était capable, jugeait plus prudent de mettre la reine douairière et sa fille à l’abri des mauvaises surprises.
Ce départ, bien sûr, avait peiné Thibaut et c’était avec une vraie joie qu’il avait appris l’entrée de la petite fille au couvent de Béthanie : cela doublerait le plaisir de ses visites à Elisabeth.
Les sentiments que son ami portait à sa petite sœur n’avaient pas échappé à Baudouin. Lorsqu’un jour il y avait fait allusion, Thibaut était devenu tout rouge et s’était refermé comme une huître. Ce qui avait fait rire le jeune roi :
— Te sentirais-tu coupable, par hasard ? Aimer n’est pas un péché, que je sache ?
— Aimer trop haut, si ! Je ne suis qu’un bâtard.
— Qui donc y prête attention ? Et à ta première action d’éclat je te ferai prince. Je suis le roi. Et je vous aime tous les deux.
On n’en avait plus jamais parlé, mais Thibaut gardait cette promesse dans son cœur parce qu’il savait Baudouin capable de la tenir.
C’était à cela qu’il pensait, ce soir-là, en le suivant dans son appartement privé, essentiellement une grande chambre fraîche défendue par une galerie à arcades donnant sur l’agréable cour du Figuier où chantait une petite fontaine. Ainsi l’avait voulue le roi Amaury quand le mal s’était révélé, afin que son fils pût goûter au repos à l’écart du tintamarre quotidien du palais-citadelle. Des bains en dépendaient où l’on descendait par quelques marches. Seul Thibaut partageait ce logis sur lequel régnait Marietta. Elle avait été la nourrice de Baudouin et ne laissait à personne, pas même au médecin de la cour – qui se gardait bien de protester d’ailleurs –, ce qu’elle considérait comme un privilège : donner au jeune homme les soins de propreté ou autres que nécessitait sa maladie.
C’était une paysanne d’Ascalon dont l’époux cultivait et portait au château ces oignons au parfum différent qui faisaient la réputation de la région(5). Au moment où Agnès, alors comtesse de Jaffa et d’Ascalon, allait accoucher de son fils, Marietta venait de perdre à la fois son mari écrasé par un pan de mur en démolition et son bébé enlevé par une fièvre maligne. Sa santé à elle était magnifique et elle débordait de lait. La nourrice retenue d’abord pour allaiter le fils du comte ayant eu l’heur de déplaire à la mère, on avait fait appel à elle et Marietta s’était donnée tout entière à cet enfant si beau qui lui rendait une raison de vivre. Depuis elle ne l’avait plus quitté et l’apparition de la lèpre, loin de la faire fuir, n’avait fait que renforcer son amour parce qu’elle savait que Baudouin aurait besoin d’elle toujours davantage. Au physique elle était aussi large que haute, avec un corps massif, un visage plein, presque sans expression mais animé par un beau regard sombre qui ne se baissait pas facilement. Immuablement vêtue de toile bleue plaquée sur le ventre par un devantier blanc, ses cheveux gris enfermés dans une guimpe de coton blanc, Marietta menait à la baguette les valets chargés du service.
Naturellement elle était là quand les portes s’ouvrirent devant Baudouin et son écuyer. Ce dernier se sentait très soulagé parce que le roi venait de refuser sa présence au festin préparé sur ordre de sa mère en disant qu’il n’avait pas faim et souhaitait avant tout se laver et se reposer.
— Tu aurais pu rester, Thibaut, remarqua-t-il tandis que celui-ci débouclait sa ceinture de cuir supportant l’épée qu’il alla déposer sur un coffre. Tu as plus d’appétit que moi et ma mère t’a spécialement invité.
— Vous devriez savoir que je n’apprécie pas les festins de votre mère. Elle aime trop les mélanges d’épices et de parfums, et les vins sont toujours trop lourds. Ils rendent la tête pesante et les idées bizarres…
Il n’ajouta pas que, depuis quelques mois, il évitait de se trouver en présence d’Agnès quand le roi n’y était pas. Cette décision datait du jour de ses seize ans où, dans l’église du Saint-Sépulcre, Baudouin lui avait conféré la chevalerie. Le soir même, il recevait d’Agnès des félicitations un peu particulières. Elle lui fit comprendre qu’elle le trouvait assez à son gré et qu’il ne tenait qu’à lui de nouer des liens dépassant le plan des relations familiales. N’étant pas complètement idiot, le nouvel adoubé comprit fort bien ce qu’elle entendait par là. Choqué au plus haut point et pris de court, il s’en tira, sur l’instant, en jouant les imbéciles : il était vraiment très heureux que sa chère tante lui rende enfin l’affection qu’il lui avait toujours portée, ce qui ne manquerait pas de renforcer les liens qui rattachaient déjà au roi son fils…
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