— Comprends-moi, noble baron ! Cette fille de malheur vient de refuser cinq partis magnifiques sous le prétexte stupide qu’elle aime le roi et se garde pour lui. Elle veut aller au palais le servir

Cette fois, ce fut Baudouin qui intervint :

— Paix, vous autres ! Ceci me regarde, il me semble !

Si impérieuse était cette voix déjà grave que le silence se fit. Le jeune roi alors poursuivit :

— Votre fille va vous suivre comme elle en a le devoir, Toros le lapidaire, car aucune femme n’a le droit de me servir à l’exception de Marietta que vous connaissez tous et qui m’a nourri de son lait. En échange, je vous prie de la bien traiter et non comme vous venez de le faire. Quant à vous, jeune fille, vous avez ma gratitude pour ces roses, mais je ne peux rien vous donner d’autre.

— Crois-tu ?

L’élan fut si rapide que personne n’eût pu l’arrêter. Ariane se jeta au cou de Baudouin et, appuyant ses lèvres sur sa bouche, lui donna un baiser que la stupeur de tous lui permit de prolonger. Puis elle se détacha du jeune homme et lui offrit un lumineux sourire :

— Voilà ! s’écria-t-elle. Que tu le veuilles ou non je suis tienne, monseigneur, car on te dit mesel(4) et si mesel tu es, meselle je serai… Viens à présent, père ! Nous pouvons rentrer.

Le baiser avait pétrifié la foule. Elle s’ouvrit devant la jeune fille qui, tête droite et avec un sourire de bonheur, regagnait le quartier arménien, tramant après elle un père désorienté. Tous les regardèrent partir. Baudouin d’un geste machinal avait porté la main à sa bouche, mais sans l’essuyer, puis regardait cette main comme s’il s’attendait à y voir trace de cet instant incroyable… Enfin tournant les talons, il alla reprendre son cheval et s’engagea dans le chemin de la citadelle en respirant rêveusement le bouquet. Un instant il se tourna vers Thibaut :

— Ses lèvres avaient le goût de la pomme et la fraîcheur de la menthe, murmura-t-il. Je ne pourrai jamais l’oublier… Mais pourquoi a-t-elle fait cela ?

— Parce qu’elle vous aime, tout simplement.

— Au point de vouloir partager mon mal ? Si elle doit souffrir de ce baiser, je ne me le pardonnerai jamais…

— Vous auriez tort. Voilà des années que je vis auprès de vous et je ne suis pas le seul. Personne n’a jamais rien attrapé. Alors ne cherchez pas à abîmer ce beau souvenir !

Baudouin le remercia d’un regard et tourna la tête vers les fortes murailles sur lesquelles sonnaient déjà les longues trompettes annonçant sa venue. Le pont-levis était baissé et la herse relevée, découvrant les avant-cours où s’était déversé tout le petit peuple de la citadelle éclairé par les pots à feu que l’on venait d’allumer. Tous acclamaient leur jeune roi et cela offrait à ses oreilles une belle et exaltante musique, doux corollaire de l’instant inouï qu’il venait de vivre. Tandis que Sultan le portait vers sa demeure, Baudouin oubliait le mal qui rongeait à la fois son corps et son esprit.


Devant l’entrée du logis royal, la cour l’attendait, une cour composée surtout de femmes, de jeunes enfants et de vieillards, religieux ou trop âgés pour porter les armes. Ils faisaient, dans la lumière dansante des torches, une fresque chatoyante et colorée dont le centre rayonnant était une noble dame, grande et belle, dont les approches de la quarantaine atténuaient à peine l’éclat : la mère du roi, la belle Agnès que certains appelaient – par convenance et encore du bout des lèvres ! – la « reine mère » bien qu’elle n’eût jamais porté couronne. À regret d’ailleurs, car aucune femme n’était aussi fascinante ; aucune aussi dissolue : dans son lit se succédaient des hommes qui n’avaient pas toujours droit au titre d’époux. Il lui suffisait qu’ils fussent beaux, vigoureux et ardents aux jeux de l’amour dont elle avait besoin comme d’une drogue. Elle ne rencontrait guère de refus. Son corps, qu’elle moulait des épaules aux hanches dans le satin ou le velours selon la saison, irradiait la sensualité et même ses pires ennemis avaient rêvé secrètement de la culbuter un jour dans un coin de galerie ou l’ombre d’un jardin, mais de préférence dans le bruit et la fureur d’une ville prise d’assaut et livrée au pillage, car c’était de bien bas instincts que cette femme éveillait. Certains y étaient arrivés, mais ne la haïssaient que davantage parce qu’ils n’avaient pas su la combler et qu’elle le leur avait fait savoir. Alors ils l’insultaient sous le manteau, murmuraient qu’elle avait communiqué à son fils la pourriture de son âme et que Baudouin payait les péchés de sa mère.

Quelle foudroyante beauté, en vérité ! Avec ses longs cheveux d’un blond ardent qu’elle laissait libres comme une jeune fille, à peine retenus au front par un cercle de saphirs recouvert d’une mousseline que le vent du soir faisait voltiger, elle ressemblait à une lionne triomphante avec ses longs yeux d’azur étincelant d’orgueil et ses belles lèvres carminées entrouvertes dans un sourire ressemblant à un appel au baiser. Son fils ne revenait-il pas vainqueur et avec lui le jeune Renaud de Sidon, son quatrième mari épousé bien qu’il eût quinze ans de moins qu’elle peu après la mort du troisième ? Celui-ci, Hugues d’Ibelin, avait lui-même succédé à celui qui devenait le roi Amaury Ier, mais était déjà son amant, au temps où elle était l’épouse du sire de Marash. Ce quadruple lien conjugal n’avait d’ailleurs jamais empêché Agnès de s’offrir à qui éveillait sa curiosité et son désir.

Le dernier élu en date se tenait auprès d’elle, à peine en retrait, et c’était un évêque. Un drôle de prélat d’ailleurs qui avait choisi l’Église pour faire fortune comme d’autres choisissent le commerce ou le pillage dans une troupe mercenaire. C’était au départ un simple moine du Gévaudan qui avait dû fuir son couvent et le courroux de son abbé pour avoir engrossé la fille d’un notable du bourg voisin. Il avait couru ainsi jusqu’à Marseille où, l’appétit éveillé par le récit d’un croisé de retour de Palestine, il s’était embarqué avec une théorie de pèlerins. Débarqué à Césarée dont le seigneur était Renaud de Sidon, tout fraîchement marié à Agnès – on était à la fin de 1174 –, il s’était arrangé pour rencontrer la dame du lieu dont la réputation était venue à ses oreilles et n’avait pas eu la moindre peine à la séduire. C’était en effet un homme magnifique, un de ces Arvernes blonds, taillés dans la lave de leurs volcans avec des muscles d’acier, des yeux de feu, un sourire carnassier à belles dents blanches, et des appétits sexuels à la hauteur des exigences d’Agnès. Devenu son confesseur – ce qui était bien commode pour les rapprochements intimes, une connaissance des fautes évitant les longs développements –, la mort de l’évêque de Césarée survenue quelques mois après leur rencontre lui avait valu de coiffer la mitre et de brandir la crosse grâce aux bons offices de sa belle. Mais en fait on n’a jamais su son nom réel. Débarquant en Terre Sainte, il s’était choisi celui d’Héraclius, le parrainage d’un empereur qui avait jadis repris Jérusalem aux Perses lui paraissant de bon augure. Et ce soir du retour de Baudouin, il était là, aux premières loges, cet évêque dont les prières ne s’adressaient au Christ que lorsqu’il ne pouvait pas faire autrement et encore du bout des lèvres car, simoniaque, avide et totalement dépourvu de scrupules, il ne s’agenouillait en son âme perverse que devant deux déesses, la Fortune et Vénus.

Baudouin ne l’aimait pas et le cachait à peine : tout juste ce qu’il fallait pour ne pas peiner une mère qu’il aimait en dépit d’une réputation dont il ne voulait rien savoir. Héraclius s’en souciait peu. Il savait le jeune homme condamné à plus ou moins brève échéance alors qu’il se sentait lui-même plein de vie et de santé. Aussi ne lui coûtait-il guère de lui montrer un respect d’apparence : tout ce qu’il souhaitait était qu’il vécût assez longtemps pour qu’Agnès en obtienne pour lui la place du Patriarche. Amaury de Nesle était vieux, malade et ne durerait plus. Ce titre prestigieux donnait le pas sur le roi lui-même puisque le véritable souverain de la Ville sainte était le Christ dont le Patriarche était le représentant. Qu’il en soit digne ou pas était de peu d’importance… C’était du moins ce que pensait Héraclius tandis que ses yeux verts, toujours extraordinairement brillants, observaient les mouvements du jeune roi en train de mettre pied à terre pour aller saluer sa mère. En fait, le seul problème que lui posât Baudouin était cette étonnante résistance à un mal qui, constaté depuis six ans, ne semblait guère opérer de ravages. Or, s’il souhaitait que le lépreux vive assez longtemps pour lui donner ce qu’il voulait, il craignait affreusement une contagion dont Agnès n’avait pas l’air de se soucier. Officiellement tout au moins.

Certes elle ne l’embrassait pas, mais c’était le jeune homme lui-même qui avait, dès longtemps, banni cette marque de tendresse. Pourtant il arrivait à Agnès de lui donner l’accolade lorsqu’il était en armure et que leurs peaux ne se touchaient pas, ou encore de tendre ses mains vers ses lèvres en pliant le genou devant la majesté royale comme elle le faisait en cet instant de retrouvailles, et le moindre contact faisait frémir le trop bel évêque dont le courage n’était pas la vertu première. À supposer qu’il en eût d’autres !

— Sire, mon fils, s’écriait à cet instant la « reine mère » d’une voix claire et allègre, c’est grande joie de votre retour. Tous ici se réjouissent d’une victoire qui apporte la paix pour longtemps !

— Dieu vous entende, ma mère ! Dieu vous entende…

— Vous ne croyez pas à la parole de votre ennemi ?

— Turhan shah craint pour Damas qui va souffrir de famine et il a paré au plus pressé, mais celui qui compte c’est Saladin et Saladin est au Caire. Il est possible que son frère atermoie pour attendre son retour.