Tant et si bien qu’à l’aube du 11 août, la fenêtre du conclave s’ouvrit pour que fût proclamé le nom du nouveau pape. Et la foule qui attendait apprit que le cardinal Borgia venait d’être hissé au trône de Pierre, d’où il allait régner sous le nom d’Alexandre VI… Et toutes les cloches de Rome se mirent à sonner en même temps.

Au palais de Monte Giordano, Lucrèce tomba dans les bras d’Adriana en pleurant de joie. Juan courut les tripots toute la nuit et s’enivra. César leva les yeux au ciel pour remercier Dieu. Depuis un an, il était évêque de Pampelune… mais à présent que son père était pape, il espérait bien pouvoir un jour jeter aux orties cette soutane dont il avait horreur.




III


Le cœur de Lucrèce

Le soir tombait sur Rome. La lourde chaleur qui avait accablé la ville tout au long de ce jour d’août 1497 demeurait encore, à peine allégée. Elle semblait sourdre des murs de chaque maison, de chaque palais. Le Tibre, presque à sec, montrait ses bancs de sable comme un vieux tapis sa corde. Et des marais d’alentour montaient les effluves pestilentiels qui chaque été ramenaient, avec la malaria, le spectre redoutable de la mort noire.

Mais le cavalier qui galopait à bride abattue vers le Colisée ne se souciait ni de la chaleur ni de la peste menaçante. Il passa comme une tempête devant les ruines imposantes du palais de Septime Sévère, se dirigeant vers les thermes de Caracalla. Mais il n’allait pas visiter les ruines, si belles fussent-elles.

Presque en face des thermes, s’élevaient les murs épais d’un couvent, ceinture visiblement trop étroite pour la luxuriante beauté du jardin qu’ils enfermaient. C’était le couvent des dominicaines de San Sisto, une ancienne et noble oasis de paix où l’on recevait les filles de l’aristocratie romaine.

Le cavalier mit pied à terre et se pendit à la cloche du tour. La blanche silhouette d’une religieuse apparut alors derrière l’étroite fenêtre grillée, visage immobile éclairé par la flamme d’une chandelle.

— Que voulez-vous ? Qui êtes-vous ? Les hommes ne sont point admis à cette heure tardive.

— Je sais, ma sœur. Mais je suis Pedro Caldès, camérier de Sa Sainteté le pape, et j’ai un message pour Madame Lucrèce, sa fille bien-aimée.

Le visage disparut du grillage. Un instant, le messager demeura dans l’obscurité. Puis il y eut un bruit de pas légers et une petite porte basse s’ouvrit avec un léger grincement. Un fantôme blanc était devant lui, une chandelle à la main.

— Venez !

Pedro Caldès suivit la religieuse dans l’ombre d’un cloître tout parfumé par les plantes médicinales de son jardin intérieur. Elle ouvrit devant lui une porte, et le jeune homme se trouva dans une chambre qui n’avait rien de commun avec une cellule de moniale. Elle était élégamment et même luxueusement meublée.

Une jeune femme, toute vêtue de mousseline noire, s’y tenait à demi étendue sur une profusion de coussins entassés sur le tapis et feuilletait nonchalamment un gros livre. Elle leva les yeux sur l’arrivant et lui sourit avec lassitude tandis que la religieuse s’éloignait.

— C’est toi, Perrotto ? Tu m’apportes des nouvelles ?

Perrotto était le petit nom d’amitié que le pape avait donné à ce jeune serviteur. Celui-ci mit le genou en terre devant Lucrèce qui s’était relevée et ne répondit pas. Il se contentait de la regarder et pensait qu’elle n’avait jamais été aussi belle que dans ces voiles noirs, ce deuil sévère qu’elle portait obstinément depuis que, le 16 juin précédent, le corps de son frère préféré, Juan, duc de Gandia{5}, avait été retrouvé percé de dix-neuf coups de poignard.

Cela avait été une très sombre histoire. Elle avait mené le pape aux limites du désespoir quand, au matin de ce jour de juin, un marchand de bois du Tibre était venu rapporter l’étrange scène qu’il avait surprise alors que, caché derrière une pile de bois, il montait une garde personnelle contre les voleurs : un cavalier dont le cheval portait un corps inerte en travers de sa selle était arrivé en pleine nuit au bord du fleuve avec deux serviteurs qui, sur son ordre, avaient jeté le corps à l’eau. Or, depuis deux jours, on s’inquiétait du fils aîné d’Alexandre VI et les recherches aussitôt ordonnées n’avaient été que trop concluantes : le cadavre était bien celui de Juan. Quant au meurtrier, son nom n’avait fait de doute pour personne : c’était son propre frère, César, dont son père avait fait un cardinal de Valence.

Une scène affreuse mais secrète avait opposé Alexandre à César. Depuis, chacun au Vatican avait eu l’impression que le véritable maître n’était plus le pape, mais son étrange fils dont on commençait seulement à soupçonner à quel point il pouvait être redoutable.

Lucrèce s’était contentée de pleurer et de s’habiller de deuil, et cela lui convenait. Sa blondeur frêle y devenait plus touchante encore, sa peau claire plus diaphane, ses jolis yeux bleus plus doux. Mais à cette minute, elle oubliait son chagrin, heureuse de l’admiration que ne lui ménageaient pas les yeux de Perrotto.

— Eh bien, s’impatienta-t-elle gentiment. Quelles nouvelles ?

— Il n’y a pas de nouvelles, Madona.

— Vraiment ? Alors pourquoi viens-tu ?

Le jeune homme baissa la tête.

— Pour vous voir… seulement pour vous voir. Depuis que vous êtes partie, depuis que vous vous cachez dans ce couvent, il n’y a plus de soleil dans Rome, plus de lumière au palais. Pardonnez-moi ! Il fallait que je vous le dise.

Si, depuis deux mois, Lucrèce avait fui le Vatican pour enterrer ses dix-sept ans dans ce couvent San Sisto qui avait été celui de son enfance, ce n’était pas avec l’intention d’y pleurer la mort de son frère, mais de s’enfermer avec ses chagrins et de fuir le scandale d’un procès en nullité de mariage.

Quatre ans plus tôt – elle avait alors treize ans –, son père l’avait mariée, sans lui demander son avis d’ailleurs, à l’un de ses condottieri, Jean Sforza, seigneur de Pesaro, qui avait le double de son âge. Depuis, le mariage avait cessé d’être profitable aux Borgia pour plusieurs raisons, la meilleure étant que les Sforza, maîtres de Milan, n’avaient pas apporté au pape toute l’aide qu’il souhaitait lors de la récente incursion en Italie des Français du roi Charles VIII. En outre, leur étoile pâlissait à Milan. Enfin, Sa Sainteté et son fils César souhaitaient joindre Pesaro, la ville du jeune homme, aux États pontificaux.

Partisan des moyens simples, César avait d’abord tenté de faire assassiner Sforza ; mais prévenu par sa femme indignée, le mari avait réussi à s’échapper. Alors, on avait trouvé mieux : le procès en nullité. Cause : l’impuissance du mari.

Après quatre ans de mariage, et aussi les quelques histoires de femmes que Sforza avait eues à Rome, ce procès faisait sourire car la réputation des Borgia était déjà bien établie et il n’était personne chez leurs nombreux ennemis qui ne se plût à répéter que l’on allait essayer de faire passer pour vierge « la plus grande putain de Rome »… ce qui était fort exagéré.

Et Lucrèce, pour fuir le ridicule, le scandale et la boue, était venue s’enfermer à San Sisto. Est-ce qu’après avoir réclamé le droit de faire devant ses juges la preuve de sa virilité, Jean Sforza pris de peur n’avait pas envoyé, depuis Milan, une lettre déclarant qu’il n’avait jamais consommé son mariage pour la bonne raison qu’il était impuissant… ce qui était tout aussi exagéré ?

Depuis ce jour, la jeune femme, humiliée, refusait farouchement de quitter le couvent. Elle avait même fait repousser une attaque en règle des gardes envoyés par son père pour la ramener de force au Vatican. Peut-être parce qu’elle avait peur à présent, et qu’elle ne savait plus très bien de quelle nature étaient les sentiments que lui inspiraient le pape et César : de l’affection, de la crainte… ou du dégoût ? Peut-être aussi parce que l’un et l’autre l’aimaient trop… beaucoup trop, et d’une façon un peu trop équivoque pour un père et un frère.

Que leur politique leur fît considérer son mariage avec Sforza comme sans intérêt à présent était une chose, mais qu’elle acceptât, à cause de cette politique, d’affronter les regards, les sourires entendus, les chuchotements, en était une autre. Elle n’avait jamais aimé Sforza, qui n’était ni beau ni amusant et, jusqu’alors, avait considéré son père et ses frères comme ce qu’il y avait de plus merveilleux au monde, mais elle gardait un sens étrange de sa dignité et cette dignité était blessée.

— Je ne quitterai San Sisto que lorsque je pourrai le faire la tête haute ! avait-elle fait répondre aux divers envoyés du pape.

Aussi, ce soir, considérait-elle avec curiosité le visage ardent de Perrotto. Que croire ? Qu’il l’aimait vraiment ? Au point d’oser cette folie de venir le lui dire au fond d’un couvent ? Ou bien qu’il s’agissait là d’une ruse pour lui rappeler les joies que le monde réserve à une jeune femme très belle et la ramener pieds et poings liés au Vatican ?

Elle n’hésita pas longtemps. Pedro Caldès était beau, jeune, ardent, et si passionnément épris qu’il était impossible de ne pas sentir la sincérité de son amour. Il y avait dans ses yeux sombres d’Espagnol une chaleur qui ne trompait pas. Et puis, pour dire la vérité, la jeune Lucrèce commençait à s’ennuyer ferme au fond de son cher couvent. La compagnie des fleurs, si parfumées fussent-elles, ne pouvait lui suffire longtemps.

Parfois, d’ailleurs, elle éprouvait quelque nostalgie en évoquant son joli palais de Santa Maria in Portico, à la porte même du Vatican, où son père l’avait installée en compagnie d’Adriana Mila et de sa belle-fille, l’éblouissante Giulia Farnèse… devenue quelques mois après son mariage la maîtresse bien-aimée du pape, à qui elle avait donné une petite fille, Laura. Une autre femme avait rejoint ce que l’on pourrait appeler « le harem » : Sancia d’Aragon, fille bâtarde du roi de Naples et mariée à l’insignifiant Joffré, le plus jeune des Borgia. Sancia était une joyeuse fille, qui aimait la vie, les beaux garçons et qui, lorsqu’elle ne trompait pas Joffré avec César dont elle était la maîtresse, s’accordait de rapides passades avec de jeunes Romains bien tournés.