Le pontificat de Paul II, s’il fut agréable pour ses amis, n’allait pas laisser de grandes traces. Le pape aimait mener joyeuse vie, dépensait largement et, sous son règne, le Vatican prit peu à peu les allures d’un lieu de festivités continuelles, malgré l’agitation endémique de Rome qui, toujours partagée entre Orsini et Colonna, ne savait pas ce que c’était qu’une nuit tranquille, sans bagarres et sans meurtres.

Borgia en profita pour s’établir plus commodément dans la cité. Il avait acheté, entre le château Saint-Ange et la place d’Espagne, le groupe de bâtiments qui composaient l’ancienne Monnaie, la Zecca, et converti le tout en un magnifique palais, fastueusement décoré et bourré de tous les trésors qu’il accumulait au fil des jours.

Ce fut là que pénétra, un soir de 1470, une litière hermétiquement close, crottée jusqu’aux rideaux et escortée, comme un trésor, d’une troupe armée jusqu’aux dents.

Cette litière venait de Mantoue et elle apportait à Rodrigue la belle Vannozza, qu’à travers toutes ses aventures féminines, il n’avait pas réussi à oublier.

Tant que Pie II avait vécu, il n’avait pas osé la faire chercher mais, avec Barbo comme pape, il savait n’avoir plus rien à craindre : le nouveau pontife était prêt à lui passer les plus incroyables folies. Or c’en était une que faire venir à Rome, chez lui, et pour en faire sa maîtresse, une femme mariée.

Car Vannozza, à présent, était mariée. Elle avait épousé un certain Domenico de Arignano, personnage falot et de naturel accommodant, qui ne voyait aucun inconvénient à laisser, moyennant finances naturellement, sa femme et le séduisant cardinal Borgia assouvir ensemble leur mutuelle passion. Il s’était donc décidé à effectuer un voyage d’agrément à Venise, tandis que sa belle épouse gagnerait Rome, Rome où il la rejoindrait plus tard, lorsque son fastueux amant l’y aurait installée de façon convenable.

Depuis le jour de leur première rencontre, Vannozza était devenue plus splendide encore. Et lorsque, enfin, il la tint entre ses bras dans la douceur d’une nuit de printemps, Rodrigue connut un bonheur, une plénitude, auprès desquels pâlissaient ses autres aventures. Vannozza était tout ce qu’il aimait : chair douce et somptueuse, caractère tendre et joyeux, ardeur égale à la sienne dans les jeux de l’amour, goût de la beauté et de la vie facile. Enfin elle l’aimait, d’une passion éblouie qui faisait d’elle la plus affectueuse, la plus consentante des esclaves. Et Borgia le fauve impétueux, Borgia le débauché, Borgia le calculateur, Borgia le politique, Borgia qui se voulait semblable au taureau son emblème, Borgia sut pour la première fois de sa vie ce que c’était que la tendresse pour une femme qui n’était pas sa mère.

— D’autres m’ont donné des enfants, lui dit-il. Mais c’est de toi, Vannozza mia, de toi que j’en veux avoir, car ceux-là, je crois… oui, je crois que je les aimerai !

Il n’allait pas tarder à être exaucé…




II


Le trône de Pierre

Toutes les tempêtes de la Méditerranée semblaient s’être donné rendez-vous devant la flotte papale. L’ouragan s’était levé, brutal, imprévisible, dès que l’on eut doublé le cap Corse. À présent, il se ruait avec férocité sur les navires, comme s’il cherchait à les empêcher d’atteindre les côtes de Toscane, que l’on apercevait parfois, presque à portée de la main, entre les déchirures du brouillard.

Debout dans la chambre de poupe avec ses familiers, le cardinal-légat Rodrigue Borgia s’efforçait, au fond de sa mémoire encombrée par le langage trompeur des diplomates et les ruses de l’agent secret, de retrouver les prières naïves de son enfance.

Un an ! Un an qu’il avait quitté Rome à la demande du nouveau pape, Sixte IV, pour s’en aller démêler en Espagne les affaires d’un jeune couple princier aux dents longues. Un an qu’il avait quitté son voluptueux palais de la Zecca, sa belle Vannozza qui venait tout juste de faire une fausse couche, pour retourner, par ordre, au pays natal. Et voilà qu’au retour, le pays d’adoption semblait vouloir lui interdire l’accès de ses côtes. Dieu se déclarait-Il contre lui, par cette tempête qui martelait son navire comme les coups d’un bélier géant, y semant l’épouvante ? Tout avait si bien marché jusqu’à présent… mais peut-être Dieu n’aimait-Il pas les conseils qu’il avait laissés derrière lui ?

L’Espagne connaissait, en effet, au moment de son départ, des difficultés certaines. Son roi, Henri IV, était un homme étrange. On l’appelait le Roi sauvage, ou Henri l’Impuissant, et il n’avait, pour recueillir sa couronne, qu’une fille, mais cette fille, les mauvaises langues en attribuaient la paternité à son favori, Beltran de la Cueva. Sans la moindre preuve d’ailleurs, mais ce mauvais bruit permettait à la jeune sœur d’Henri, Isabelle, de se poser en héritière du trône.

Or, Isabelle, pieuse, austère, ambitieuse et rusée, avait réussi un coup de maître en épousant son cousin (et ennemi héréditaire) Ferdinand d’Aragon. À présent elle voulait la couronne, d’autant plus acharnée que son frère, à l’annonce du mariage, avait proclamé la légitimité de sa fille, cruellement surnommée « la Beltraneja ».

Alors, le nouveau pape avait envoyé Monseigneur Borgia comme le plus apte à ramener l’ordre.

C’était un homme étrange que Sa nouvelle Sainteté, rien de comparable à l’élégant Paul II, mort de la peste en août 1471. Un ancien moine de petite extraction, Francesco de La Rovere, mais ambitieux au-delà du possible, autoritaire et tyrannique. Au physique, un petit homme trapu, dur comme une bille de bois malgré l’onctuosité des graisses, un nez d’aigle et des yeux assortis. Au moral, un fauve féodal, avide d’argent et de gloire mais parfaitement dépourvu de scrupules. En résumé, un bien curieux prêtre, n’aimant que le pouvoir et ses deux neveux : Piero Riario et Giuliano de La Rovere. Et c’était lui pourtant que Borgia avait poussé au pontificat parce qu’il espérait en obtenir beaucoup. Et de fait, il en obtenait beaucoup.

En Espagne, Borgia avait été reçu comme un prince par le pauvre roi. Mais il avait aussi vu Isabelle, il avait vu Ferdinand, et il avait fait son choix. Certes, il avait œuvré à la réconciliation des deux partis : Isabelle et son frère s’étaient embrassés. Mais… mais le beau cardinal avait en partant laissé quelques conseils : pourquoi ne pas célébrer cette réconciliation par des fêtes, un grand festin, par exemple ? Un festin à la suite duquel le roi, qui mangeait toujours énormément, pourrait souffrir d’indigestion{2}.

En attendant, l’aimable négociateur revenait vers Rome chargé de présents par le roi… et de promesses par Ferdinand et Isabelle. De belles promesses : le jour du couronnement, le jeune Pedro-Luis, l’enfant espagnol de Borgia, recevrait le titre perpétuel et héréditaire de duc de Gandia. Mais tout cela ne serait-il que fumée par la faute d’une mer qui semblait vouloir lui interdire le retour au pays ?

Il était temps peut-être de faire sa paix avec Dieu, dont la lourde main était dressée au-dessus de lui. Déjà, l’une des trois galères venait de sombrer, noyant cent quatre-vingt-douze personnes dont trois évêques, la deuxième avait disparu derrière des montagnes d’eau grise, et le maître de la troisième venait aux genoux du légat, implorant l’absolution « in articulo mortis ».

— La quille est rompue, Monseigneur, et nous ne gouvernons plus.

Alors, Borgia se laissa tomber à genoux auprès de cet homme simple qui n’avait rien à se reprocher.

Durant des heures, le navire dansa comme un bouchon sur l’eau folle, mais la mort n’était pas pour tout de suite. Au matin, comme lancée par une main géante, la galère désemparée fut jetée à la côte. Borgia avait perdu la majeure partie des trésors ramenés d’Espagne, mais il était vivant.

À Rome, le pape lui réserva un accueil flatteur. Le légat avait parfaitement mené les négociations et de nouveaux biens vinrent s’ajouter à ceux qu’il entassait déjà. Il retrouva son palais, sa douce Vannozza qu’il avait installée, avec son mari, dans une belle maison de la place Pizzo di Merlo, proche de la Zecca.

Les effusions du retour furent si chaleureuses que bientôt la jeune femme se retrouvait enceinte et, au printemps 1474, mettait au monde un beau garçon, qui reçut le prénom de Juan et que son père tout de suite adora.

Borgia trouvait de grands délassements auprès d’une maîtresse qui se comportait envers lui comme une épouse, avec la bénédiction d’un mari plus que complaisant. Mais sa vie publique était si éprouvante que ce havre de paix lui était devenu indispensable. Sixte IV, en effet, était loin d’être un pape de tout repos.

Attaché surtout à l’ascension des siens, il couvrait ses neveux de charges, de bénéfices et d’or. Piero Riario était devenu cardinal, Giuliano de La Rovere aussi. Quant au troisième, Girolamo Riario, ancien douanier, espèce de brute avide et antipathique à souhait, Sixte comptait l’établir richement.

Par l’entremise de Borgia, il obtint pour lui la main de la jeune Catherine Sforza, fille bâtarde du duc de Milan. À onze ans, l’enfant ravissante et blonde, instruite, artiste et cultivée comme toute princesse de la Renaissance, fut mariée à cette brute, qui exigea, malgré la coutume, d’user, au soir même de ses noces, du droit de l’époux avant de la ramener quasi captive à Rome.

Une jolie femme ne pouvant laisser Borgia insensible, une amitié se noua entre lui et l’épouse-enfant, et quand elle mit au monde un fils, il en fut le parrain. Ce mariage auquel il avait travaillé lui inspirait une gêne. Il détestait Riario et trouvait que le pape en faisait trop pour lui. Et quand Sixte, pour assurer à son neveu bien-aimé un état princier, fomenta à Florence la célèbre conspiration des Pazzi destinée à abattre les Médicis, pour donner leur ville à son neveu, Borgia essaya de tout son pouvoir de faire échouer le projet.