Juliette Benzoni




SUITE ITALIENNE




© 2005, Éditions Bartillat




Juliette Benzoni est née à Paris. Fervente lectrice d’Alexandre Dumas, elle nourrit dès l’enfance une passion pour l’histoire. Elle commence en 1964 sa carrière de romancière avec la série des Catherine, traduite en plus de 20 langues, série qui la lance sur la voie d’un succès jamais démenti jusqu’à ce jour. Elle a écrit depuis une soixantaine de romans, recueillis notamment dans les séries intitulées La Florentine (1988-1989), Le boiteux de Varsovie (1994-1996), Secret d’État (1997-1998) ainsi que Les Chevaliers (2002-2003). Outre la série des Catherine et La Florentine, Le Gerfaut des brumes et Marianne ont fait l’objet d’une adaptation télévisuelle.

Du Moyen Âge aux années 30, les reconstitutions historiques de Juliette Benzoni s’appuient sur une documentation minutieuse. Vue à travers les yeux de ses héroïnes, l’Histoire, ressuscitée par leurs palpitantes aventures, bat au rythme de la passion. Figurant au palmarès des écrivains les plus lus des Français, elle a su conquérir 50 millions de lecteurs dans plus de 20 pays.




Plaisir léger, volage, fugitif qu’accompagnent mille tourments, à travers l’éclat trompeur dont tu nous éblouis, tu caches des maux cruels et ta riche et brillante parure couvre des monstres hideux…

Laurent de Médicis





Avant-propos

L’Italie ! Bien avant de porter l’un de ses vieux noms, elle a occupé mon imagination. Je devais avoir quatorze ou quinze ans lorsque le virus m’a frappée. Cette année-là, André Chamson, alors conservateur du Petit Palais, avait littéralement pillé les musées de la Péninsule, en particulier les Offices de Florence, pour une fabuleuse exposition et, durant des mois, l’Art italien – c’était son titre – a fait courir Paris, la France et une partie de l’Europe du Nord. De Cimabue à Tiepolo – le programme annoncé –, les plus belles œuvres de l’Angelico, d’Uccello, de Botticelli – j’avais un faible pour la Madone à la grenade –, Ghirlandaio, Verrochio, Vinci, Raphaël, Michel-Ange, Titien, Véronèse, Piero délia Francesca sont venus couvrir de leur splendeur les cimaises du palais. C’était un éblouissement que j’ai dû aller contempler une douzaine de fois avec ma mère, mon collège, des amies, des cousins de province, tout ce qui me tombait sous la main pour avoir une occasion d’y retourner. C’était magique !

L’histoire de l’art étant développée de bonne heure dans la chère maison chargée de m’orner l’esprit tout en m’enfonçant dans la tête les ingrédients nécessaires à un baccalauréat convenable, je connaissais déjà les principaux de ces peintres, mais isolément. Leur réunion me fit l’effet d’un feu d’artifice et comme d’habitude, je me suis tournée vers l’Histoire afin d’en apprendre un peu plus sur les personnages de ce monde fascinant, inquiétant aussi par ses ombres, ses contrastes. Les chroniques de Stendhal pour la musique et quelques solides historiens pour les paroles, l’Italie de la Renaissance est un opéra fantastique où le sang et la boue servent de fertilisant à l’épanouissement d’une beauté surhumaine renouvelée de la Grèce antique et des raffinements d’une mosaïque de principautés menées par des personnages de contes fantastiques. Parce que cette Italie-là, qui ne porte pas encore son nom, cela s’écrit Médicis, Borgia – des Espagnols pourtant, comme les Aragon de Naples –, Este, Sforza, etc. Tous mécènes hauts en couleur, épris d’un certain art de vivre mais cruels, débauchés, parfois féroces et sans le moindre souci de la vie humaine, à l’image de César Borgia, vénéré de Machiavel, qui en a fait « le Prince », mais dont le masque de velours brodé d’or cache les ravages de la syphilis…

Les femmes sont à la hauteur de leur démesure, qu’elles soient victimes ou souveraines. Leur beauté a traversé le temps, en route pour l’éternité, leurs excès un peu moins, mais à soulever le coin du voile des siècles, cette « Suite italienne » souhaite leur restituer leur réalité humaine en révélant ce qu’ont caché de douleur, de haine ou de résignation les brocarts scintillants de leurs robes.




Borgia  (ROME)




I


Les fondateurs

Mal éclairée par deux torches brûlant dans des anneaux de bronze, la chambre mortuaire, pillée et saccagée, semblait avoir subi le passage d’un typhon. Les tableaux, les tentures avaient été arrachés, les meubles forcés pour en enlever le contenu. Il n’y avait plus un seul livre dans les coffres, plus un objet sur les tables ou les crédences, plus un tapis sur les dalles de marbre noir. Les serviteurs, en faisant main basse sur toutes choses, avaient même emporté la courtepointe de damas rouge du lit. Quant au cadavre, mal couvert d’un froc de bure déchiré, il gisait en travers des matelas privés de draps, sa tête blanche pendant grotesquement vers le sol. Et cependant, ce corps misérable déjà raidi par la mort était celui d’un pape : Calixte III.

L’homme qui venait d’entrer contempla un instant le spectacle puis, pliant les genoux, se laissa tomber au pied de la couche funèbre et se mit à prier, sourd au vacarme insensé qui montait des rues de Rome et des quais du Tibre où se déchaînait la populace.

C’était un homme de vingt-six ans, grand et vigoureusement bâti avec, dans ses attitudes habituelles, une sorte de majesté. Son visage plein aux lèvres charnues, au long nez courbe, était animé par de grands yeux sombres, si brillants qu’ils semblaient jeter des éclairs. À la fois lumineux et insolents, ils brûlaient au fond des orbites comme des chandelles. Le teint basané trahissait quelques gouttes de sang maure dans le corps pétri de muscles puissants et de nerfs d’une finesse quasi animale.

Sa prière achevée, Rodrigue Borgia se releva et, les sourcils froncés, fit du regard le tour de la chambre. Il ne restait vraiment rien qui permît d’arranger, si peu que ce soit, la couche mortuaire. Alors, s’approchant du cadavre de son oncle, il le souleva dans ses bras et l’emporta jusque dans la basilique Saint-Pierre, déserte à cette heure de la nuit et close. Mais, cardinal et vice-chancelier de l’Église, Rodrigue savait comment entrer sans demander la permission au bedeau.

Là, au moyen de ce qu’il put trouver dans la sacristie, il réussit à dresser un catafalque assez convenable sur lequel il étendit le défunt pape, revêtu des plus beaux ornements sacerdotaux que purent lui fournir les armoires. Enfin, il alluma les cierges et, s’agenouillant à nouveau, reprit sa prière.

Il s’en voulait d’avoir dû laisser le vieillard se débattre seul, à son heure dernière, avec les affres de l’agonie. Mais Calixte lui-même l’avait exigé.

— Sauve ton frère, Rodrigue ! Si tu ne l’aides pas, il est perdu. Tu es plus fort que lui… plus intelligent. Il faut qu’il quitte Rome, sinon ils le tueront.

Ils ?… Rodrigue n’avait pas eu besoin de traduction. Ils, c’était Rome tout entière ou presque, Rome qui exécrait la famille du pontife et n’avait même pas attendu son dernier soupir pour se lancer à la curée.

Depuis qu’Alfonso de Borja de Torreta, cardinal de Valence, avait coiffé la tiare sous le nom de Calixte III, il n’avait eu au monde que deux passions : la croisade qu’il voulait lever contre le Turc implanté (depuis 1453) dans Constantinople écrasée, et l’amour qu’il vouait à ses neveux, fils de sa sœur Isabelle.

De l’aîné, Pedro-Luis, il avait voulu faire un soldat et lui en avait donné tous les moyens : capitaine du château Saint-Ange, préfet de Rome, gonfalonier de l’Église, seigneur de Terni, de Spolète, d’Orvieto, Pedro-Luis pouvait être un chef…

À Rodrigue, le prélat avait réservé les dignités ecclésiastiques. À dix-sept ans, il l’avait fait, venir de sa petite ville natale de Jativa, en Espagne, près de Valence, pour lui faire donner une éducation juridique. Puis, devenu pape, il avait fait pleuvoir sur lui les honneurs : à vingt-quatre ans, Rodrigue devenait cardinal, au titre de Saint-Nicolas-in-Carcere, puis vice-chancelier. Autrement dit, on l’avait revêtu de la plus éminente dignité après celle du pape, dont il était « l’œil droit ».

Intelligent, fin diplomate, doué d’une voix envoûtante et d’un réel talent oratoire, Rodrigue n’avait pas déçu Calixte. Mais Pedro-Luis, soudard sans finesse, ne tarda pas à se faire haïr par ses brutalités et ses exactions. Aussi, à peine le peuple de Rome avait-il appris la maladie du pape qu’il s’était lancé à « la chasse aux Catalans{1} », traquant tous les serviteurs et amis des Borgia, saccageant leurs demeures et leurs palais. La puissante faction des Orsini, ennemie jurée de celle des Colonna avec qui elle se partageait les rues et les nuits de Rome, menait l’assaut et, pour le moment, elle avait le dessus.

À trois heures du matin, ce même 6 août 1458, Rodrigue, aidé par son ami, le cardinal vénitien Barbo, qui lui avait fourni une escorte Colonna, réussit à faire sortir de Rome Pedro-Luis et l’accompagna jusqu’à mi-chemin d’Ostie, où l’aîné des Borgia espérait retrouver une galère chargée de ses biens les plus précieux. Puis il l’abandonna à son sort pour revenir courageusement dans Rome. Ce fut pour trouver Calixte mort et dans l’état que l’on sait.

Rodrigue savait bien qu’il risquait sa vie, que la première bande de pillards venue pouvait le reconnaître et le massacrer. Mais il savait aussi qu’aucune force humaine ne lui ferait quitter cette ville où il avait été le second personnage, où il avait presque régné, où il espérait régner encore. Qu’il s’enfuie comme Pedro-Luis et c’en serait fait de l’œuvre de Calixte et de l’implantation victorieuse des Borgia sur la terre italienne…